.La femme des sables
 
Titre original:
Suna no onna
   
Réalisateur:
TESHIGAHARA Hirosh
i
Année:
1964
Studio:
Toho
Genre:
Drame
Avec:
OKADA Eiji
KISHIDA Kyoko
ITO Hiroko

Marchands de sable

Nouvelle et brillante collaboration entre le Prix Nobel de la littérature Kobo ABE et le réalisateur Hiroshi Teshigahara, La Femme des Sables est une nouvelle métaphore kafkaïenne de la condition humaine.

Après avoir manqué le bus le ramenant à la ville, un entomologiste parti récolter des insectes dans un coin reculé et désertique du Japon accepte de passer la nuit chez une habitante de la région. Logé dans une maison au fond d’un profond trou de sable, il aura la mauvaise surprise d’être fait prisonnier. Condamné à déblayer le sable, afin d’empêcher d’être enseveli, il cherche par tous les moyens à s’échapper de son triste sort ; mais des villageois veillent…

Les majors ayant atteint leur pic de production (547 films réalisés en 1960) dès le milieu des années cinquante, se cristallise un paradoxe concernant les films indépendants. Si beaucoup de petites sociétés de production font faillite, d’autres tirent l’épingle du jeu en permettant une entière liberté artistique aux réalisateurs. Mieux, des films produits avec très peu de moyens attirent l’attention du marché international – dont L’Ile Nue de Kaneto Shindo est le précurseur – et imposent les films japonais comme une nouvelle valeur sûre pour les nombreux festivals de prestige à travers le monde. La Femme des Sables fait partie de ces réussites incontestables, considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands classiques du cinéma japonais. Réalisé avec 100.000 dollars, le métrage se verra attribué le Prix Spécial du Jury du Festival de Cannes en 1964 et sera nommé aux Oscars pour le meilleur réalisateur et le meilleur film étranger.

La Femme des sables constitue la seconde collaboration fructueuse entre le Prix Nobel de la Littérature Kobo ABE et le réalisateur Hiroshi Teshigahara après leur premier projet en commun, The Pitfall (Le Traquenard). Adaptant lui-même son roman homonyme, Abe réussit parfaitement à transformer son absurde et difficile histoire en un scénario transposable au grand écran ; mais le plus grand mérite revient à Teshigahara, rendant parfaitement justice à l’histoire de par sa judicieuse mise en scène. Optant pour une réalisation plus formelle et académique que dans ses autres métrages, il traduit merveilleusement le climat oppressant, la sexualité sous-jacente et surtout l’omniprésence du sable en mouvement. Abe insiste longuement sur l’activité du désert dans ses livres et arrive à retranscrire avec une grande précision formes et ondulations occasionnées par les effets du vent et de l’érosion. Se référant à son passé de documentaliste, Teshigahara capte exactement ces mouvements en quelques plans fixes époustouflants de beauté naturelle. Au-delà de ces nombreux inserts, le réalisateur n’en néglige pas pour autant son histoire. Métaphore absurde sur la condition de l’homme, le film se réfère autant au mythe de Sisyphe (un être condamné à pousser éternellement un rocher rond en haut d’une colline, alors que la pierre dévale de l’autre côté du sommet dès le but quasiment atteint) qu’aux ambiances particulières de Becket ou de Kafka. L’intrigue en elle-même n’a donc peu de sens pour celui qui s’attend à une histoire formatée et il faut davantage se laisser envoûter par un rythme lent et enlaçant ; et au-delà de son postulat 'absurde', le récit atteint une portée universelle. L’entomologiste se plaint dès le départ d’être harassé par les éternelles paperasseries de la ville. Sa seule passion est de collecter des insectes, qu’il place sous verre en espérant trouver une espèce inconnue à laquelle il pourra attribuer son propre nom. Dénonciation, dès le départ, d’une morne vie quotidienne envahie par une société oppressante, l’homme espère sortir un jour de son relatif anonymat.

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L’emprisonnement au fond du puits de sable n’est rien d’autre que la transposition de cette même vie, mais réduite au minimum. Afin de pouvoir survivre, le couple involontaire formé par l’entomologiste et l’occupante des lieux est obligé d’évacuer sans cesse le sable menaçant de les ensevelir. Mêmes gestes quotidiennes répétées à l’infini et dont la seule récompense sont de l’eau, des vivres et quelques produits ‘’de luxe’’ tels que cigarettes, alcool et journal offerts par des villageois anonymes s’enrichissant sur le dos de leurs ouvriers (évident renvoi aux pouvoirs hiérarchiques). Lorsque la liberté est enfin rendue à l’entomologiste, il refuse de la saisir, finalement satisfait de son conditionnement actuel (et craignant peut-être également l’environnement hostile, qu’il n’avait su affronter seul lors d’une précédente tentative d’échappement). Enfin, sa découverte révolutionnaire (obtenir de l’eau à partir de sable en plein milieu désertique) ne sert à rien : il abandonne de lui-même l’idée d’en tirer un quelconque profit, sachant sans doute que les villageois n’en feront rien. Enfin, la sexualité est une autre thématique forte du film. L’occupante des lieux devient finalement femme par la force des choses ; avouant d’elle-même que dans un autre contexte, l’entomologiste ne l’aura sûrement jamais remarqué, les circonstances provoquent naturellement leur rapprochement et même le souci de l’homme, quand sa femme est en souffrance. Les juxtapositions des plans du sable en mouvement avec ceux du corps de la femme renvoient au côté ‘’insaisissable’’ de l’amour ; un sentiment dont on ne pourrait saisir le pourquoi du comment.  

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Cauchemar éveillé, une œuvre fascinante soulignée par une composition minimaliste de Toru Takemitsu collant parfaitement aux images. Se prêtant à de très nombreuses interprétations même après de nombreux visionnages, Abe et Teshigahara réussissent le difficile exploit de créer une œuvre avant-gardiste pleine de sens. Un style réservé à un public averti, mais en l’état un pur chef-d’œuvre intemporel. A noter, qu’il existe deux versions du film : la première accuse une durée de 147 minutes, qui a été réduite par son réalisateur à une durée de 124 minutes pour sa participation au Festival de Cannes.

 
Bastian Meiresonne