.Col du Grand Bouddha (1957-59)
 
Titre original:
Daibosatsu Toge
   
Réalisateur:
UCHIDA Tomu
Année:
1957-59
Studio:
Toei
Genre:
Chambara
Avec:
KATAOKA Chiezo
NAKAMURA Kinnosuke
HASEGAWA Yumiko
OKA Satomi
 dre
Révoltant révolutionnaire

Tomu UCHIDA s'empare à son tour de Daibosatsu Toge, l'ambitieuse adaptation de la volumineuse saga en 41 volumes de Kaizan NAKAZATO. S'identifiant en de nombreux points aux différents personnages et leurs actions, le cinéaste réussit à insuffler une véritable dimension mythique, absente de la version des années 60. Dans le même temps, il réussit à innover dans un genre autrement plus formaté.

Ryonosuke TSUKUE est le fils d'un distingué maître d'escrime; mais il n'a cure de la philosophie de ses aînés et préfère suivre ses propres chemins. Tuant quiconque se trouve en travers de sa route, il sera traqué par le frère d'un de ses anciens adversaires défaits. Blessé au cours d'une attaque surprise, alors qu'il participait – sans conviction – au mouvement des révolutionnaires – il perd la vue. Affaibli, il se retrouve ainsi plus facilement exposé à ses propres démons. Demeurant toujours un invincible bretteur grâce à sa fine ouïe, il perd petit à petit le terrain dans son propre combat intime.  

En réalisant une nouvelle adaptation des aventures du crépusculaire Ryonosuke TSUKUE après celle signée Hiroshi INAGAKI en 1934, Tomu UCHIDA disait y trouver de nombreux parallèles avec ses propres thématiques. Non seulement il saura effectivement y développer quelque uns de thèmes récurrents de sa filmographie, mais en plus il va en grande partie contribuer à l'essor du chambara contestataire à venir en bouleversant les codes du genre. Rien qu'en cela,  sa trilogie dépasse de loin celle – aujourd'hui plus connue – de Kenji MISUMI. Débutée en 1959, la trilogie du cruel bretteur TSUKUE préfigure plusieurs courants qui s'imposeront dans les années suivantes. Lointain cousin du personnage borgne et manchot de Tange SAZEN, le bretteur préfigure de quelques mois la première ébauche du plus célèbre duelliste aveugle (Zatoichi), esquissé dans Le Masseur Shiranui. L'immense popularité de la trilogie des Daibosatsu Toge aura très certainement donné des idées à bien des scénaristes et producteurs à exploiter le filon de l’invincible sabreur frappé de cécité. Un personnage ‘type’ qui alla - à son tour – lancer la mode de combattants émérites frappés d'un handicap physique. Au-delà de ce simple détail physique, UCHIDA va pourtant marquer durablement le cinéma japonais en explosant certains codes inhérents au genre du chambara. Tout d'abord, par le personnage même de Ryonosuke TSUKUE. Anti-héros par excellence, ce fut l'une des premières fois où le personnage principal était le parfait exemple d'une crapule finie. Sans foi, ni loi, TSUKUE ne met même pas son égocentrisme au service des pauvres ou des opprimés, mais tue sans aucune distinction, juste pour satisfaire ses pulsions meurtrières. Devant l'impossibilité de s'identifier devant un tel mélange de pessimisme et de cruauté, le réalisateur multiplie points de vue et personnages secondaires, afin de donner à son audience de quoi s'accrocher à d'autres personnages et notamment en la personne du frère ennemi, HYOMA Utsuki. En résulte une curieuse structure narrative fragilisée qui si elle ne permet aucune réelle identification de par son entrecroisement de destinées, n’en réussit pas moins le difficile pari de tenir le spectateur en haleine. Une réussite aussi exemplaire, que le risqué pari de Hitchcock d'éliminer son personnage principal après trois quart d'heure de film dans Psycho.

Le personnage de TSUKUE a véritablement – et durablement – révolutionné la caractérisation même du personnage principal. S'il existait déjà maintes versions de héros peu fréquentables, toutes les récits d’évertuaient à décrire leur – inéluctable – ascension vers la rédemption. TSUKUE est donc véritablement le premier personnage à emprunter le chemin inverse d'une complète déchéance. Cette dimension polémique du personnage peut être ramenée toute entière à sa dimension sociale : soit TSUKUE refuse d'obéir à l'ordre établi (son père; le juge référent de son premier tournoi) et se trouve en marge de guerres faisant rage autour de lui (il vit la période bakumatsu des dernières années du régime TOKUGAWA, lorsque les forces shinsen gumi loyales au shogun combattent les modernistes), soit TSUKUE est employé par de hommes faisant appel à ses talents d'assassin pour commanditer des meurtres. Comment saurait-il seulement suivre un meilleur exemple en l'absence de tout repère paternel ? D'ailleurs, la seule preuve d'amour dont il témoigne tout au long de la trilogie sera envers son fils – dont il sera séparé et dont il est à craindre qu'il ne suive un jour la même destinée. En cela, UCHIDA préfigure donc un courant plus contestataire, perpétué par les chambaras crépusculaires d'un KOBAYASHI (Rebellion, Hara Kiri) ou même les revendications de la Nouvelle Vague entraînée par Nagisa OSHIMA dès le début des années 60. Il est d'autant plus ironique, que TSUKUE se voit "traqué" non pas par l'habituel méchant de service, mais bien par ce qui aurait dû être le héros de l'histoire, Utsuki HYOMA. Ce dernier est d'ailleurs tout le contraire du fin bretteur, jeune, civilisé et plébiscitant les technologies occidentales.

Enfin, UCHIDA révolutionne également le genre même du chambara, en évinçant le traditionnel showdown entre les deux ennemis jurés :.le pire ennemi de TSUKUE n'est finalement personne d'autre que lui-même, surtout depuis qu'il a perdu l'usage de ses yeux et est en permanence exposé à la vue de ses propres démons dans un noir impénétrable. De son côté, HYOMA se doit de préserver son innocence et sa pureté juvéniles. Il ne jure la vengeance de son frère assassiné parce qu'il est d'usage de faire ainsi pour préserver son honneur et celui de la famille au Japon. Mais finalement, il n'a aucune prédisposition à tuer quiconque et sa chasse à l'homme est davantage prétexte à un cheminement personnel propice l'acquisition de nouveaux savoirs et de rencontres. Dans l'apocalyptique final, TSUKUE se retrouve confronté à lui seul et succombera aussi bien à ses propres démons, qu’aux déchaînements des forces de la Nature (et peut-être d’une quelconque divinité suprême …) Il est d'autant plus curieux que de savoir – aussitôt le tournage de Daibosatsu Toge achevé – UCHIDA émettre le désir de s'attaquer à l'adaptation d'un autre personnage ambigu, Miyamoto Musash, qui lui, entame justement la voie de la rédemption après une tumultueuse jeunesse… comme si la sombre ombre de TSUKUE planait trop lourdement au-dessus de la tête du cinéaste finalement plus optimiste que ne laisse sous-entendre le fatal propos de la trilogie.

Concernant la réalisation de ce premier épisode, la relative complexité et densité des romans originels ne permettent au cinéaste à véritablement s'exprimer à travers sa mise en scène. Contrairement à MISUMI, UCHIDA préfère partir sur des chapeaux de roues en condensant en un film ce qui donnera deux films dans la version de MISUMI. Peu de répit est laissé à son audience qui ne devra décrocher à aucun moment au risque de se perdre dans la dense structure narrative. Au contraire, le second épisode permettra au cinéaste de prendre tout son temps pour se consacrer davantage aux tourments intérieurs de ses personnages, les scrutant à l’aide de plans rapprochés et peaufinant une mise en scène très mobile, faite de mouvements amples de caméra prenant de l'altitude. Ce procédé lui permet de créer une certaine distanciation par rapport à ses nombreux personnages, les plans en forte plongée rappelant des divinités supérieures ou isolant les protagonistes dans de vastes espaces. Le troisième épisode ira de nouveau en se précipitant, poussant le personnage de TSUKUE dans les derniers retranchements de la raison jusqu'à succomber à ses propres démons. La confrontation de HYOMA avec le fils retrouvé de son ennemi juré constitue indéniablement un moment fort : partagé entre l'amour pour l'enfant au souvenir de sa mère (sa belle-sœur), il ne peut en même temps refouler l'afflux de haine pensant à l'image du père. 

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Parsemant la trilogie de nombreuses thématiques récurrentes (thème de l'affiliation rompue; le désoeuvrement et les errances de personnages esseulés rappelant sa propre condition au centre d'un Tokyo dévasté durant la Seconde Guerre mondiale; la représentation d'une riche culture nipponne; les influences positives d'une future occidentalisation,…), UCHIDA s'attache à durablement remettre en question le formatage du genre. En s'attaquant ainsi au chambara, il prend soin de remettre une fois en plus tout un pan de sa propre culture en question – mais au lieu de vouloir bêtement la dénoncer ou la détruire, il l'enrichit, à sa manière.    

 
Bastian Meiresonne