.Combats sans code d'honneur
 
 

Article initialement publié sur le site Une porte, reproduit ici avec l'autorisation de l'auteur.

partie 1

Équivalent japonais des Camorra, Mafia et autre Cosa Nostra, le phénomène yakuza prit véritablement naissance au coeur même de la l'ère Togugawa (1602-1867) lorsque la corporation des Bakuto (joueurs professionnels) et celle des Tekiya (marchands ambulants) qui commerçaient le long de l'artère reliant les villes d'Edo et Kyoto décidèrent de s'organiser l'une comme l'autre en groupes hautement hiérarchisés afin de mieux défendre leurs intérêts respectifs. Le nom de yakuza (littéralement 1, 9 et 3, soit la combinaison de cartes perdantes au jeu de Hanafuda) fut, par dérision, choisi par les membres des groupes Bakuto pour dénommer leur nouvelle association. Très rapidement cette appellation finit également par désigner les membres de la corporation des Tekiyia. Extrêmement organisées, ces gildes étaient régies par tout un ensemble de règles et d'usages très inspiré de la philosophie des samouraïs et de leur code Bushido désigné sous le terme de Jingi (devoir). Cette ligne de conduite, que tout yakuza se devait d'impérativement respecter à la lettre, prévoyait notamment une fidélité absolue à l'Oyabun, le cacique du groupe, pouvant aller jusqu'au sacrifice ultime. Structurés selon un modèle de type familial (à la différence, par exemple, de la mafia sicilienne qui avait, elle, pris pour modèle l'ordonnancement des légions romaines) les gangs de yakuza instaurèrent à l'époque de leur création l'utilisation du vocable Aniki (frère) pour permettre a leurs hommes de se désigner entre eux tandis que la figure paternelle du groupe, l'Oyabun, regroupait l'ensemble de ses subordonnés sous le terme générique de Kobun (fils). La dévotion que les yakuza semblaient porter aux idéaux chevaleresques inscrits dans leur Jingi leur gagnat presque immédiatement un inconditionnel élan de sympathie générale qui alla bientôt jusqu'à les placer juste à la droite des vertueux chevaliers samouraïs parmi ces héros entièrement dévoués à la défense du faible et de l'opprimé qui peuplaient alors l'imagerie populaire. Toutefois, en dépit de cette flatteuse image publique, l'organisation yakuza n'avait pour principales préoccupations que l'expansion de son cercle d'influence et son accroissement économique. On assista ainsi au fil des années à un glissement des occupations traditionnelles du groupe (le jeu et le commerce) vers des domaines franchement plus lucratifs bien que désormais de nature parfaitement illicite. Désormais en passe de devenir partie prenante d'une organisation criminelle à part entière étendant son emprise sur l'ensemble du territoire nippon, les familles yakuza purent ainsi radicalement diversifier leur champ d'action, englobant dès lors des activités telles que la prostitution, l'extorsion et les trafics en tous genres.

Le cinéma ne tarda bien entendu pas à s'approprier ce phénomène et des le milieu des années 20, les exploits des yakuza se voyaient illustrés sur grand écran au travers d'oeuvres telles que « Chuji Tabi Nikki : Goyo hen/A Diary of Chuji's Travels » du réalisateur Daisuke Itô. Dépeignant généralement les yakuza sous les traits de justiciers solitaires immanquablement écartelés par de cornéliens cas de conscience dans lesquels s'opposaient de façon parfaitement irréconciliables leur conception du Giri (devoir envers le clan) et du Ninjo (aspirations personnelles) ces films, précurseurs du courant Ninkyo Eiga (littéralement : films exaltants les vertus chevaleresques), ne firent que propager durant de longues années une vision hautement romantique, mais aussi parfaitement erronée du monde des yakuza en les réduisant à d'archétypales représentations du chevalier errant toujours prompt à se lancer à la rescousse de la veuve, de l'orphelin ou encore à laver dans le sang tout manquement à l'honneur de sa caste. Le brusque regain de popularité que connut le cinéma japonais après les années noires de la guerre et leur interminable cortège de films de propagande amena tout naturellement les producteurs nippons à se pencher à nouveau sur les vieilles recettes qui avaient fait les beaux jours de leur industrie à l'aube du déclenchement du conflit mondial. C'est ainsi que les Ninkyo Eiga refirent progressivement leur apparition sur les écrans pour finir par s'imposer au début des années soixante comme l'un des courants les plus populaires du cinéma de genre japonais. Naguère spécialisé dans le drame historique et le film en costume, la Toei traversait à cette époque une période extrêmement difficile, puisque ces deux genres cinématographiques qui avaient depuis sa création assuré la renommée du studio étaient en passe de se faire désormais presque exclusivement phagocyter par la télévision. Voyant une frange considérable de ses spectateurs les plus assidus délaisser les salles obscures au profit du petit écran, les pontes de la Toei réalisèrent très rapidement qu'il ne leur restait plus qu'une alternative, s'adapter ou disparaître. Le salut vint en 1963 d'une petite production intitulée « Jinsei Gekijo: Hisha Kaku » et réalisée Tadashi Sawashima qui suscita, à la surprise générale, un véritable engouement. Offrant à des comédiens tels que Takakura Ken et Koji Tsuruta l'opportunité d'incarner pour la première fois ces personnages de yakuza chevaleresques qui allaient bientôt s'imposer comme la marque de commerce de la Toei, ce succès inespéré allait, en donnant naissance à toute une série de suites et de déclinaisons, sauver le studio de la faillite et relancer durablement la mode du Ninkyo Eiga.

En tant que réalisateur presque exclusivement appointé par la seule Toei, Kinji Fukasaku fut bien évidemment à de nombreuses reprises pressé d'exploiter à son tour ce si fructueux nouveau filon cinématographique. Pourtant, en dépit de la fascination que le monde du crime et les milieux interlopes semblaient exercer sur lui, le réalisateur n'apparaissait franchement pas disposé à désirer s'illustrer dans le domaine du Ninkyo Eiga. Déjà irrité par la place de plus en plus prépondérante que les membres de gang de yakuza semblaient vouloir prendre au sein de la Toei (engagés au départ en tant que conseillers techniques ils étaient désormais si impliqués dans tous les stades de la production que le studio fut, à plusieurs reprises, soupçonné de collusion avec la pègre), Kinji Fukasaku ne tenait pas particulièrement à compromettre son intégrité dans la réalisation de l'un de ces portraits hagiographiques de criminel notoire dont le studio se faisait désormais une spécialité. En effet, l'infiltration de l'industrie cinématographique par les membres des yakuza répondait à une double logique : tout d'abord un objectif d'ordre purement pécuniaire, car cette mainmise sur un studio procurait aux gangs une non négligeable source de revenus divers (cachets, participation au bénéfices ainsi que la possibilité de «laver» de l'argent sale en injectant des fonds de provenance douteuse dans un projet pour ensuite récupérer la somme investie sous forme de royalties licites) ainsi qu'une finalité plus spécifiquement logistique puisque la glorification effrénée que les Ninkyo Eiga faisaient des rites et coutumes du crime organisé facilitait grandement l'enrôlement tous azimuts des Chinpira, ces jeunes recrues assignées aux tâches les plus ingrates et souvent les plus dangereuses des gangs de yakuza. Inutile donc de préciser que Kinji Fukasaku ne voyait pas d'un très bon œil l'implication de plus en plus ostensible de ces gangsters dans le domaine cinématographique (certains yakuza notoires tels Noburo Ando entamant même une prolifique carrière de scénariste et de comédien), pas plus d'ailleurs que la fraternisation excessive de certaines stars «maison» (entre autres Takakura Ken et Koji Tsuruta pour ne pas les citer) avec ces tapageurs nouveaux partenaires. Sous la pression du producteur Koji Shundo (père de celle qui allait bientôt devenir la star féminine incontestée du Ninkyo Eiga, Junko Fuji), Kinji Fukasaku fut néanmoins sommé de se lancer en 1967 dans la réalisation de deux de ces films tout entiers consacrés à l'exaltation des vertus chevaleresques de l'univers des yakuza. En résultèrent « Kaisan Shiki » et « Bakuto Kaisan Shiki » qui ne remportèrent pas, et pour cause, un grand succès auprès du public, le réalisateur s'étant employé tout au long de ce deux films à pervertir et à détourner de leurs objectifs habituels tous les clichés et les poncifs du Ninkyo. L'histoire ne dit pas comment le producteur Koji Shundo, qui semble-t-il ne portait déjà pas Kinji Fukasaku dans son cœur, réagit à ce véritable camouflet mais cela explique peut-être pourquoi la Toei ne s'opposa point au fait que le réalisateur aille pour un temps finaliser ses projets plus personnels au sein d'un studio concurrent, la Shochiku.

Néanmoins la manne inespérée que les Ninkyo Eiga firent pleuvoir sur la Toei tout au long des années soixante commença à sérieusement s'essouffler au tout début de la décennie soixante-dix. Malgré l'adjonction d'éléments aussi bassement racoleurs que l'érotisme, le sado-masochisme et autres scènes de viol, (donnant au passage naissance à un sous-genre nommé Koshoku Rosen), la fréquentation des salles tombait dramatiquement en flèche, sonnant ainsi le déclin annoncé des années d'or du Ninkyo Eiga. Ayant regagné le bercail de la Toei après ses stimulantes expériences menées sous la tutelle de la Shochiku puis de la Shinsei Eigasha, Kinji Fukasaku reprit en 1971 le chemin des plateaux de la compagnie qui avait vu ses débuts, retrouvant pour l'occasion ses complices scénaristes Fumio Konami (« Nihon Boryoku-dan Kumicho/Japan organized Crime Boss ») et Hirô Matsuda (« Kuro Bara no Yakata/Mansion of the black Rose ») afin de concocter le roboratif « Bakuto Gaijin Butai/ Guerre des gangs à Okinawa ». Mettant en vedette les stars «maison» Noburo Ando et surtout l'excellent Tomisaburo Wakayama (impeccable incarnation du Itto Ogami, l'impavide héros de la série « Kozure Okami/Baby Cart » et frère du comédien Shintaro Katsu qui personnifia durant près de 30 ans le personnage du sabreur aveugle Zatoichi), ce petit film d'action sans grandes prétentions racontait les mésaventures d'un groupe de yakuza expulsé de Tokyo venant semer la zizanie entre les deux factions rivales d'un même gang d'Okinawa au but de les affaiblir suffisamment afin de leur ravir leurs positions respectives. Profitant de l'occasion pour adresser toutes une série de clins d'œil à certains de ses metteurs en scène favoris (on reconnaîtra aisément, à l'énoncé du scénario évoqué ci-dessus, au choix une relecture du « Yojimbo » d'Akira Kurosawa ou du « Per un Pugno di Dollari » de Sergio Leone), Kinji Fukasaku offrit, pour la première fois à la Toei, les prémisses d'une alternative viable au défunt Ninkyo Eiga en ébauchant une peinture radicalement plus réaliste du monde de la pègre.