.Elégie de la bagarre
 
Titre original:
Kenka Ereji
   
Réalisateur:
Suzuki Seijun
Année:
1966
Studio:
Nikkatsu
Genre:
Mélodrame acide
Avec:
Takahashi Hideki
Asano Junko
Kawazu Yusuke
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La leçon de piano

Réalisé d'après un scénario de Kaneto Shindo, lui-même adapté d'un roman de Takashi Suzuki, Elégie de la bagarre démontre une nouvelle fois, que le talent de Suzuki ne s'arrête pas aux seuls films de polars débridés.

Le jeune adolescent Kiroku est éperdument amoureux de Michiko, la pieuse fille des propriétaires de l'appartement qu'il loue. Cherchant à canaliser ses désirs sexuels, il rejoint une bande de voyous local pour apprendre à se battre comme un homme. Son nouveau comportement déplait fortement aux autorités locales et il est rapidement expulsé de son école. Envoyé dans un lycée de campagne, il se heurte rapidement à la mentalité militariste régissant.

L'une de ses oeuvres dont il est le plus fier, selon son propre aveu, Elégie de la Bagarre se distingue clairement des autres productions courantes de Suzuki. Adaptation du roman de Takashi Suzuki par le génial Kaneto Shindo (réalisateur, entre autres, de L'Ile Nue et de Onibaba) et œuvre de commande par son employeur, les studios Nikkatsu, Suzuki s'approprie avec délectation du sujet en le complétant avec force éléments autobiographiques. Pourtant, les exécutifs de la Nikkatsu veillait au grain, offusqués qu'ils avaient été par les dernières réalisations du réalisateur hyper-créatif. Ils exigeaient à ce que Suzuki tourne en Noir et Blanc, pensant ainsi éviter ses débordements visuels aux couleurs pétaradantes. Le réalisateur n'en avait cure, obtenant de son chef-opérateur des magnifiques contrastes peu habituels à son époque et reportant sa folie créatrice sur le traitement même de l'image : des nombreuses expérimentations particulières pleines de sens parsèment ainsi le métrage, tel l'écran coupé en deux lors de l'arrivée de Kiroku dans le nouvel établissement scolaire et l'isolant avec son professeur du reste de la classe ; ou les rapides inserts en gros plans des responsables de l'école matraquant le jeune homme de leur devise quasi fascisante.

Souvent accusé de privilégier la forme sur le fond et de se concentrer d'avantage sur ses expérimentations visuelles plutôt que de suivre le propre fil de son intrigue, Suzuki ne peut accuser de ce ''défaut créatif'' dans le cas présent. Loin de là : lui-même mobilisé à l'âge de vingt ans pour servir à l'armée japonaise lors de la Seconde Guerre Mondiale, le réalisateur prend très à cœur l'histoire de Kiroku. Ne se privant bien évidemment pas à re-écrire de nombreux passages du scénario originel, afin de mieux conformer un récit autrement plus académique à ses propres interprétations, Suzuki ne perd pas des yeux le message essentiel : la conformation d'une jeunesse au prochain soulèvement national.

L'action du film se déroulant dans les années '30s, les jeux apparemment innocents des adolescents sont bien évidemment de toute une autre portée. Les déboires de Kiroku sont dans un premier temps métaphore de la difficile adolescence. Premiers émois amoureux, le jeune homme cherche à prouver sa virilité et à canaliser ses pulsions sexuels par la bagarre - si typique des mâles en devenir. Tel que le titre ne le laisse pas supposer, ni les préparatifs aux combats (lames de rasoirs cousus aux extrémités des casquettes ; une brosse truffée de clous,…) entr'apercevoir, les combats ne sont finalement que simple jeux d'enfants. Les armes ne sont finalement que peu utilisées durant l'action et les clans s'affrontant se dispersent à la moindre (fausse) alerte de police. En revanche, le danger provient de leur environnement immédiat - des adultes responsables de leur éducation. D'abord élève d'une école préparant à l'école militaire, Kiroku intègre ensuite un lycée régi par de fortes devises traditionalistes et peu enclins envers les étrangers. Jeunesse toute entière formatée au prochain élan nationaliste du Japon durant la Seconde Guerre Mondiale. Suzuki se moque donc gentiment de la difficile crise d'adolescence de par le personnage de Kiroku, obligé de ''se battre pour ne pas avoir à me masturber'', égratignant par la même son bouc émissaire favori : la religion (où le propre attouchement est considéré comme pêché) ; mais au-delà, il prolonge la dénonciation du gauchiste et profondément anti-guerriste scénariste Kaneto Shindo de la culpabilité des anciennes générations à avoir incité les générations futures à participer à la guerre.

D'où également la (courte) présence à l'écran d'un personnage pourtant clé de l'Histoire du Japon : le révolutionnaire nationaliste socialiste Ikki Kita, que Kiroku ira soutenir en fin de film. Kita était un vaillant défenseur de l'ancien ère Meiji (1868-1912). Il écumait les campagnes en incitant de jeunes officiers à renverser les pouvoirs corrompus en place pour redonner pouvoir à l'Empereur et réprimander les influences occidentales. Principalement entendu par des couches pauvres de la société, il réussit à réunir 1400 hommes et à investir les principaux bâtiments administratifs de Tokyo. Les ministres de la finance et de l'Armée ont été assassinés ; mais le putsch non soutenu par l'empereur et très rapidement étouffé. Kita fut condamné à mort l'année suivante, mais ses idées nationalistes amenèrent le pays un repli sur soi allant jusqu'à leur participation à la Seconde Guerre Mondiale.

Violente charge contre les institutions militaires et le conditionnement des enfants par le système, Suzuki réussit à consolider l'art et essai avec un certain cinéma populaire et de précéder le semblable Orange Mécanique.
 
Bastian Meiresonne