.Crest of Betrayal
 
Titre original:
Chushingura Gaiden : Yotsuya Kaidan
   
Réalisateur:
FUKASAKU Kinji
Année:
1994
Studio:
Shochiku
Genre:
Jidai-kaidan eiga
Avec:
SATO Koichi
TAKAOKA Saki
OGINOME Keiko
ISHIBASHI Renji
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Crossover 

Toujours vaillant malgré la soixantaine bien sonnée, Kinji Fukasaku se lance en 1994 dans un de ses projets les plus atypiques qui confirme son statut d'électron libre dans un système cinématographique japonais sclérosé. A la fois co-scénariste et réalisateur, Fukasaku entreprend la culottée rencontre entre deux récits fondateurs de l'inconscient collectif japonais. En effet Chushingura Gaiden : Yotsuya Kaidan (le titre original de Crest of Betrayal) renvoie explicitement, d'un part à la célèbre histoire des 47 ronins mainte fois adaptée par des cinéastes tels Ozu, Inagaki ou Ichikawa (et Fukasaku lui même en 1978 dans Fall of Ako Castle) et d'autre part au non moins fameux récit des Fantomes de Yotsuya qui fit les beaux jours du cinéma d'épouvante local dans les années cinquante.

Partant du principe que ces mythes sont suffisamment bien assimilés par l'audience, Fukasaku livre un récit pour le moins surprenant se permettant d'audacieux raccourcis scénaristiques tout en réinterprétant (et trahisant) certains aspects du matériau original. En résulte un canevas déstructuré s'encombrant même de certains ajouts inutiles (l'épisode d'un chien enragé échappé du chenil du shogun). S'ouvrant sur le surprenant thème de Carmina Burana, il apparaît tôt que l'intérêt du film ne résidera pas dans le riche potentiel dramaturgique des personnages et des situations mais plutôt dans la manière dont le cinéaste se réappropriera l'œuvre. Las, si la teneur iconoclaste du crossover séduit de prime abord, le récit a vite fait de se déliter à trop s'éparpiller et négliger la psychologie de personnages supposés connus. Débutant comme un classique Chushingura, un mystérieux 48ème ronin fait son apparition en la personne de Tamiya Iemon, le héros tragique de Yotsuya kaidan introduisant ainsi un long flashback narrant la genèse du personnage. Le malicieux Fukasaku détourne ses protagonistes pour en faire des modèles caricaturaux haut en couleurs propices aux excès de sang et de nudité. Iemon est un tueur sans scrupule, Oiwa est une plantureuse prostituée travaillant dans un soapland medieval, le reste du casting convoque une tonalité tantôt sérieuse tantôt délurée et extravagante. On retrouve donc là un microcosme typique qui par son étrangeté évoque l'univers singulier de Teruo Ishii, un autre infatigable briscard du cinéma nippon.

Malgré la profusion de situations et de personnages, le rythme alerte et le surjeu des comédiens ne cache pourtant pas le flagrant manque d'enjeu de cette entreprise cinématographique. Une relecture distanciée dont l'effet de surprise s'estompe rapidement pour laisser place à un récit convenu heureusement parasité par des dérapages bienvenus. Si le couple Iemon/Oiwa occupe le devant de la scène en compagnie de quelques ronins , leur psychologie est soulignée à gros trait réduisant à néant tout identification au personnages et sacrifiant du même fait le potentiel dramatique des œuvres originales. Sûrement conscient de son fait, Fukasaku dérègle définitivement son film au cours d'une longue scène pivot expédiant le drame d'Oiwa en quelque secondes. Une teneur horrifique complètement désamorcée qui si elle recycle les gimmicks bien connus (visage décomposé, corps flottant sur la rivière, invasions de serpents et hallucinations en tous genres) n'en constitue pas moins qu'une simple et mince façade fantastique délurée, riche en couleurs pétaradantes. Plus intéressant reste le statut de Iemon, renégat parmi les 48 ronins, s'autorisant les plaisirs de la vie alors que ses camarades ressassent leur douleur en attendant de venger la mort de leur maître. Iemon, un individualiste forcené dont le caractère bien trempé représente en quelque sorte le pendant contemporain de ses congénères.

Reste que si le fond déçoit, la forme sans jamais s'éloigner d'une esthétique contemporaine lisse recèle de biens curieux moments ! La photographie singuliere surprend par sa débauche de couleurs saturées et confère un séduisant et très kitsch onirisme de pacotille donnant un cachet d'intemporalité au film. Quelques freeze-frame et cadrages penchés totalement gratuits ajoutent à l'ambiance déliquescente d'un Fukasaku en roue libre. Le sous-texte sexuel omniprésent, les violentes joutes aux sabres, les situations improbables et saugrenues, les digressions scénarisitiques remplissent le quota de divertissement. Le curieux final en rajoute encore une couche, on y voit en effet les 47 ronins venger leur maître en compagnie des fantômes d'Iemon et Oiwa les aidant à l'aide de pouvoirs magiques !

Crest of Betrayal tire son unique intérêt de son statut de curiosité. Trahison des mythes originaux, la relecture de Fukasaku échoue à justifier l'intérêt d'une telle démarche et se perd dans les écueils de la mièvrerie. Reste que l'atmosphère et le ton si particuliers, quelque part entre classicisme et dérive kitsch, détonnent dans le monde consensuel des studios. Un Fukasaku qui confirme certes son statut de cinéaste insaisissable mais livre au final une décevante œuvre bâtarde.
 
Martin Vieillot