.Gemini
 
Titre original:
Soseiji
   
Réalisateur:
TSUKAMOTO Shinya
Année:
1999
Studio:
Toho
Genre:
Fantastique
Avec:
MOTOKI Masahiro
TSUTSUI Yasutaka
FUJIMURA Shiho
ASANO Tadanobui
Pit Fall

Neuf ans après son précédent film de commande, TSUKAMOTO accepte de s'atteler à l'adaptation d'une nouvelle du célèbre romancier fantastique RAMPO Edogawa. Bien mieux maîtrisé que son Hiruko, le réalisateur parvient cette fois à adapter son style à un formalisme académique tout en préservant le cœur même de son univers si personnel.

Yukio est un jeune et brillant médecin issu de la bourgeoisie japonaise. Tout pour être heureux, des étranges événements commencent pourtant à chambouler son apparent bonheur après qu'il se soit lié à la mystérieuse Rin, une femme amnésique rencontrée au bord d'un fleuve. Ses parents décèdent à quelques jours d'intervalle dans d'étranges circonstances. Un soir, le médecin rencontre son double, qui le jette au fond d'un puits pour prendre sa place au quotidien…

N'ayant gardé aucune rancune envers TSUKAMOTO après le cuisant échec de leur précédente collaboration sur Hiruko, le producteur NAKAZAWA Toshiaki propose au réalisateur d'adapter une nouvelle du célèbre romancier d'horreur et d'épouvante japonais RAMPO Edogawa (surnom d'après la prononciation japonaise d'Edgar-Allan Poe). Le réalisateur accepte de bonne grâce pensant tout d'abord leur nouveau projet en commun comme un moyen-métrage tourné en 16 mm pour une sortie dans un circuit restreint de salles. Mais la Toho, ayant eu vent de l'affaire propose son soutien notamment par le biais d'une large distribution en salles aux seules conditions que le film atteigne la durée d'un long-métrage (plus d'une heure), qu'il soit tourné en 35 mm tout en préservant le budget pensé à l'origine. Ainsi restreint, le tournage ne sera pas forcément une partie de plaisir, TSUKAMOTO se devant de préserver tout dépassement de budget et de respecter les délais de prises de vue impartis. Véritable défi personnel, le réalisateur s'en sort avec les grands honneurs, chamboulant entièrement ses habitudes de tourner, innovant dans sa mise en scène et délivrant un résultat final ne laissant rien paraître de ses modestes ressources financières. Du roman de départ, TSUKAMOTO ne préserve finalement qu'une vague ligne conductrice, s'appropriant le matériau originel pour le détourner à son propre univers. Sage décision, le réalisateur préservant ainsi un entier contrôle artistique, tout en assurant la réussite d'une adaptation pas forcément gagnée d'avance. Le choix de sa mise en scène est véritablement surprenant. Evoluant dans le rigide cadre commercial, il choisit d'expérimenter pour la première fois une réalisation quasi académique. De longs plans-séquences et une caméra fixe tranchent sur les singulières expérimentations visuelles du passé. Seuls quelques brefs mouvements frénétiques trahissent sa patte indéniable, comme un rapide mouvement en arrière pour suivre la rapide avancée d'une domestique en train de passer le chiffon par terre ou le superbe rendu de la chute de Yukio au fond du puits.

TSUKAMOTO ne sacrifie pourtant pas sa fougue légendaire au profit d'un projet purement commercial. Le parti pris même de cette mise en scène assagie constitue pour lui un excellent champ d'expérimentation pour ses futures réalisations et intrigue (décors et personnages restent fidèles à son univers particulier). Si Hiruko pêchait encore depar sa relative inexpérience dans le domaine de la réalisation, le choix de sa mise en scène sur "Gemini" est pleinement assumé. Si la chasse aux démons avaient constitué un véritable hommage aux cinéastes américains préférés du réalisateur, le présent conte fantastique serait plutôt une directe référence à ses modèles nippons favoris. L'académisme de sa mise en scène renvoie directement à des classiques, notamment de la décennie 70's (correspondant à la période où TSUKAMOTO s'est mis à dévorer les films japonais). Cadrages, lumière et décors - et surtout la scène du puits - renvoient directement aux classiques d'OSHIMA Nagisa, ("L'empire de la passion") ou de TANAKA Noboru (La maison des perversités également tiré d'une nouvelle de RAMPO) ; quant à l'ambiance et aux principales scènes, TSUKAMOTO se réfère à des monstres du cinéma nippon qu'il vénère : Akira KUROSAWA et Shohei IMAMURA. L'œuvre de KUROSAWA est abordée à travers le thème du médecin, se référant ainsi directement au Duel Silencieux (un brillant docteur soigne des blessés au front avant de revenir parmi les siens) et à Barberousse (un imposant docteur fait payer très cher les consultations de riches marchands pour pouvoir permettre de traiter gratuitement les pauvres).

IMAMURA est également cité au détour de nombreuses scènes. Rien que l'ouverture du film rend un profond hommage au réalisateur. La carcasse d'un gros animal est rongé par de petits rats. Renvoyant au cadavre du chat rongé par les vers dans Tokyo Fist, ce plan rappelle également la large utilisation métaphorique des qui parcourt l'œuvre d'IMAMURA (atteignant son apogée dans son remake de La Ballade de Narayama). Les rats représentent bien évidemment le "petit peuple" dont il sera largement question par la suite et qui rejoint une autre thématique chérie par le vieux réalisateur : la différence des classes et la véritable force des "sous-couches populaires". Outre l'histoire fantastique entre les deux frères jumeaux, TSUKAMOTO aborde largement la question d'une société à deux vitesses, prolongeant ainsi sa réflexion commencé dans Bullet Ballet (conflit intergénérationnel). Le Japon a depuis toujours connu de larges disparités entre "castes", que ce soit par l'instauration du shogunat au cours des siècles derniers jusqu'à l'avènement de la société dite "moderne" qui a contribué à profondément creuser l'écart entre riches et pauvres. Malgré la gentillesse et son habilité légendaire dans son métier, le docteur Yukio éprouve un large dédain pour la classe populaire. Pauvre, sale et non cultivée, il refuse même de tenter de sauver un enfant lépreux au cours d'une séquence anthologique pour préférer sauver le maire tombé sur un pieu au cours d'une beuverie. Faisant preuve d'un total dédain envers les vrais nécessiteux, le port d'une armure grotesque pour se préserver des possibles microbes illustre également la métaphore d'un "blindage" envers la caste rejetée. TSUKAMOTO ne va d'ailleurs pas non plus de main morte quant à la description des "pouilleux. N'hésitant pas à les représenter de manière crasseuse à l'instar d'un IMAMURA (dans Eijanaika et Ballade de Narayama), il force carrément le trait par rapport à une représentation réaliste. Au cours de séquences en flash-back sur la vie de Rin au sein du bidonville, les personnages aux trognes impossibles prêtent pratiquement à rire tant le style est outrancier. Habillés de haillons multicolores, ils arborent de crêtes punk et cheveux en pétard. Inspirations tout droit sorties d'un univers manga, TSUKAMOTO force le trait pour représenter l'idée totalement erronée que s'en fait le docteur Yukio. Enfin, les séquences musicales renvoient à Eijanaika de Shohei IMAMURA, où les pauvres défiaient riches et autorités répressives par leur danse légendaire.

Quant à l'intrigue en général, elle est une nouvelle fois la prolongation des thèmes chers au réalisateur. Nouveau triangle amoureux, dont la femme est disputée par deux hommes, Rin constitue l'élément catalyseur de l'histoire. Forte pour s'être sortie seule de son abandon par son mari, elle a géré parfaitement son ascension sociale en devenant la femme d'un riche médecin. Dans le même temps, elle s'accroche encore à l'image de son ancien mari en espérant toujours son retour. En fait, si l'histoire est racontée du point de vue du médecin Yukio, Rin est la principale protagoniste du film. Tout ne tourne qu'autour de son cheminement, de sa mystérieuse présence, en passant par la révélation de son obscur passé jusque dans l'accomplissement de la véritable personnalité de son mari. L'étrange essence fantasque de l'histoire trouve son explication dans sa version des faits (elle s'est mise avec le médecin qui lui rappelait son mari disparu). Souhaitant le retour de ce dernier, une fois son vœu exaucé elle prend peur de l'accaparement du personnage de Yukio par son maléfique frère jumeau et souhaiterait juste l'inverse. La fin lui accordera son souhait le plus cher : comme tous les personnages de TSUKAMOTO, Yukio se sera dépassé tout en intégrant de nouvelles notions de respect et d'ouverture d'esprit. Il pourra alors assurer le bonheur de sa femme.

Par le biais de ce personnage, TSUKAMOTO exprime une nouvelle fois sa fascination pour la violence. Par l'accomplissement (récupérer sa femme et sa vie), Yukio doit passer par la violence (et la mort) pour constituer sa véritable personnalité. Tuer, pour pouvoir mieux reconstruire (il est désormais prêt pour aller soigner les classes défavorisés, en suivant un enfant, signe de l'espoir de l'avenir), une récurrence évidente dans la filmographie du réalisateur. Gemini constitue un nouveau pas important dans la carrière de TSUKAMOTO, réussissant à concilier désormais une mise en scène plus réfléchie et posée tout en préservant ses mouvements caractéristiques. L' adaptation de RAMPO lui permet mieux que jamais emballer ses thématiques dans un véritable conte passionnant.

 
Bastian Meiresonne