.L'intendant Sansho
 
Titre original:
Sansho Dayu
   
Réalisateur:
MIZOGUCHI Kenji
Année:
1954
Studio:
Daiei
Genre:
Drame
Avec:
TANAKA Kinuyo
HANAYAGI Yoshiaki
KAGAWA Kyoko
SHINDO Eitaro
 dre
La vieille femme et la mer

Soucieux de préserver son statut confirmé de cinéaste international, Mizoguchi réalise l'une de ses plus belles œuvres et l'un des classiques du cinéma japonais.

Au Japon médiéval du XIème siècle, le gouverneur de la province de Putsu est obligé de s'exiler pour avoir favorisé les paysans,. Sa femme et ses deux enfants décident de le rejoindre six ans après son départ. En route, ils sont capturés par des marchands d'esclaves. Séparés, la mère est revendue comme une courtisane sur l'île de Sado, alors que sa progéniture est envoyée dans la province de Tango pour servir l'impitoyable Intendant Sansho. Après dix ans de servitudes et de basses besognes, les enfants réussissent à s'enfuir après qu'ils aient appris le lieu de détention de leur mère. Alors que la fille se noie volontairement dans un lac, son jeune frère part pour Kyoto demander clémence auprès du ministre de la justice. Elevé au rang de gouverneur, il se met en tête de perpétuer l'œuvre de son père et de réunir la famille.

Requinqué par le succès public et critique des Contes de la Lune Vague après la pluie et par le Lion d'Argent obtenu au Festival de Venise, Mizoguchi avait hâte de retourner derrière la caméra et d'asseoir définitivement son statut de cinéaste confirmé. Il chargea Fuji YAHIRO de lui rédiger une adaptation de Sansho Dayu du célèbre écrivain Mori Ogaï, spécialiste de l'ère Meiji à la fin du XIXième siècle. Ironiquement, le roman originel mettait en scène deux enfants ; or Mizoguchi n'avait d'affinités que pour des personnages adultes. Si le travail effectué par YAHIRO fut en tous points fidèle au matériel d'origine, le cinéaste rejetait en bloc sa version et demandait à son fidèle collaborateur Yoshikata Yoda de reprendre l'intrigue à zéro. Ce dernier ne retint du roman que le prologue et quelques grandes lignes et réinventa tout le restant de l'histoire pour coller au plus près des visions de son réalisateur adulé.

Si la trame principale suit le parcours initiatique d'un jeune homme, les femmes ne sont pas en reste dans le rôle de l'éternel protagoniste fort et bafoué ; mais le scénario s'intéresse plus encore à une page méconnue de l'Histoire japonaise et délivre une violente décharge contre des institutions abusives en place rendant la condition de l'homme opprimé difficile à subir. Dès le générique, le thème général est donné, situant l'intrigue à la période noire, où aucune loi ne régissait encore les hommes en devenir d'êtres civilisés. Le voyage initiatique du fils Zushio sera celle d'un barbare prenant conscience de la condition humaine et devenant un adulte responsable et civilisé en poursuivant la quête de justice entreprise par son père quelques décennies auparavant. De l'esclave sans remords marquant de pauvres congénères au fer rouge lorsqu'ils tentent de s'enfuir, il deviendra un gouverneur ordonnant d'abolir les lois sur l'esclavage dans sa province et punissant les supérieurs abusifs (dont l'intendant Sansho).

Son changement s'opère - forcément dans l'œuvre de Mizoguchi - grâce à l'apport d'une femme ; mais plus encore par l'unité familiale : d'abord un barbare, il retrouve subitement son innocence juvénile en cassant une branche en compagnie de sa sœur. Lui rappelant une scène du passé entrevue plus tôt dans le film, il se remémore leur voyage en compagnie de la mère et sa jeunesse. Ces réminiscences lui donneront la force de s'enfuir - réussi grâce au sacrifice de sa sœur, se noyant pour tromper la vigilance de leurs poursuivants - et de faire valoir la justice en se rendant chez le ministre, puis dans ses fonctions ultérieures d'éphémère gouverneur. Une nouvelle fois, le portrait des hommes est peu glorieux. Supérieurs cruels (l'intendant Sansho), marchands d'esclavages sous une fausse identité - les brigands du début du film à l'origine de la difficile condition de la famille - ou représentés comme faibles et lâches (Zushio s'écroule dès son premier jour d'activité en tant qu'esclave). Le succès de Zushio n'est dû qu'aux femmes : le sacrifice de sa sœur pour qu'il puisse s'échapper ; l'image et l'éducation de sa mère pour lui donner une raison de s'accomplir.

La mise en scène de Mizoguchi est particulièrement maîtrisée dans ce film. Impressionné par la représentation du premier film (La Tunique de Henry Koster) en cinémascope au Festival de Venise, il travaille encore d'avantage les larges et grands plans pour donner toute ampleur à son image. Faisant fi à son principe de refuser les plans rapprochés depuis les documentaires visionnés durant la Seconde Guerre Mondiale, il alterne ses cadrages pour se rapprocher de ses personnages. Il n'ira toujours pas jusqu'à insérer des gros plans simplement pour diriger l'attention du spectateur sur un détail en particulier ou pour obtenir une meilleure intensité dramatique, mais pour détailler d'avantage ses protagonistes principaux. Enfin, rarement l'action hors-champ n'aura été si bien rendu que, que ce soit en début du métrage pour arriver sur l'intrigue principale ou en cours de film, comme pour élucider le moment dramatique du marquage au fer rouge. Son découpage à l'intérieur des scènes est en parfaite harmonie avec le paysage, jouant un rôle fondamental dans ''L'intendant Sansho'' : le placement des personnages et leur lien avec les lignes imaginaires tracées par l'horizon sont parfaitement géométriques et décomposées comme dans un tableau peint.

La nature tient véritablement un rôle à part au cours de l'intrigue : les paysages représentent en toute circonstance l'état intérieur des personnages ou l'action en cours. Sols poussiéreux, boueux et piétinés à l'intérieur du village des esclaves ; forêt touffu et tortueux au moment de la décision de la fuite ; paysage illisible et brumeux au moment de la séparation de la mère de ses enfants ; village ensablé au moment où Zushio pense avoir trouvé sa mère, puis crique ravagée par un raz-de-marée au moment des véritables retrouvailles. L'eau est également omniprésente. Normalement signe de vie - le corps est constitué de 80 % d'eau et absolument vital pour la survie - elle est ici symbolique du chagrin et de la mort : éclatement et séparation de la famille, noyade de la sage-femme et de la sœur, deux fois meurtrière supposée de la mère (dite soit jetée du haut d'une falaise, soit emportée par un raz-de-marée).

Un classique incontestable, certains pourraient être rebutés par la relative lenteur si caractéristique de la plupart des œuvres de Mizoguchi ; il n'empêche qu'à travers ce rythme imposé, l'intrigue déploie toute sa puissance nécessaire et envoûte littéralement par la puissance de sa mise en scène rarement autant travaillée par le réalisateur. Si les retrouvailles d'avec la mère renvoient directement au City Lights de Charlie Chaplin (d'autant plus que dans le roman originel, la mère recouvrait la vue au toucher), cette scène ne demeure pas moins l'une des plus émouvantes de toute l'œuvre de Mizoguchi.
 
Bastian Meiresonne