. L'Archipel désert
 
Titre original:
Mujin Retto
   
Réalisateur:
KANAI Katsu
Année:
1969
Studio:
Kanai Katsumaru Prod
Genre:
Avant-Garde
Avec:
KUSHIDA Kazuyoshi
SAZAWA Hiroshi
KUBO Akira
OKATA Hisako
 dre

Cadavre-exquis

Figure emblématique du cinéma underground japonais, Katsu Kanai a d’abord vécu de l’intérieur le système des studios avant de prendre le large vers des circuits de production en marge. Travaillant sous la houlette de techniciens tels Michio Takahashi et Setsuo Kobayashi, il quitte la Daiei en 1964 pour s’établir en tant que cameraman freelance. En 1968, il fonde la compagnie Kanai Katsumaru Productions pour réaliser la trilogie de la ‘Voie lactée souriante’. Un projet constitué de L’Archipel désert (Mujin retto, 1969), Goodbye (1971) et Le Royaume (Okoku, 1973) qui se veut un manifeste d’un langage cinématographique résolument moderne. Premier volet sous titré ‘Chapitre de l’Humain’, L’Archipel désert se porte en fier étendard d’un mouvement idéologique basé sur les preceptes de l’influent Nagisa Oshima où l’expérimentation et la remise en cause des théories de l’image en sont le ciment même. En effet de par son recours systématique à la complication, au grotesque et au nébuleux, le film de Kanai s’inscrit en plein dans une mouvance rebelle se plaisant à afficher une rupture thématique et stylistique nette avec le monde du cinéma commercial. Une pose auteurisante doublée d’un circuit de distribution original, souvent à l’occasion d’happening pour happy-few, qui a paradoxalement limité sa reconnaissance internationale à des évènements ponctuels impulsés par des ‘initiés’ tels Max Tessier ou Tony Rayns.

Extravagante allégorie, L’Archipel désert se dévoile comme un cadavre-exquis où des digressions surréalistes façonnent la fuite en avant d’un personnage central, projection affirmée du cinéaste. Illustrant ce que l’auteur décrit modestement comme ‘L’Existentialisme selon Katsu Kanai’, le film brosse une peinture fantasmée vu par le prisme d’un homme en perte de repère, complètement déconnecté du terreau social. L’Archipel désert est une allégorie d’un Japon nu et fragilisé d’après-guerre où ne subsistent que de rares humains apathiques évoluant dans des campagnes et rues vidées de toute trace de vie. Sur un canevas linéaire (la fuite en avant d’un homme allant exhorter à la révolte des citoyens ‘prisonniers’), Kanai brouille les pistes en bousculant sa structure narrative. Course folle vécue de l’intérieur du cerveau halluciné de l’auteur, le récit se construit via une succession alambiquée de séquences surréalistes où le recours intensif aux symboles entraîne le spectateur dans un monde déroutant. Si les thématiques abordées par L’Archipel désert restent pour le moins confuses, il faut prendre cette obscurité comme partie même d’un projet de cinéma où l’hallucination grotesque et la surprise en constituent les motivations premières. En phase avec son sujet, le traitement stylistique appuie cette orientation en recourant à moult expérimentations visuelles et sonores suggérant la déréalisation d’un Japon à l’agonie, incapable de se reconstruire.

L’introduction du film nous montre un homme hagard traîné pieds nus par un officiel à travers une vaste étendue neigeuse. Dans un style purement expressionniste aux noirs et blancs profonds, Kanai compose de larges plans pesants venant accentuer la présence massive d’un sombre monastère. Convoqué à un ‘procès’ diligenté par une assemblée de nonnes, l’homme se voit torturé physiquement et moralement pour bientôt renaître (littéralement) en homme idéologiquement ‘vierge’. Kanai lance ainsi une fronde contre les doctrines religieuses moralisatrices, thème qu’il appuie par l’illustration de la frustration sexuelle de religieuses finissant extatiques sur le corps agonisant de l’homme. Une imagerie sulpicienne et sulfureuse superbement composée par une fetichisation de l’uniforme religieux se détachant d’un arrière-plan obscur supprimant la profondeur de champ et rehaussant des motifs plats d’où se détache le regard ambiguë de l’assemblée féminine. Une orientation graphique renforcée de nombreuses surimpressions et jeux de proportions achevant de plonger le monastère dans un décorum halluciné et décadent où résonnent les rires hystériques des protagonistes.

En rupture graphique complète avec ce préambule, le récit débute véritablement sous forme d’une fuite éperdue qui trouvera son terme dans un épilogue ambigu et désabusé où le plan final de la figure religieuse semble signifier l’échec irrémédiable de toute entreprise solitaire de révolte. Une course qui passe par des campagnes désolées pour ensuite s’arrêter dans un bidonville dépeuplé, filmé en plans rapprochés/tremblés via caméra à l’épaule et où la pénombre prend des atours sinistres. L’homme va alors douloureusement accoucher (par le dos !) d’un enfant (métaphore de la phase de croissance de l’être ‘vierge’) qu’il va porter dans la suite de son parcours. Un périple qui croisera un gunfight champêtre où une nonne mitraille sans pitié un résistant esseulé sur fond de musique country bientôt plombée par une salve stroboscopique d’images morbides de la Seconde Guerre mondiale. La femme va alors s’emparer des plumes (d’anges ?) que la victime repend dans sa chute. Passé inaperçu, le protagoniste poursuit son chemin via l’entremise de longs plans fixes inquisiteurs procédant par zoom progressifs le cadrant dans sa fuite. La bande-son procède de même par décalage, post-synchronisée et volontairement asynchrone, elle appuie le flottement diffus de cet univers et injecte des bruitages outranciers et effets d’échos (la nonne dévorant les plumes, le souffle haletant de l’homme contrastant avec la voie innocente de l’enfant). Se rapprochant lentement d’un univers urbain (plan d’immeubles délabrés et de cheminées industrielles lentement scrutées) , l’homme prend place dans un train fantomatique pour voir l’enfant se transformer en un adulte assimilé à un symbole d’oppression se faisant finalement poignarder sauvagement par son ‘jumeau rebelle’.

A cette succession de séquences ‘sensorielles’ aux articulations confuses, Kanai compose la seconde moitié du métrage tel un happening en référence directe à l’activisme de rue tel que pratiqué par les troupes de théâtre de l’époque comme celles menées par les charismatiques Shuji Terayama et Juro Kara. Appuyant le délire du projet, Kanai figure l’omniscience fantasmée du ‘héros’ par des plans surprenants (tête géante posée sur le toit d’un immeuble à l’écoute de ses occupants ; figure déiste flottant dans le ciel tokyoïte). Afin de symboliser l’impuissance de ses concitoyens aliénés, Kanai procède par  provocation crue pour ensuite mieux faire virer le récit dans l’étrange. Dans un appartement désespérément vide, un couple se cloître en apposant des journaux aux murs. Vient alors le fugitif s’introduisant de force, violant et assassinant froidement la compagne du mari prostré et incapable de la défendre. Le corps froid de la femme se révèle alors via une gestation accélérée aboutissant à une spectaculaire et théâtrale naissance d’une troupe d’adultes/nouveaux-nés se mouvant par danses rituelles. Poursuivi par les rejetons haineux, le rebelle file droit en pleine rue. Filmé en prise directe et grand angle, Kanai prend sur le vif un happening bien réel sous les yeux interloqués des passants (certains sont suivis par l’objectif, d’autres font de brusques écarts). Une procession grotesque et extravagante s’achevant, après moult chutes et accrochages appuyés, au pied de la ‘prison’, ultime rempart du récit. Une étape que Kanai traite irrévérencieusement via un détournement du ninkyo-eiga, film de genre centré autour d’une figure révolutionnaire bravant l’autorité. Un choix incongru pourtant en phase avec la thématique même du film. Au prix d’un dernier duel avec un ‘nouveau-né’, l’homme part à l’assaut de l’édifice pour finalement se trouver face à face avec la nonne hantant sa fuite. Exhortant de son sabre le peuple prisonnier à la révolte, il se retrouve bientôt malgré-lui au sein d’une machination orchestrée par le réalisateur cynique. Les exhortations du rebelle se trouvant en effet bientôt perverties en grotesques gesticulations via le recours tonitruant et définitivement inattendu d’un Papa’s got brand new bag appuyant le pathétique d’un geste révolutionnaire voué à l’échec (ici signifié par une assemblée malléable désormais en plein swing n’ayant que peu de cas pour le héros poignardé par la nonne calculatrice).    

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Film difficilement descriptible, L’Archipel désert procède par une profusion d’idées et de décalages s’amusant à prendre le spectateur à contre-pied au risque de se disperser. Malgré des digressions insensées, Kanai réussit pourtant in-fine à donner corps à un matériau fondamentalement hétéroclite. Obscure, poseur et agaçant par instants, le résultat reste pourtant quatre décennies après toujours aussi moderne et stimulant. Synthèse des forces et limites d’un cinéma en prise directe avec son époque, L’Archipel désert reste l’emblème imparfait et attachant de tout un pan caché du cinéma nippon.

 

Martin Vieillot