.Black Cat
 
Titre original:
Yabu no naka no kuroneko
   
Réalisateur:
SHINDO Kaneto
Année:
1968
Studio:
Tohoi
Genre:
Kaidan eiga
Avec:
NAKAMURA Kichiemon
OTOWA Nobuko
TAICHI Kiwako
SATO Kei
 dre
Chat Guevara

Ressuscitant le genre du bakeneko eiga(film de chats fantômes) moribond en faisant une habile relecture de son précédent Onibaba, SHINDO en profite également pour se joindre à la vague de films contestataires du système féodal traditionaliste réputé exemplaire amorcée par Hara Kiri et Rebellion, tous deux réalisés par KOBAYASHI. Dans la continuation de son Onibaba, le présent film manque pourtant de la finesse et puissance visuelle de son prédécesseur pour totalement convaincre.

Après l'enrôlement dans l'Armée de force de son fils, une mère et sa belle-fille vivant recluses sont victimes d'une bande de samouraïs en déperdition. Sauvagement violées, elles périssent par les flammes de leur demeure incendiée. Investissant le corps d'un chat noir, elles jurent de sucer le sang de tout samouraï passant à leur portée. Trois ans ont passé. Le vaillant Hachi est le seul survivant de son corps d'armée suite à un terrible affrontement. Ayant tranché la tête du leader adverse, il revient dans son pays natal pour être récompensé de son acte. Il est alors chargé de détruire le démon hantant le portail de Rajomon.

Après avoir poursuivi l'exploration du thème du sexe suite à son suggestif Onibaba par des films tels que Lost Sex ou Libido, SHINDO revient quelque peu sur ses pas pour renouer avec une thématique abordée dans le film pré-cité. Il choisit de revisiter le genre - devenu bien moribond après pléthore de films sortis dès la fin des années '40s jusque dans les années '60s - du kaidan eiga (film de fantômes) et plus précisément du bake neko eiga. Sous-genre (explicité plus en détail dans la critique de Mansion of Ghost Cat), la trame raconte généralement la route ensanglantée de l'âme d'un chat (noir) ayant investi le corps d'un humain proche assassiné. Librement inspiré du célèbre conte japonais "Le retour du chat, le point de départ similaire à son précédent Onibaba permet à SHINDO de revenir sur la période trouble féodale et de dénoncer l'avènement des samouraïs décrit comme un important fait historique de grande richesse pour la constitution future du Japon. Contrairement à son collègue KOBAYASHI, le cinéaste choisit de remonter encore davantage dans le temps jusqu'à la période Heian avant le XIième siècle, comme en témoigne l'évocation de la porte Rajomon. Construite au VIIIième siècle par l'empereur KAMMU comme seconde principale entrée dans la capitale Kyoto, elle est dite avoir été immense. Signe de prestige de l'époque, elle est également à l'origine de nombreux contes et légendes (ayant partiellement inspiré le célèbre film de KUROSAWA). Son délabrement est symbolique de la période de troubles que connaîtra le Japon par la suite et les historiens pensent sa disparition vers le XIième siècle.

Durant la période Heian, le pouvoir de l'empereur déclinait au fur et à mesure de la constitution de parties armées, anciens gardes impériaux et fermiers privés de leur terre par les taxes trop importantes imposées par les nobles régissant leurs régions. Ces nouveaux clans finirent par renverser les aristocrates et à régner à leur tour. Cette prise de pouvoir n'allait bien évidemment pas sans effusion de sang, mais permettait néanmoins à de simples paysans de prétendre à un rang social plus élevé.

L'esclave dépasse le maître, mais l'homme a pour défaut de reproduire les erreurs passées. SHINDO illustre parfaitement ce propos par son intrigue plus profonde qu'il ne paraît au premier abord. Simples fermiers, la famille constituée d'un homme - Hachi, de sa mère Yone et de son épouse Oshigen - vivent à l'écart de la civilisation au milieu d'une clairière de forêt. L'état chaotique ambiant oblige Hachi à faire partie de l'Armée impériale ; les deux femmes restent donc livrées à elle-mêmes, attendant le retour de leur fils et mari. Son absence ne renvoie pas seulement aux nombreux morts qu'exige chaque conflit, mais également au malheur des hommes impliqués. Dans une magnifique séquence d'ouverture quasi muette, SHINDO dépeint l'arrivée d'une armée de silhouettes hagardes, investissant la propriété, s'abreuvant dans le fossé boueux entourant la maison, puis volant biens et nourriture, avant de violer les femmes. En repartant, ils mettent le feu à la demeure, tuant par la même la mère et sa belle-fille. Tout le malheur provoqué par la bêtise d'un conflit est ainsi brillamment illustré en une séquence poignante de moins de cinq minutes. SHINDO renoue ainsi avec l'état d'extrême précarité déjà dépeinte dans son précédent Onibaba, où deux femmes avaient pareillement vécue à l'écart de la civilisation en attendant le retour de leur fils et mari parti à la guerre ; sauf qu'elles avaient été mieux cachées et avaient su se débrouiller en tuant des soldats en déroute et revendant leurs biens. Ici, elles n'en auront pas l'occasion, mais se vengeront en revenant hanter les lieux sous forme de véritables succubes.

Revenant d'entre les morts en réinvestissant leur corps par l'intermédiaire d'un chat noir, elles leurrent nuit après nuit des samouraïs dans leur demeure enchantée pour leur sucer le sang en guise d'offrande aux démons hantant l'entre-deux mondes. La brutalité de leurs méfaits tranche avec une mise en scène fantastique à la limite du lyrisme, la mère se déhanchant sur un rythme issu du théâtre Nô inaudible. Magnifiquement éclairées, les séquences (trop) répétées de leurs meurtres dégagent une rare poésie, qui - elle - tranche net sur un brusque changement de ton et retour sur le ton contestataire de l'ancien régime féodal.

Renvoyant à la sauvagerie animale de ses personnages dans Onibaba, SHINDO prend l'audace de transformer les guerriers en véritables hommes préhistoriques. Derniers survivants de leurs corps d'armée respectifs, Hachi et le redoutable chef de clan ennemi Kumasunehiko se livrent un dernier combat sans merci dans des marais. A bout de force, enduits de bout et de crasse, les cheveux hirsutes, ils n'ont plus grand chose d'humain dans leurs faits et gestes. Ils assurent leur seul survie dans une brute bestialité sans véritable raison. Hachi finit par gagner et tranche la tête de son adversaire dans un dernier acte de barbarie afin de l'offrir à son responsable. Par son subit changement de nom, il a signifié le renoncement à sa vie passée et est prêt à endosser les habits d'un - alors considéré comme - valeureux samouraï. Fier d'avoir pu ainsi s'élever en rang social, il acquiesce jusque le mépris de son responsable envers les paysans, alors qu'il l'avait été lui-même quelques années plus tôt. L'avidité de richesse et reconnaissance font perdre à l'homme jusqu'à son identité. L'intrigue fantastique sert dès lors à une certaine prise de conscience, autant que d'une double-lecture métaphorique de la condition de l'homme. Hachi est demandé d'aller affronter les démons responsables de la mort des samouraïs, donc de tuer ses propres mère et femme. Les spectres deviennent dès lors l'image d'un souvenir à effacer pour endosser une nouvelle identité (le renie de soi) et la métaphore d'un peuple mort-vivant avide de tuer les samouraïs responsables de leur statut. L'abnégation suprême de l'épouse prête à aller en enfer juste pour passer quelques dernières nuits en compagnie de son époux est naturellement le signe d'une soumission totale de la femme (japonaise) envers son mari. L'obligation de tuer les démons évoque également la perversité du code d'honneur bushido, normalement dit signe de respect par excellence, alors que Hachi devra finalement choisir entre tuer ses propres (spectres de) mère et femme ou se donner la mort en signe de désobéissance envers son responsable.

SHINDO s'empare donc d'une apparemment classique variante du film de fantômes pour signer une violente contestation de l'ancien régime féodal, qui n'est autre que la dénonciation des instances de pouvoir en place à l'époque de la réalisation du film (1968, année de bouleversements des mentalités à une échelle quasi mondiale). Si son intellectualisme déjà légendaire à travers d'autres de ses films assure la réussite dans un genre autrement plus populaire, ses excès de prêche et métaphores peu subtiles desservent finalement le propos. Riche intrigue à double lecture, SHINDO ne sait pourtant plus très bien quoi ajouter d'autre après sa brillante introduction. Très loin d'égaler la poisseuse ambiance malsaine d'Onibaba, l'histoire s'essouffle dans le derniers tiers du film, se traînant péniblement jusque dans sa résolution attendue. Mise en scène et direction d'acteurs sont - comme à son habitude - époustouflants et rarement inégalées dans un film du genre ; mais la maladresse de son pompeux discours déçoivent de la part de son auteur autrement plus subtil.

Un généreux exercice de style osé, qui n'égale malheureusement ni les précédentes réussites de son auteur, ni les films contestataires de même type sortis par ailleurs.

 
Bastian Meiresonne