Titre
original:
Sho o suteyo,
machi e deyo |
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Réalisateur: TERAYAMA Shuji |
Année: 1971 |
Studio: · Art
Theatre Guild & Jinriki Hikoki Shai
Genre: Avant-garde |
Avec:
SASAKI Hideaki SAITO Masaharu
KOBAYASHI Yukiko HIRAIZUMI Sei |
dre |
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Cinéma de rue
Image noire et fixe, attente,
longue attente, soudain surgit sous la lumières blafarde des projecteurs
un jeune homme, air hagard et allure négligée, qui nous
interpelle. Nous, spectateurs, masses sombres indistinctes s'entassant dans les
salles obscures. 'Que faites vous dans ce lieu? Traîner ici ne fera
rien bouger, la toile est désespérément vide. La
différence entre vous et moi ? vous n'avez pas le droit de fumer (il
allume une cigarette). Vous n'avez pas à être si tendu,
voyons
essayez de vous détendre un peu, mettez votre main sur la
fille près de vous. Continuez, touchez son genou
si ça ne
marche pas, pas grave !, dites vous que personne ne sais qui vous
êtes'. D'emblée Terayama nous prévient de ses
obsessions. Artiste polymorphe, homme de littérature, homme de
théâtre, il pose un regard détaché sur le
médium cinématographique contestant son utilité
même. Le jeune homme à l'écran, le double du
cinéaste (avec qui il partage le même patois). Abandonné
par sa mère à l'age de treize ans, Terayama trouve refuge, vit et
dort littéralement derrière la toile du cinéma que tient
son oncle dans la région de Tohoku au nord du Japon . Passé de
l'autre coté du miroir, sa perception du cinéma s'en trouve
profondément bouleversée. Ombres et lumières des acteurs,
masses aveugles des spectateurs inconnus lui dévoilent la supercherie
propre au septième art, images factices et impalpables, supports d'une
conscience et mémoire collective.
L'acteur à l'écran
s'appelle Sasaki Hideaki, son personnage Kitamura Eimi , l'histoire qu'il nous
raconte, c'est le film qui va se dérouler pendant deux heures, pas de
fiction c'est son drame intime qui se dévoile, fait de doutes et de
galères au sein d'une cellule familiale en pleine spirale
auto-destructrice dans le pauvre Shinjuku de la fin des années 60.
Sasaki Hideaki, cela aurait pu être beaucoup d'autres destins encore. En
effet, 'Jetons les livres
est un vaste projet typique de la
démarche artistique de Terayama ; avant d'être un film, ce fut une
pièce de théâtre itinérante où sa troupe
d'avant-garde, le Tenjo Sajiki (littéralement 'le Paradis' ), invitait
sur scène les poètes adolescents locaux à exprimer leur
rancur, leur espoirs dans une pièce sans scénario
pré-écrit, variant selon l'humeur du moment et la réaction
du public qui faisait partie intégrante de la distribution. En remontant
la genèse de l'uvre, Jetons les livres
était
à l'origine une de ses nouvelles intitulée Iede no susume
(Incitations à la fugue) où se dessinaient déjà les
doutes d'une jeunesse en manque cruel d'émancipation, de
libération et d'expression. En prélude à la sortie du film
en avril 71, Terayama sortit un recueil multimédia en étroite
collaboration avec l'artiste Tadanori Yoko. Assemblage de poèmes, de
photographies de sensations, d'impressions, cette sensibilité
fragmentaire mêlée aux performances scéniques, autant de
courants qui se croisent, se renforcent pour insuffler cette tonalité et
esthétique si particulière, si précieuse à ce
long-métrage.
De par son titre, Jetons les
livres
s'inscrit directement dans la riche lignée des films
subversifs et contestataires des années soixante où
l'actualité brûlante trouve des résonances profondes dans
les uvres produites par, entre autres, Nagisa Oshima (Journal d'un
voleur de Shinjuku, Contes cruels de la jeunesse, l'enterrement du soleil, la
Cérémonie), Masahiro Shinoda (Youth in Fury, My Face Red
in the Sunset, Epitaph to My Love, Tears on the Lion's Mane
tous
scénarisés par Terayama) Koji Wakamatsu (Violated Angels, Go
go second time virgin), Toshio Matsumoto (l'dipien Funeral Parade
of Roses), Masao Adachi (Sain, 15 ans..prosituée, l'Armée
rouge japonaise). Renouvellement du traité de sécurité
nippo-américain, guerre du Vietnam, bouillonnement culturel et
artistique, révolte étudiante, drogues et
psychédélisme, perte de l'identité nationale face à
l'hégémonie américaine
Même si la filiation est
évidente et les références abondantes, Terayama est une
tête de file de l'avant-garde japonaise, le film s'attache avant tout au
portrait introspectif d'un jeune paumé, un ronin (personne ayant
échoué à l'examen d'entrée à
l'université) comme il se décrit lui même. Survivant dans
un Shinjuku délabré, bien loin de ce qu'il est devenu de nos
jours, en compagnie de son envahissante famille: un père alcoolique et
chômeur, voyeur à ses heures perdues et n'arrêtant pas de
lui quémander de l'argent , une mère disparue (la figure
maternelle occupe une place prépondérante et obsessive dans
l'uvre de Terayama, résurgence d'une enfance tragique); une
grand-mère kleptomane volant à l'étalage, affabulatrice
qui en pleine déprime propose, à qui l'aimera, de partager les
gains de son (fictif) billet gagnant de loterie. Autant de figures garantes de
l'autorité mais aussi de l'éducation et de la morale, hommes et
femmes démissionnaires métaphores d'un Japon défaitiste
jamais tout à fait remis du traumatisme et des bouleversements de la
seconde guerre mondiale. A ses cotés, Setsuko, une sur
quasi-autiste qui jure une haine féroce envers les hommes et se
réfugie dans le réconfort d'une amitié imaginaire avec son
lapin, animal plus tard assassiné par la grand-mère
délaissée.
Assez différent de la veine
fantasmatique et utopique de la révolution sexuelle de son
précédent Empereur Tomato Ketchup tourné à
la même époque, le film se prostre dans un pose passiviste et
introspective pour mieux se libérer par la suite. Plus qu'un
ressassement de la déprime, Terayama y plonge pour mieux trouver
l'énergie de rebondir. Jetons les livres c'est surtout le destin
de Kitamura Eimei qui de jeune homme introverti hantée par la
présence possessive d'une mère qu'il hait, va progressivement se
muer en homme volontaire et extraverti. Une transformation radicale qui trouve
son origine dans son dépucelage avec une prostituée nommé
Setsuko. Evidente figure métaphorique de l'inceste, Terayama se plonge
avec délice dans l'exploration freudienne de ses personnages, une
thématique qui le temps avançant se fait de plus en plus
présente dans son oeuvre. Introspection, exorcisation des souvenirs et
traumas, libération, extériorisation et agitation, voici
l'essence même de l'uvre.
La structure narrative est donc le
reflet de sa thématique mais aussi de sa genèse polymorphe.
Récit déstructuré où les errements de Kitamura,
pendants littéraires du projet, constituent la colonne vertébrale
d'un récit auquel viendront se greffer des interludes poétiques
ou métaphoriques, autant d'échappatoires fantasmatiques du
personnage central, autant de disgressions formelles et narratives, autant de
fragments, de sensations qui s'entremêlent pour accoucher d'une
uvre atypique, intimement lié à la personnalité de
son auteur qui dira 'Pour moi, il s'agit toujours de la recherche de la
liberté par un langage, par exemple le cinéma. Le coté
formel de mes films ce n'est que la méthode, le moyen, ce n'est pas le
but de l'uvre. Il s'agit d'une méthode pour exprimer ce que j'ai
à dire . 'Jetons les livres' part dans plusieurs directions
sans toujours trop se soucier de sa cohérence, le brassage
hétéroclite convoque toutes une palette de sentiments,
frustrations et éclats de rage: Kitamura s'essayant sans succès
à la boxe, mis au ban d'une équipe de football qui le rejette,
déprimant en famille et cherchant un peu d'espoir. Mélancolie de
l'enfance lorsqu'il se retrouve avec sa sur venant d'être
violée en groupe, traumas et libération sexuelle lors de son
initiation d'homme dans un bordel aux couleurs psychédéliques.
Les nombreuses intermèdes font parti intégrante du récit
et illustrent les états d'âme du héros : motif
récurent de la scène où Kitamurai à bord d'un
fragile avion de papier et de bois échoue à s'élever dans
les cieux jusqu'à au jour où 'ça y est, il s'est
envolé, il a enfin pu échapper à sa mère',
insertions de véritables et surprenantes performances de
théâtre de rue pour signifier la rage montante du héros :
les acteurs haranguent la foule à se défouler sur un
punching-ball suspendu en plein Shinjuku, s' écroulent sur le bitume,
fument de l'herbe devant leur regard apeuré et curieux des badauds.
D'autres intermèdes plus
contemplatifs recyclent l'imagerie d'un Japon traditionnel : surcharges
fascinées de références bouddhiques (fumées,
psaumes, objets religieux,..), opposition et abolition de la frontière
ville/campagne (bel escamotage du décor qui d'un bordel laisse place
à un champ), curieux pastiche de kaidan-eiga, reconstitution enfantine
d'un final de ninkyou-eiga sur une plage balayée par le vent, parodie
cruelle et amusée de club de rencontres où d'amorphes
salariés vieux avant l'âge (la hantise de Sasaki) étalent
publiquement le vide de leur vie et de leur perversions sexuelles. Interludes
théâtraux volontairement inscrits dans leur environnement direct
comme pour mieux signifier leur artificialité. Allusions
littéraires où les personnages écrivent
littéralement sur les murs et citent en vrac : Marx, Malraux, Moyakoski,
Fromm. Insertions de photographies contemporaines de son ami Daido Moriyama
Une surabondance thématique qui sans étouffer le propos
d'ensemble pèche par orgueil et naïveté : certains poses
artistiques sont trop conscientes de leur effets, les références
littéraires et culturelles sont pures citations (les joueurs de football
discutent du Capital sous la douche
). Des métaphores
quelques fois un peu faciles aussi (un lézard prisonnier d'une bouteille
de coca-cola comme pour signifier l'étouffement des japonais face
à l'ogre américain). Un bouillonnement typique de la veine
culture de l'esprit psychédélique de l'époque. L'ensemble
séduisant patine quelque peu dans sa seconde partie, la structure
narrative sans véritable propos, fatiguante par son accumulation
forcée sans véritable liant thématique, des baisses de
tensions et poses artistiques affirmées en font un patchwork pas
toujours digeste.
La musique tient aussi un
rôle fondamental, plus qu'une bande-son, elle tient lieu de monologue et
de songe, moyen de déréaliser le monde et de transcender le
récit en tissant des liens invisibles entres protagonistes inconscients
d'une même sensibilité . De remarquables compositions de J.A
Caesar, artiste avant-gardiste de référence membre actif du Tenjo
Sajiki, qui entretiennent la belle énergie de l'ensemble : Hymnes
libertaires et protestataires, révolte contre la figure parentale,
comptines subversives ('Quand je serais grande et pute et laisserais la
porte grande ouverte pour laisser venir les oiseaux de l'océan'),
chants plaintifs et nostalgiques à la gloire passée de Takakura
Ken (icône du male romantique et viril par excellence).
La réalisation en phase
avec son sujet recourt à un style quasi-documentaire
hérité de son ami Susumu Hani (Bads Boys, First Love
Inferno,..). Démystifiant le médium cinématographique,
Terayama ne se soucie guère d'une certaine crédibilité
propre à son univers. Son monde c'est celui de la rue, des ruelles et
arrières cours, des maisons crades et exiguës qu'il filme, parfois
maladroitement, d'une caméra portée à l'épaule pour
mieux retransmettre l'énergie de la vie. Lumière constamment
fluctuante, souvent sur/sous exposée. Usages massifs des filtres aux
couleurs vives (rose, vert,..), abondances des fumées. Une technique de
'l'image voilée' comme la nomme son réalisateur, comme
pour mieux déréaliser son univers et entretenir une confusion
entre réel et fiction. L'ensemble filmé avec trois bout de
ficelles et un budget ridicule respire l'esprit de débrouillardise et de
franche camaraderie (toute sa troupe du Tenjo Sajiki est ici présente),
souvent sérieux mais non sans distanciation ironique. Terayama semble
peu préoccupé par sa maîtrise de l'appareil, ses films
suivants marqueront d'ailleurs une évolution notable de direction
artistique avec notamment l'arrivée du célèbre chef
opérateur Tatsuo Suzuki.
La scène de clôture
conclut le film de manière surprenante en donnant un regard
rétrospectif sur l'histoire contée : Kitamura arreté par
les policers, Kitamura qui se débat et hurle à qui veut
l'entendre, puis brusque fondu au noir qui dévoile, sur une pièce
de théâtre, l'ensemble de la distribution du film avec en porte
parole Sasaki Hideaki (l'acteur du role de Kitamura Eimei) qui ordonne
l'ouverture des lumières et prend la parole sur son expérience de
tournage. 'Quand la lumière, c'est tout le monde du cinéma qui
s'évapore''. Il se remémore les instants passés avec
ses amis comédiens et artistes, sa confusion entre son rôle et sa
personne ('je parle des mots qui ne sont pas les miens'), parle de sa
déprime anonyme le soir rentré dans sa minuscule chambre,
remercie Terayama et ses assistants pour cette expérience. 'Essayez
donc de projeter un fil en plein jour sur la façade d'un immeuble
,
j'ai aimé ce tournage et ces hommes mais n'aime pas ce film, au revoir
je ne reviendrai plus, au revoir cinéma' Une scène finale
très théâtrale et iconoclaste qui fait écho à
celle d'ouverture, assumant ainsi les partis pris singulier du
réalisateur, agitateur devant l'éternel qui érigea la
provocation comme méthode
Jetons les livres
reste le film le plus célèbre de son auteur dans l'archipel.
Comme le dit Terayama le dit, peut importe le moyen seul compte le but.
Indéniablement maladroit et naïf, la sincérité et la
générosité qu'il dégage font tout son prix. Une
démarche artistique stimulante, en phase directe avec l'énergie
bouillante de la rue et de sa fièvre artistique et non-conformiste, qui
cherche à affirmer les êtres dans leur vérité
charnelle bousculant ainsi le monde figé et traditionaliste du
cinéma classique. Une nouvelle proposition de cinéma qu'on est en
droit de refuser mais qu'il serait dommage d'ignorer. Suite à ce
tournage, Terayama se lança a plein temps dans le théâtre
de rue (shikai geki) en cherchant toujours encore plus à abolir
les frontières de l'espace scénique. En 1974, Cache-cache
pastoral, son film suivant, dévoilera un cinéaste assagi,
plus contemplatif mais tout aussi torturé. Une singulière fable
psychanalytique où fantasmes freudiens et introspections
marquèrent durablement les esprits. |