.Les Funérailles des Roses
 
Titre original:
Bara no soretsu
   
Réalisateur:
MATSUMOTO Toshio
Année:
1969
Studio:
ATG
Genre:
Drame
Avec:
Peter
SHIRO Yoshimi
FURAMENKO Umeji
MANJI Taro
 dre
Oedipe, roi japonais

Depuis le début des années 60, Toshio Matsumoto s’intéresse à faire concilier art et cinéma au travers de ses courts films expérimentaux, véritables travaux visuellement incroyables. On peut y croiser une Mona Lisa perdue en plein trip sous acide aussi bien qu’un démon japonais vert errant dans une forêt rouge. Avec ces expériences irréalistes, le réalisateur s’interroge sur l’image et son fonctionnement, faisant preuve d’une grande imagination où symboles, couleurs et sonorités s’entrecroisent sans chercher à trouver une quelconque cohérence, il explose une approche conventionnelle.

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Pour Les funérailles des roses, l’homme va partir d’une base solide, celle du mythe d’Œdipe soit une histoire très classique et connue de tous, un homme tue son père et épouse sa mère. Cette tragédie, Matsumoto va la transposer dans un contexte contemporain, le Japon mouvementé de cette fin des années 60. Mais l’histoire en elle-même n’aurait que très peu d’intérêt si Matsumoto n’y posait pas ses folles idées sans exploiter les doutes de l’époque. Ainsi Œdipe devient un travesti, son père le patron d’une boite gay et sa mère une humble coiffeuse. Et puisque le personnage principal change d’apparence en devenant ouvertement une jeune femme, toute l’histoire et sa logique de base se retrouve inversée. Cet Œdipe va incarner le manque de repères d’une génération livrée à elle-même, prisonnière d’une réalité troublée qu’elle s’efforce de transformer à sa manière. Matsumoto explore constamment la frontière entre réel et imaginaire, avec ce film il nous présente l’envers du miroir.

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Le mythe d’une jeunesse ?
Choisir le mythe d’Œdipe comme base du film, ce n’est pas seulement vouloir réactualiser l’histoire en la modernisant dans sa forme, c’est aussi partir d’un récit symbolique reflétant plutôt bien l’état de cette société moderne. On peut voir ce mythe comme l’histoire parfaite d’inpidus aveuglés par leur ignorance, source de la tragédie, qui s’engagent dans des situations sans les connaître, sans en mesurer les éventuelles conséquences. Au niveau du Japon moderne, la présence de troupes américaines dans le pays provoque une vive contestation de la part d’une jeunesse qui essaye de trouver des repères. Et quand des adultes protestent à leur façon dans la rue, ils sont regardés comme des bêtes de foire, étranges et incompris, ils ne sont qu’une attraction de la rue devant laquelle les passants s’arrêtent quelques secondes par curiosité, mais c’est tout, la valeur symbolique n’existe pas. C’est la victoire de l’ignorance et de l’indifférence dans une société qui semble refuser de considérer ses cicatrices, dont certaines peinent à se refermer. Cette jeunesse sans passé est aussi sans illusion quant à son avenir, il ne lui reste plus qu’à tenter de savourer son présent dans l’insouciance, la joie et la bonne humeur.

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Histoire de miroirs
Eddie, le jeune personnage principal travesti, est une icône de la contradiction des envies de cette jeunesse. D’un côté, c’est un jeune homme sans vie et sans origine, de l’autre, une jeune femme resplendissante demandée par tous les hommes. Et malgré sa beauté, Eddie ne cesse de se poser des questions sur lui-même, il n’arrête pas de se regarder dans un miroir comme s’il cherchait à voir son véritable lui. Le miroir est d’ailleurs une figure récurrente du film, il renvoi l’image inversée des décors et des inpidus, il montre une autre facette de la réalité. C’est pourquoi Eddie se regarde régulièrement avec insistance, est-ce que ce reflet c’est lui, ou bien juste un inpidu qui se cache derrière un masque. Alors qu’il est censé affirmer son être intérieur, en devenant ce qu’il ressent, soit une jeune femme, il éprouve toujours la volonté de s’affirmer une nouvelle fois. Quelque part, devenir une femme n’est peut-être pas suffisant, c’est peut-être un déni de la réalité inconsciemment orchestré par son esprit ? La jeunesse est seule, personne n’est là pour l’aider ou la guider, elle doit se débrouiller dans l’incertitude. C’est une crise d’identité en roue libre, Eddie ne parait pas savoir pas ce qu’il est. Dans un autre genre de problème, il y a Leda, un travesti animé par l’esprit de compétition qui n’espère qu’une chose, entretenir une relation sérieuse et durable avec le patron. Mais Eddie se pose en rude adversaire malgré elle. Pour Leda, son problème est de savoir si elle est la plus belle, un peu comme chez Blanche Neige, elle interroge le miroir comme s’il était détenteur d’une quelconque vérité sur l’image ou l’apparence. La place de cet objet démontre à quel point les inpidus espèrent trouver une réponse dans ce qui n’est qu’un simple miroir renvoyant un reflet, c’est la croyance toute-puissante dans le reflet vérité, dans l’apparence.

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L’ambiguïté du cinéma
Toshio Matsumoto ne compte pas suivre la linéarité de l’histoire, il va au contraire s’employer à déconstruire son récit, à le faire exploser pour bien souligner l’éclatement des repères de cette société. Pour autant, le film ne gagne pas en incohérence, s’il insère selon les moments des débuts ou des fins de séquences, il vient toujours donner la suite ou la fin de la séquence un peu plus tard, tout comme un puzzle qui trouve forme au fur et à mesure. Mais à cette idée, il va se permettre d’insérer de temps en temps des images ou des courtes scènes qui sortent de nulle part et brisent le rythme ou l’ambiance d’un passage, un peu comme si cette soudaine apparition venait provoquer l’histoire et sa compréhension, manière d’appeler à notre doute et à notre incompréhension. À cela, le réalisateur se permet aussi de traduire concrètement la différence entre réalité et film. En pleine scène d’amour, on pourra entendre un ‘coupé’ et du visage en extase d’un acteur nous passons à un plan d’ensemble. Il s’agit d’une véritable mise en abyme puisqu’à la façon d’un documentaire, une caméra filme l’équipe, y compris Matsumoto, dans cette entre scène.

On peut voir les acteurs se relâcher et discuter rapidement entre eux pendant que le réalisateur parle avec un acteur et que les assistants se reposent. L’idée est simple et s’oppose parfaitement à l’obsession du miroir et de son reflet. Nous passons derrière la scène jouée pour voir l’organisation du film, Matsumoto brise le reflet pour dévoiler l’envers du décor, cette réalité que nous ne sommes pas, en tant que spectateur, censés connaître. Il ne s’arrête pas là, assez régulièrement nous pourrons voir l’un des acteurs du film se faire interviewer par Matsumoto, la caméra est rivée vers l’acteur seul qui nous fait face et peut s’exprimer en dehors de son rôle. Le réalisateur cherche à savoir ce que peuvent penser les comédiens vis-à-vis de leurs rôles, et d’ailleurs il va obtenir des informations intéressantes avec Peter, l’acteur principal, qui lui avoue adorer ce rôle et se sentir très proche, mis à part sur la question de l’inceste. En plus d’intégrer l’acteur directement dans son film, il nous montre l’ambiguïté de l’inpidu, jusqu’où la comédie s’arrête ? Par la même occasion, il instaure un certain réalisme dans son propos puisqu’il filme un milieu gay dont la vision est approuvée par Peter, un habitué de ce genre d’endroit. Matsumoto prend volontairement une distance vis-à-vis de l’histoire d’une jeunesse qui ne sait justement pas ou plus faire de différence entre la réalité et les apparences ou autre idées imaginaires.

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La réalité d’une jeunesse dévoilée
L’époque veut que la jeunesse commence à se libérer de certaines contraintes morales comme celles concernant la sexualité. Désormais elle peut afficher sa tendance, à l’image de Eddie et des autres travestis, ou encore décider librement de coucher avec n’importe qui, de s’adonner à quelques partouzes. Même si l’idée peut paraître extrême, la jeunesse expérimente pleinement sa liberté. À côté des travestis, Matsumoto nous invite dans le milieu de la contestation avec ce groupe de communistes. Tout d’abord chez ces jeunes-là, on peut distinguer des apprentis réalisateurs avec en tête un dénommé Guevara dont l’idéalisme doit accepter de se doter d’une fausse barbe et moustache, l’apparence demeure une contrainte, même dans ce groupe. Mais en tant que réalisateur, il faut avouer que ce jeune homme a des idées et sait les mener à bien. Il travaille concrètement sur les images pour accoucher d’un film trip où des images en mouvements sont alterner avec des images fixes, le tout extrêmement rapidement et apparemment sans logique, ni cohérence, il réalise un véritable trip où les images n’ont même plus le temps d’exister, elles ont à peine le temps d’apparaître et disparaître d’une façon cyclique.

Et cette considération des images se retrouvera lorsqu’ils regarderont tous ensemble la télévision et un reportage sur des manifestations estudiantines. L’image de la télé ne doit pas être nette, elle se doit d’être tourmentée, d’ondulée en permanence afin d’être en adéquation avec le propos violent. Quand cette jeunesse ne s’amuse pas avec les images, elles s’amusent avec la musique psychédélique et les joints pour s’envoler doucement vers un monde inconnu. Une nouvelle fois, Matsumoto fait intervenir des véritables fumeurs pour connaître ce qu’ils éprouvent à chaque fois qu’ils fument un joint. La jeunesse organise dans ses rêves une révolution qu’elle ne peut penser à mener en réalité, des idées et valeurs qui demeurent cloisonnées au fond des esprits d’une jeunesse droguée, une contre-culture ignorée.

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Les cendres d’une image
Les funérailles des roses s’apparente à une énorme expérience symbolique où Matsumoto expose l’ambiguïté continuelle de la jeunesse japonaise, avec la recherche d’identité, de valeurs, de repères et d’origine dans un monde devenu irréel. C’est sans doute pour cette raison que le réalisateur se propose de créer une distance entre film et réalité de la même façon qu’il apportera une influence de dessin animé, BD. Dans ce dernier cas, il instaure au sein même du film un certain recul face au côté réalité du récit, deux femmes se disputent et quand elles commencent à s’insulter, le cadre prend la forme d’une case de BD où chacune à son tour lance une insulte qui s’écrit dans une bulle. Concernant l’aspect dessin animé, il faut le mettre en parallèle avec la musique sortie tout droit d’un cirque, ce qui une fois mixé à une vidéo accélérée rend un côté assez guignolesque. D’ailleurs, il y a une scène ressemblant énormément à la partie à trois du futur Orange Mécanique, sauf qu’ici il ne s’agit pas de sexe mais de drogue à ranger au plus vite d’où l’accélération des personnages et une musique classique à laquelle on aurait enlevé une note sur deux.

À force de jouer constamment sur l’opposition entre réalité et fiction, on se retrouve emmené dans une ambiguïté vivante où d’une scène à l’autre Matsumoto peut opposer deux idées sans se poser de question, faire évoluer un travesti en quête de vérité réelle pour ensuite montrer l’acteur travesti retrouvant sa réalité. Cette opposition permet de porter un regard critique sur cette société d’époque où l’on peut se rendre compte que la jeunesse essaye de fuir une réalité par tous les moyens possibles, que ce soit la drogue qui résulte d’une contre-culture underground, que ce soit en se travestissant une manière de jouer avec les apparences communes. La jeunesse provoque mais s’enferme dans son nuage, aveuglée par sa perte de repères, elle cherche désespérément une identité au sein d’une société éclatée incapable de lui offrir une aide, la famille n’existe plus, il n’y a plus que les inpidus seuls.

 

Michaël Stern (Wild Grounds)