.O Haru, femme galante
 
Titre original:
Saikaku Ichidai Onna
   
Réalisateur:
MIZOGUCHI Kenji
Année:
1952
Studio:
Shin Toho
Genre:
Drame
Avec:
TANAKA Kinuyo
MATSURA Tsukie
SUGAI Ichiro
MIFUNE Toshiro
 dre
Un ange passe...

Jaloux du succès mondial du Rashomon d'Akira Kurosawa, Mizoguchi présente au directeur de la Shintoro un projet très personnel, jadis refusé par une autre compagnie de production. Réalisé dans des conditions difficiles, Oharu, femme galante devient pourtant un chef-d'œuvre du cinéma japonais, la quintessence même de tous les thèmes obsessionnels du cinéaste.

Devant la statue d'un Bouddha la prostituée vieillissante Oharu croit discerner le visage de son ancien amant décédé et passe sa vie en revue. Après la mort par décapitation - pour cause d'amour interdit entre différentes classes - de son amant, Oharu et sa famille sont exilés. Fortement endetté, son père la vend à un riche Seigneur pour lui assurer une descendance. Rejetée par la femme de ce dernier, la vie d'Oharu se transforme en chemin de croix : courtisane, elle trouve un honnête travail auprès d'une famille de marchands. Chassée, elle épouse un homme, qui sera assassiné peu de temps après. Cherchant à intégrer un monastère, un mauvais concours de circonstances la conduit à officier comme prostituée. Seule lueur d'espoir lui restant, son fils la quémande à l'ancienne cour de laquelle elle a été rejetée…

Oharu était un projet tenant beaucoup au cœur de Mizoguchi. Adapté d'un roman du célèbre écrivain Saikaku Ihara, le réalisateur y trouvait tous les thèmes, qu'il n'a cessé d'explorer tout au long de sa riche carrière. Roman historique, le drame d'une jeune femme spoliée par la cruauté des hommes était pourtant toujours d'actualité, même si le cinéaste donnait une nouvelle fois des recommandations très précises à son scénariste Yoshikata YODA pour lui donner une tournure encore plus proche de son époque. Oharu représente l'aboutissement même du mélodrame si cher au cinéaste, mâtinée à un portrait de femme esquissée en toute sensibilité. Apogée de la représentation acerbe des hommes, le réalisateur ne saura donner pire reflet de leur lâcheté et fourberie par la suite.

A l'origine écrit à la fin du XVIIe siècle, l'écrivain Saikaku dénonçait l'oppression abusive de la femme dans un système figé essentiellement masculin. Mizoguchi s'empare à merveille du matériel d'origine, renforçant encore d'avantage son portrait vitriolé d'une société soumise à des lois hypocrites et un pouvoir unilatéral ; plus vrai encore durant l'époque trouble de la réalisation du film marqué par la difficile cohabitation entre un pouvoir répressif et l'occupant américain. A une époque, où nombre de réalisateurs (Kobayashi, Ishikawa) osaient finalement dénoncer ouvertement les travers de la société japonaise, Mizoguchi s'y attelait avec plus de subtilité et de finesse en transposant sa décharge politique à une époque révolue, mais pourtant dite fondatrice de l'Etat actuel. Femme anonyme dans le roman originel de Saikaku, Mizoguchi la désigne - de par le titre explicite et dès la première phrase prononcée en début du film - par un nom propre. L'identification du personnage est ainsi voulue et revendiquée. Autant l'héroïne de l'histoire se dérobe-t-elle derrière paravents ou vêtements pour ne pas avoir à affronter le regard d'autrui, autant le spectateur est irrémédiablement proche d'elle.

Comme rarement ailleurs dans la riche filmographie de Mizoguchi, la descente vertigineuse de son personnage principal est entièrement due à une cause à effets des hommes. Oharu perd l'amour de sa vie, car la différence sociale d'avec son amant est jugé déshonorant par le rigide système en place. Exilée, elle cause les malheurs de ses parents et sera vendu par son père comme une vulgaire ''reproductrice'' à un riche Seigneur. Là encore, une rigide institution encourageant ce genre de choses, la met face à un homme peu scrupuleux, qui l'évincera de sa vie dès que voulu. Reconstruisant fastidieusement son identité, elle ne peut se défendre contre le harcèlement de son employeur ; d'autres assauts sexuels détruiront également son avenir, lorsqu'elle cherche à intégrer un monastère ou se refait comme courtisane. Si Mizoguchi avait déjà montré que par la seule ''supériorité'' masculine, des femmes n'avaient aucune chance de se sortir de leur difficile condition - tel que dans le futur superbe ''Rue de la honte'' - jamais encore il avait aussi clairement désigné du doigt la responsabilité dans une véritable descente aux enfers, l'oppression ultime de la femme. Véritable objet, la brillante illustration par la pièce des marionnettes - par laquelle Mizoguchi avoue une nouvelle fois sa passion pour le théâtre - symbolise Oharu comme une simple marionnette de la vie, manipulée par les fils dirigés par les hommes seuls (l'art du jonturi était d'ailleurs exclusivement réservé aux seuls hommes).

Profondément pessimiste, le personnage d'Oharu traverse tout le film tel un fantôme. Se grimant de poudre blanche, flottant souvent dans des amples vêtements cherchant à la dérober du regard d'autrui, elle est proche du royaume de la mort. Cherchant d'ailleurs à se suicider lors d'une poignante séquence, seule sa force innée l'empêche de rejoindre les cieux plus tôt ; sa seule vitalité explose dans son cinglant cri de peine à l'égard de son fils : ''Je lui ai donné la VIE''. Kinuyo Tanaka - de retour d'un détour cinématographique américain de pénible souvenir - se donne à fond dans le rôle d'Oharu. Réservée, intimidée, elle ne se dépareille à aucun moment de sa grâce et fluidité de mouvement, même dans le pire des malheurs. Elle est l'incarnation parfaite de la dignité féminine dans un monde de brutes.

La mise en scène si spécifique à Mizoguchi prend ici toute sa valeur. Dépouillée, ses plans larges gardent une distance émotionnelle d'autant plus poignante, notamment dans les scènes parmi les plus dramatiques, comme lors de la tentative de suicide, de la séparation et des retrouvailles de son fils. Les quelques rares plans rapprochés - étonnants de la part du réalisateur - sont totalement justifiées. Il se sert également des éléments de décor, cache sans cesse celle qui ne veut être vue dans sa difficile condition. Du très grand art et une humble expérience cinématographique.

Le film a gagné le Prix de la Mise en Scène au Festival de Venise l'année suivante. A noter la rapide apparition de l'immense Toshiro MIFUNE dans le rôle d'un samouraï de basse classe, qui est décapité ; comme si Mizoguchi y avait adressé un clin d'œil ironique à ses collègues réalisateurs qui avaient fait de Mifune le grand interprète mondialement célébré…
 
Bastian Meiresonne