.Carnets Secrets de Ninja
 
Titre original:
Ninja Bugeicho
   
Réalisateur:
OSHIMA Nagisa
Année:
1967
Studio:
Sozosha
Genre:
Drame
dre

Aux armes!

Si l’on connait l’aptitude de Nagisa Oshima à sonder la psyché torturée de la société japonaise contemporaine, son exploration du film historique reste plus méconnue. Conçues comme des reflets allégoriques et intemporels de la thématique révolutionnaire, ces œuvres se focalisent sur les figures fortes d’agitateurs se rebellant contre le système féodal rigide. Dans Le révolté (1962), le personnage historique de Shiro Amakusa s’illustre en chef de file de la révolte d’une communauté chrétienne  persécutée. A l’occasion de Carnets secrets de ninja, le cinéaste adapte une épopée manga de Sanpei Shirato, seize volumes parus entre 1959-62, où l’on retrouve la lutte vitale d’une communauté paysanne dans un Japon ravagé par les incessantes guerres  menées par les seigneurs locaux, dont Oda Nobunaga qui deviendra un des premiers unificateurs du Japon féodal. Carnets secrets de ninja constitue une saga dense conçue comme une exaltation des figures rebelles qui trouva un fort écho chez les étudiants radicaux de l’époque. Ancré dans la province d’Iga dont l’indépendance représentait un défi à l’autorité de Nobunaga, le manga illustre une longue et impitoyable lutte armée qui sera finalement soumise devant les moyens colossaux mis en œuvre par le régent.

 Alors que les personnages conflictuels sont généralement incarnés par des samouraïs impétueux, les leaders prennent ici le visage des personnages de ninja, dont le charismatique et mystérieux Kagemaru. Au contraire des samouraïs inféodés aux seigneurs locaux, les ninjas n’étaient pas subordonnés aux grandes familles et jouissaient d’une liberté d’action dans leurs luttes et exactions, leur non-affiliation au bushido autorisant des méthodes de guérillas non-orthodoxes. Ces figures troubles et ambigües nappées d’une aura mystique trouvent dans cette saga une incarnation particulière. Un clivage net est ici établi entre la société corrompue et le monde mystérieux des ninjas ; le manga inscrivant ces derniers comme des personnifications mythologiques affiliées aux forces indépassables de la Nature, vue ici comme l’allégorie d’une puissance juste et équitable régulant les destinées humaines, la conclusion de la saga étant à ce titre sans équivoque.

Au prix de pertes humaines colossales et des sacrifices humains tragiques, la survivance de rebelles sera toujours effective pour mener à bien une lutte incessante contre l’injustice, Shirato offrant une réflexion ouverte sur la persistance de ces personnages vitaux dans notre société actuelle. Dans sa note d’intention, Oshima évoque clairement l’attrait de ce parallèle : « Le thème de  ‘Carnets secrets de ninja’ est la révolution. Quel est l’esprit de cette révolution ? Dans notre societé stable, les gens ont oublié que l’histoire est encore en marche. Les thèmes révolutionnaires ne sont pas considérés convenables au cinéma, pourtant les récents changements sociaux démontrent bien l’actualité et l’importance de ce sujet ».  Le spectateur aura tout de même du mal à y percevoir une véritable œuvre didactique de propagande, Carnets secrets de ninja restant avant tout une fresque épique et foisonnante, ode à l’action cinétique  et évocation fascinée des figures de ninjas évoluant dans un monde brassant implications rationnelles et ressorts mythologiques. En résulte une adaptation convoquant le sérieux littéraire des productions Daiei (la série Shinobi no mono) et les digressions fantastico-ludiques propres au studio de la Toei.

Loin d’être une déclinaison classique, le particularisme premier de Carnets secrets de ninja tient dans sa nature plurielle. Manga difficilement adaptable sans moyens financiers conséquents et astuces techniques novatrices (importance fondamentale des effets spéciaux), la patte Oshima se manifeste par une approche inédite et expérimentale. Reprenant directement les planches originales du manga, il articule un défilement subjectif du récit en enchainant une multitude d’images fixes agrémentées de voix-off (narrateur et personnages), de bande-sonore (bruitages, musiques) et d’effets de caméras dynamiques (zoom, panoramiques). En cela, le cinéaste reprend ce qu’il nomme ‘la méthode Yunbogi no nikki’, du nom de son précédent film offrant un procédé documentaire original superposant des photographies à une lecture de journaux intimes.

Condensant les seize volumes en deux heures, Carnets secrets de ninja souffre de son exhaustivité, offrant un montage ‘mitraillette’ proprement infernal. La présence omniprésente d’un narrateur volubile et d’une focalisation constante sur l’action achevant d’en faire une expérience radicale. Centré sur les personnages de Jutaro Yuki (fils d’un seigneur assassiné) et Kagemaru (chef spirituel de la révolte paysanne), le ‘film’ illustre une période violente de l’histoire du Japon où conflits, vengeances et trahisons agitent les hautes sphères pendant que le bas-peuple souffre d’une famine durable. Récit initiatique où  Jutaro Yuki versera du coté du peuple et viendra peupler l’imaginaire collectif des héros rebelles, on y retiendra finalement plus l’évocation d’un monde déréglé mêlant barbarie discontinue et fulgurances ‘fantastiques’.  

Particulièrement ambivalents, les traits du mangaka participent à plein au trouble, convoquant des courbes à la Osamu Tezuka aux traits agressifs d’un Goseki Kojima. Œuvre fascinée par la violence et les détails morbides, les combats sanglants se distinguent par leurs lignes dynamiques et leurs excès gores. Les personnages purs massacrés se mêlant à des figures mythologiques étonnantes autant de guerriers improbables caractérisés par leurs dons surnaturels tirés de la Nature, s’improvisant même en fusions hommes-animaux frappés du sceau de l’immortalité. Un bestiaire fantastique s’invitant dans la ‘Grande Histoire’ et participant à la dimension épique du projet. On retiendra aussi ces manifestations surnaturelles comme cette étrange nuée de souris carnivores et ces tempêtes lugubres acculant ce bas-monde. Une peinture décadente où l’on s’étonne presque de l’absence d’une imagerie sexuelle déviante.

Reste que cet univers singulier peine à prendre consistance et dépasser son postulat d’expérimentation, les outils narratifs lourds échouant à distiller une vraie sensibilité et subjectivité chez le spectateur. L’absence de moments introspectifs n’en prenant que plus d’impact devant ce défilé mécanique, certes adapté pour la retranscription sensorielle de l’action mais cantonnant ces personnages aux rangs de pures abstractions. An lieu d’une réappropriation du matériau orignal, Oshima déçoit par une adaptation relativement classique et linéaire de la trame du manga, et ne proposant pas en définitive une réflexion pertinente sur cette nouvelle voie cinématographique. Condensant les divers épisodes en fragment resserrés directement tirés du chapitrage original, l’ensemble souffre de l’absence d’une ligne directrice claire et de trop nombreux éléments hétérogènes écrasés par l’accumulation rapprochée et un surlignage explicatif pesant. En l’état reste un projet théorique se faisant le témoin malheureux des différences fondamentales d’approches séparant les média papier et cinématographique. Une voie expérimentale qui n’accouchera pas de descendants, mais qui donnera à coup sûr envie de se plonger dans son modèle papier.

 
Martin Vieillot