.Détroit de la faim
 
Titre original:
Kiga kaikyo
   
Réalisateur:
UCHIDA Tomu
Année:
1965
Studio:
Toei
Genre:
Drame
Avec:
MIKUNI Rentaro
HIDARI Sachiko
BAN Junzaburo
TAKATURA Ken
 dre

Retour vers le passé

Avec son fidèle scénariste SUZUKI Naoyuki (la série des Miyamoto Musashi), UCHIDA adapte le livre du romancier Tsutomu MINAKAMI (Clouds at Sunset) pour signer l'un des derniers projets à très grand budget des studios de la Toei. Fortement influencé par les films policiers d'Akira KUROSAWA (Chien enragé, Entre le ciel et l'enfer), il aborde surtout maints thématiques lui tenant à cœur qu'il peut enfin traiter en-dehors du genre du film historique.

Dans la tourmente de l'immédiate après-guerre, un prêteur sur gages et sa famille sont assassinés par trois individus. Un policier en charge de l'enquête finit par perdre la trace du seul coupable survivant; mais une seconde chance lui est offert dix ans plus tard. 

UCHIDA Tomu a connu une vie bien remplie. Ayant tout perdu durant la Seconde Guerre Mondiale, il part pour la Mandchourie, où il demeure – au péril de sa vie – après la fin des hostilités pour assister à l'instauration du système communiste dont il est un fervent admirateur. Il ne revient que bien des années plus tard au Japon, ayant connu des conditions sociales extrêmes, mais s'étant également réconcilié avec une certaine identité de son propre pays. Il n'aura de cesse d'explorer la condition sociale et humaine à travers sa filmographie, essentiellement basée sur des adaptations historiques. Dans Le détroit de la faim, le début de l'action démarre durant la tourmente de l'immédiate après-guerre, une période particulièrement fascinante pour UCHIDA bien qu'il n'ait pas été physiquement présent au Japon pour assister au quotidien à la reconstruction de son pays. En réussissant à convaincre ses producteurs de réaliser un véritable film-fleuve (près de 3 heures) à partir du matériau originel, UCHIDA s'intéresse de près au devenir de ses congénères. Le début du métrage n'est d'ailleurs – outre le démarrage de l'intrigue – rien d’autre qu’une description méticuleuse d'un pays plongé dans le chaos. Des ex-taulards profitent du désordre ambiant pour dévaliser un prêteur sur gages. UCHIDA concentre son mise en scène tout sur les figures hirsutes et mauvaises des trois malfrats, représentant à travers eux la mal-vivre de toute une génération. Surpris par un typhon (déchaînement des éléments naturels, une représentation récurrente au sein de la filmographie d'UCHIDA et un autre point commun avec KUROSAWA; le mauvais temps reviendra lors du meurtre de la prostituée YAE; alors que le restant du métrage, les personnages souffrent de la chaleur), le chavirement du bateau en pleine mer pourrait être vu comme l'image métaphorique d'un pays "en pleine dérive", une contrée malmenée par des forces extérieures et qui aura coûté la vie à de nombreuses personnes (passagers). L'organisation du sauvetage des hommes tombés à l'eau se veut la métaphore d'une population s'organisant pour s'entraider dans un moment particulièrement difficile. Bien d'autres moments du film sont le reflet de la communauté de l'époque : les déambulations d'INUGAI à la recherche de nourriture; le trop-plein de joie d'une vieille femme à l'obtention d'un paquet de tabac; toute la partie descriptive de la vie de YAE; la différence des conditions sociales entre le commerçant TAMURI s'étant enrichi grâce à de l'argent volé et les difficiles vies (brisées) aussi bien de YAE (une prostituée), que du policier.

Bien loin des représentations épiques des films d'OSHIMA (Le Tombeau du Soleil) ou SUZUKI (La Barrière de chair), UCHIDA préfère se concentrer sur le destin de quelques individus pour symboliser le chavirement de pans entiers de la population, plutôt que de représenter des scènes de foule importante. La curieuse narration rejoint celle déjà expérimentée dans sa trilogie du Col du Grand Bouddha (et – dans une moindre mesure – dans sa série des Miyamoto Musashi toujours en cours de tournage au moment de la finition du Détroit de la faim) : une nouvelle fois, il ne permet à son spectateur une quelconque identification à un personnage en particulier, mais multiplie les récits et les protagonistes. Cette fois, le rapprochement avec Psychose de Hitchcock est encore plus marqué, puisqu'il fait mourir pas moins de trois personnages en cours du récit. L'une des principales règles établies (et enseignées) au cœur même de toute "grammaire cinématographique" est de focaliser toute l’attention sur un personnage unique pour permettre à l'audience de s'identifier et de pouvoir "vivre" l'intrigue. UCHIDA va démontrer, dans plusieurs de ses films, qu'il n'a cure de cette ‘règle’ en se référant plus ouvertement à la littérature, qui – elle – se permet de changer de point de vue/narrateur en passant de chapitre en chapitre. Bien évidemment, la durée conséquente du métrage , comme des autres sagas, permet plus facilement d’adopter ce procédé narratif : de longues parties distinctes permettent de s'habituer suffisamment aux figures pour accepter (inconsciemment) cette digression. Ce procédé rappelle également "Entre ciel et enfer" d'Akira KUROSAWA, qui avait fait grands bruit et impression à sa sortie. Enquête policière, le film se décompose de plusieurs parties distinctes où l'intrigue suit séparément policiers et coupable dans la durée. "Le détroit de la faim" rappelle également – mais de manière plus lointaine – "Chien Enragé" du même cinéaste, notamment par le physique du personnage de policier entêté et malade. Alors qu'il entame sa fin de carrière, UCHIDA se permet encore d'audacieuses expérimentations comme dans le fait de préférer tourner en 16 mm (caméra plus légère pour permettre des plans à l'épaule et une meilleure dynamique) et d'(ab)user d'une solarisation (une sorte de suréclairage de certains plans, virant vers une représentation monochromatique) pour signifier un danger ou des moments de pulsions meurtrières. En résonance avec la chaleur accablant les personnages dans les moments les plus tendus, le procédé retranscrit merveilleusement la notion même d'une pulsion (semblable à une décharge d'adrénaline; ou le merveilleux moment décrit à la fin de "L'étranger" de Camus). Se rapprochant des expérimentations des réalisateurs de la Nouvelle vague, UCHIDA prouve que malgré son statut de vétéran, il n'a encore rien perdu de sa verve et de son envie d'explorer de nouvelles voies.

Ambitieux et audacieux, Le détroit de la faim est à juste titre célébré l'un des (dix) meilleurs films japonais jamais réalisés. Au-delà de la complexité narrative de l'histoire, le cinéaste fait preuve d'une réelle inventivité à traiter une intrigue policière finalement assez classique. En s'intéressant davantage aux destins des différents individus qu'à l'enquête en elle-même, il prouve une nouvelle fois sa fascination pour l'être humain et montre comment un (acte) passé finit toujours par rattraper un individu. Un magistral cours de cinéma et d'humanité.       

 

Bastian Meiresonne

Disponible chez Wild Side