.L'île nue
 
Titre original:
Hadaka no shima
   
Réalisateur:
Shindo Kaneto
Année:
1960
Studio:
Kindai Eiga Kyodai
Genre:
Drame
Avec:
Tonoyama Taiji
Horimoto Masanori
Hotowa Nobuko
Tanaka Shinji
 dre
Paradis Perdu

Essai minimaliste muet à l'approche documentariste, Shindo signe une puissante métaphore sur la condition humaine.

Une famille de paysans vit reclus sur un îlot aride sans source d'eau naturelle. Pour travailler un petit lopin de terre et subvenir à leur propres besoins, ils sont obligés de s'approvisionner plusieurs fois par jour en eau potable sur une île voisine. Seule la prise d'un poisson rompt la monotonie de leur quotidien. Jusqu'au jour, où l'un des fils tombe gravement malade.

Se refusant aux projets purement commerciaux imposés par les grandes maisons de production de son époque, le réalisateur Shindo Kaneto créa dès 1950 sa propre compagnie, la Kindai Eiga Kyokai. Il jouissait ainsi d'une totale liberté artistique et pouvait mettre en scène des projets plus personnels, qui n'auraient jamais trouvé de financeurs au sein des majors. Son indépendance signifiait également s'adresser à un public plus restreint et suite à plusieurs échecs, la société était au bord de la faillite dès la fin des années 50. L'île nue allait être le film de sa dernière chance, celui dont allait dépendre la survie de sa compagnie et la suite de sa carrière. Produit avec très peu d'argent et tourné dans des conditions difficiles, le film ne trouva aucun distributeur. Ce n'est que par pure chance, que le film sera finalement sélectionné pour participer au Festival de Moscou en 1961 et il repartira avec le premier prix. La presse russe est unanime et revendique même le film d'être la parfaite métaphore de la pensée communiste. Si le sujet pourrait effectivement faire penser à une certaine idéologie, le sujet est ailleurs et la concordance avec la pensée marxiste purement fortuite. L'énorme succès en Russie permit en tout cas d'exporter le film vers d'autres pays étrangers et d'acquérir une renommé internationale. La Kindai Eiga Kyokai était remise sur les rails et Shindo était dorénavant considéré comme le pionnier et fer de lance d'une Nouvelle Vague du cinéma japonais - existant pourtant déjà depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

Si le succès semble aujourd'hui justifié, la première appréhension du métrage en lui-même n'est pas facile. Shindo s'échine le gros du métrage durant à filmer le couple en train d'acheminer de l'eau d'une île à l'autre, des traversées en bateau selon une technique difficilement assimilable (la ''godille"), à l'harassante portée des seaux d'eau sur les raides pentes de l'île. La répétitive monotonie des scènes se succédant et se ressemblant au fil des saisons ne sera interrompue qu'à de rares occasions par des faits et gestes anodins jusqu'au ressort dramatique final lui-même rapidement désamorcé. Pourtant, la véritable force du film se trouve ailleurs. La trame basique ne sert que de métaphore au véritable sujet du film, celui de la condition propre à l'homme. Shindo détaille cette théorie par sa seule mise en scène. Le film s'ouvre par une brève introduction de l'île et l'introduction des personnages, nécessaires au spectateur de se repérer dans l'espace et de prendre connaissance des protagonistes. Ce sont pourtant trois plans successifs, qui donnent le vrai départ du film : celui où le couple avance péniblement de loin vers le premier plan de la caméra. Shindo reprend à trois reprises exactement le même cadrage avec la même action, en se plaçant simplement à chaque arrivée des personnages à nouveau à bonne distance, mais sur le même chemin droit. Il signifie ainsi la longueur du trajet - irrémédiablement prolongée alors que les protagonistes semblent avoir touché au but en arrivant devant la caméra - mais également une ligne de vie imaginaire, segmentant la vie en trois étapes connues (enfance, l'âge adulte et la vieillesse). Ce procédé sera contrebalancé plus tard dans le film, quand le père devra suivre un trajet sinueux à la recherche d'un médecin pour son fils malade.

Les nombreuses scènes de l'acheminement de l'eau, ainsi que de l'arrosage du champ poussiéreux caractérisent clairement la répétition de nos faits et gestes à notre travail, comme dans notre vie quotidienne. Le découpage détaillé à l'intérieur même de l'approvisionnement en eau renvoie directement à la difficulté toute relative de l'homme à accomplir une tâche. Rien n'est donné dans la vie, tout s'acquiert par l'effort, mais toujours sur une route tracée (le chemin tortueux vers le champs). La gifle de la mère par son mari est représentatif de la soumission de la femme à l'intérieur de la cellule familiale japonaise à l'époque du film, mais dit également que pour toute faute (professionnelle), il faut s'attendre à une sorte de punition afin de pouvoir progresser / prendre garde à ne pas réitérer son erreur. La relative monotonie peut pourtant être interrompue par des événements extérieurs ; ainsi la prise du poisson, qui permet à la famille une excursion à la grande ville.

Shindo accorde également beaucoup d'importance à la religion à l'intérieur de son film. Quand il ne cadre pas de larges portions du ciel (la divinité, le paradis), il va même jusqu'à filmer ses personnages en contre-plongée, les isolant complètement sur fond de bancs de nuages. Ceci bien évidemment pour n'en pas faire des divinités, mais des humains créés par Dieu ou aspirant vers le Paradis. Ceci renvoyant directement à la question du pourquoi de leur isolement : pour créer leur propre Paradis. Beaucoup de plans - cadrés de loin - enferment également les personnages entre une portion égale de ciel et de terre, caractérisant leur appartenance à la Terre grâce / face au Ciel. Lorsqu'un tel type de cadrage est appliqué, alors qu'ils travaillent leur champ, ceci est symbolique de la récolte future due au Ciel (Dieu, la pluie). La mort du fils représente la fatalité de la vie ; l'imprévue et - par extension - la cruauté de Dieu. La famille est mise à l'épreuve. La mère va d'ailleurs se révolter contre ce qu'elle devra endurer comme injustice, mais également contre sa condition humaine. Ceci ne serait sûrement pas arrivé, si la famille avait choisi de vivre autrement, mais ils auraient eu à endurer d'autres épreuves et n'auraient peut-être pas connu le bonheur dont ils semblent jouir au quotidien. Peut-être la mort de son fils est-elle également la punition de la mère, qui de par le fait d'avoir " volé " de l'eau dans une rizière sur une autre île a enfreint l'un des dix commandement (" tu ne voleras le bien d'autrui ").

L'île Nue est riche en interprétations et symboles forts. La répétition des scènes au quotidien font accorder à des détails autrement anodins un caractère plus événementiel : la prise du poisson, la joie de la famille et l'excursion s'ensuivant, la pluie menaçant de faire perdre la future récolte. L'utilisation du son est particulièrement judicieuse : l'orchestration musicale toute simple (basée elle-même sur une simple répétition de quelques notes) s'accorde parfaitement à la répétition des scènes. Le muet souligne la parfaite compréhension de la cellule familiale. D'ailleurs, la seule fois où sera utilisé un son direct et audible sera la scène où les deux garçons regardent un programme télé, parfaitement débile. Shindo dénonce - en avance de quelques décennies - les méfaits d'une communication stérile et inutile par le biais de la télévision. Si le réalisateur crée un semblant de bout d'île utopique, où une famille vivrait en parfaite harmonie, à la condition de vie ultra-difficile, mais peu inquiétée par des méfaits extérieurs (météo clémente toute l'année ; récolte satisfaisante, …), ce n'est que pour mieux détruire cette vision par une seule intervention dramatique - mais de taille ! Remettant le film dans l'œuvre de son réalisateur, on pourrait également citer l'inclusion d'éléments personnels (la maladie subite renvoyant aux victimes de la bombe atomique ; la mort du frère, métaphore de la brusque séparation de Shindo de ses propres frères et sœurs durant son enfance, …).

Reste que le film, si simple en apparence, est une magistrale leçon de cinéma et mérite amplement sa place parmi les grands classiques.
 
Bastian Meiresonne