Titre
original:
Noyuki Yamayuki Umibeyuki |
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Réalisateur:
OBAYASHI Nobuhiko |
Année:
1986 |
Studio:
ATG
Genre:
Drame |
Avec:
WASHIO Isako
HAYASHI Yasufumi KATAGIRI Junichiro SHORIKI Aiko |
dre |
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Période trouble
Projet historique de par son statut d’ultime production de l’Art Theatre Guild, Jeunes et sauvages constitue un baroud d’honneur définitivement à part et un des représentants les plus étranges d’une prestigieuse lignée déjà notoirement décalée. Bénéficiant une nouvelle fois du cadre avantageux de l’ATG sous l’ère Sasaki, le réalisateur Nobuhiko Obayashi donne suite à ses précédents La Nouvelle de la Classe (1982) et La Ville Morte (1984). Sans surprise, le film se dévoile comme une nouvelle exploration de la période transitoire de l’adolescence ; thème dont il est un des illustrateurs emblématiques des années quatre-vingt en compagnie de feu Shinji Somai. Pourtant, Jeunes et sauvages révèle aussi progressivement un propos plus ambitieux et complexe qu’il n’y parait, marquant une avancée vers des sphères matures inattendues.
Grande figure du cinéma commercial paradoxalement issue de l’avant-garde expérimentale des années soixante, Obayashi est un des rares spécimens capables de grands écarts plébiscités aussi bien par la critique que le grand public. Le film se fait ici témoin du versant apaisé de l’univers bigarré de son auteur, conjuguant une thématique romantique très fleur bleue à celle plus inhabituelle de la dramatique guerrière. Habitué aux conclusions douces-amères, le cinéaste étoffe son discours en migrant vers des rivages plus tragiques. Ainsi sous une approche déstabilisante et quasi-schizophrénique aux airs curieux et colorés, se déroule une partition narrative et stylistique audacieuse évoquant autant La guerre des boutons, Elégie de la bagarre que l’univers mythologique de Shuji Terayama.
Habitué des postulats fantastiques, La Nouvelle de la Classe se basait par exemple sur une interversion de sexe entre deux personnages, le cinéaste abandonne cette orientation au profit d’une approche originale. Ainsi, Jeunes et sauvages recourt à des procédés ‘surréels’ de mise en scène décalés faisant migrer l’ensemble vers une chronique réaliste vue par le prisme déformant et fantaisiste de l’enfance. A l’instar des meilleurs Suzuki, la mise en scène devient un personnage capital éclairant les interactions des protagonistes et leurs ressentis ; Obayashi procédant par un glissement subjectif où le point de vue omniscient du spectateur se confond progressivement avec celui d’un gamin imaginatif, sensible et farfelu. Ainsi le traitement très naïf du personnage féminin central trouve sa justification tant dans la retranscription subjective de la pureté des premiers émois amoureux que dans la puissance du contrepoint final traité à la mode fantasmagorique. Déstabilisant de par sa nature fondamentalement polymorphe, la patte Obayashi constitue en un jeu permanent des contrastes, aussi bien thématiques (comédie farfelue et drame guerrier) que visuels (influences de l’esthétique TV, procédés de montage complexes et subtiles touches expérimentales), interagissant l’un sur l’autre en dévoilant une structure filmique complexe et stimulante, réflexion passionnante sur la nature du cinéma et ses procédés.
Scindé en deux parties dont le basculement s’opère de façon inattendue, le film débute comme une comédie traitant de rivalités enfantines agitant un petit village côtier. L’arrivée d’un frère et d’une sœur (Osugi et Osho-chan) va agiter le quotidien paisible de bambins fougueux. Nouveau venu dans une classe où il est l’ainé, Osugi vit une intégration plutôt mouvementée tantôt due à son détachement hautain qu’aux réactions épidermiques de ses camarades. Sur une structure libre fait d’enchainements de faits banals, Obayashi croque un petit monde déluré où sympathiques gamins vivent coups fourrés, bastonnades et romances sous l’œil distant d’un professeur naïf passablement dépassé. Alors qu’Osugi fait figure d’électron libre inopportun, sa charmante sœur agit en exact négatif, apôtre de la non-violence cristallisant les passions de ses ‘petits-frères’ attendris, dont notamment Sudo, petit garçon malicieux qu’Obayashi fera migrer en personnage central en adoptant son caractère imaginatif.
La thématique de l’affrontement y suit alors ainsi une évolution progressive, les rivalités intra-scolaires débouchant en une guerre entre deux écoles locales où le réalisateur propose un regard attachant sur l’enfance et ses contradictions, émaillant son récit alerte de péripéties culminants en prises d’otages, courses-poursuite et batailles rangées de cailloux. La rivalité entre Osugi et Sudo viendra faire office de contrepoint, offrant une peinture sensible d’un grand-frère fondamentalement isolé et d’un bambin épris de la grande Osho-chan. De multiples intermèdes viennent appuyer ce détachement au monde par l’entremise d’évocations poétiques brassant traditions mythologiques, folklores colorés et ode à la nature ; ici prise comme refuge au monde adulte et sa violence sous-jacente. Tout le talent de conteur d’Obayashi s’illustre en liant des séquences anodines en un ensemble ludique et impliquant. Une qualité rythmique aussi provoquée grâce à un découpage en vignette suivant une structure théâtrale (intermèdes récurrents du personnage au tambour). Ses intertitres illustrés faisant échos à la ‘La vie d’un petit singe’, livre de chevet de Sudo mais aussi fil conducteur métaphorique de son existence.
Par la suite, Obayashi poursuit la thématique conflictuelle de son récit en faisant basculer son univers dans une tonalité paradoxale ; une veine dramatique qui se manifeste par l’irruption inopportune du réel et ses implications tragiques dans un quotidien ‘fantaisiste’. Tout le traitement initial sur le mode du conte prend alors son sens tant le cinéaste parvient à signifier un véritable traumatisme de l’enfance devant ces événements véhiculés par des figures adultes jusqu’ici totalement absentes du récit. Ainsi sans préavis se manifeste la métaphore de la guerre, incarnée par un lugubre soldat hantant tel un spectre le paisible village. Le récit que l’on pensait situé dans une période indéterminée procède ainsi par allusions accumulatives pour finalement suggérer son ancrage dans la période noire de le Seconde Guerre Mondiale, et plus précisément l’avènement imminent de la défaite. Par cette personnification, Obayashi parvient de façon subtile à complètement dérégler son univers et à cristalliser le malaise naissant et l’avenir funeste qui se profile.
Ce choc du réel se manifeste conjointement avec le destin de Osochan, figure virginale sacrifiée à la prostitution par des parents cruels. D’apparence simple, la trame témoigne d’un véritable talent à utiliser le procédé du décalage et de la surprise, à l’image de la séquence révélant l’existence de ses parents décidant arbitrairement de son sombre destin. Un horizon qui s’assombrit encore plus lorsque Osochan réalise que la guerre vorace désire aussi son petit-ami et que tout échappatoire est impossible. Saisissante séquence aussi que l’arrivée du soldat-spectre sur mode de procession rituelle rapportant l’urne funéraire d’un jeune du village (« Votre fil vous est revenu , soyez contente»), avant de disparaitre pour mieux continuer à hanter les lieux. Rétrospectivement, certains détails insignifiants de l’entame apparaissent comme autant d’indices préfigurant ce viol de l’imaginaire ; à l’image de ces plans du drapeau nippon étrangement omniprésents ou encore ces détails dérangeants sur un orteil purulent utilisés en complets porte à faux d’une séquence ‘fantaisiste’ où un gamin est ‘frappé’ par les reflets aveuglants d’un miroir ennemi.
Allant de pair avec la montée dramatique du récit, l’affrontement des écoliers se mut alors en combat de l’enfance refusant les réalités cruelles d’un monde adulte. Unissant leurs efforts pour libérer leur belle Osochan de son destin de prostituée, les gamins mettent en œuvre des combines naïves pour tenter de repousser l’inéluctable, parfois avec succès. Mais à l’image du discours résigné de la sœur sacrifiée retournant d’elle même vers son proxénète, l’issue fatale prend inévitablement le dessus. Une réalité trop cruelle qu’Obayashi tente d’adoucir dans de belles séquences poétiques à l’image du départ de la barque des prostituées chantant leur mélancolie ou d’un shinju (double suicide amoureux rituel) où l’adolescence sacrifiée sur l’autel de la guerre s’évapore dans un brasier surréel. L’épilogue ouvrant une réflexion universelle sur la guerre, poème sur fond d’image de champignon atomique coloré qu’accompagne un air de jazz optimiste, non sans avoir précédemment littéralement envoyé en enfer les derniers démons de la guerre au cours d’une stupéfiante digression expérimentale. La présence récurrente du drapeau nippon dans un univers pourtant imaginaire prenant alors toute sa symbolique.
S’ils ne sont certainement pas révolutionnaires, tout ces choix narratifs prennent de leur force en allant de pair avec des procédés scéniques constituant l’ossature solide du projet. Utilisé avec parcimonie, le travail expérimental sur l’image se trouve un beau contrepoint synchrone aux événements. Les flammes d’un brasier triste, la violence d’un éclair ou l’évaporation d’un idéal guerrier prennent formes de violents déchirements graphiques. La tonalité nostalgique fait écho à l’usage intermittent d’une pellicule noir&blanc vieillie évoquant l’innocence d’un âge perdu sous forme de cinéma muet. Enfin, la puissance de l’imaginaire trouve une incarnation saisissante dans la peinture atypique du village. Figurant un véritable espace mental ‘enfantin’, Obayashi brouille la perception adulte d’un environnement réel pour mieux en y tracer sa géographie improbable et ses à-côtés poétiques insoupçonnés, invisibles aux adultes.
Cette représentation du monde procède par un recours à un nombre limité de lieux-refuges dépeint sur le mode théâtral (un lieu correspondant souvent à un unique plan-décor), le déplacement physique n’est ici non plus associée à une valeur ‘temps’ mais à une valeur digressive figurée par des jeux abrupts de montage (importante capital des jumelles comme outil scénique de raccord) ou de caméra (récurrence de longs travelling à la vitesse calquée sur l’intensité de la scène). La progression libre du récit tire aussi sa force dans ses enchainements parfois traités sur le mode du cadavre exquis. Un surréalisme ambiant allant de pair avec des liens scéniques outranciers, des interactions ‘illogiques’ entre personnages et l’évocation sensible du monde. Un cachet décalé renforcé par l’usage caractéristique d’une photographie colorée gommant toute profondeur de champ de décors invariablement cadrés de ‘profil’, pour finalement composer des lieux en deux-dimensions où les personnages semblent se mouvoir devant des décors en trompe l’œil. En résulte un véritable film-objet marquant autant une passionnante réflexion sur le cinéma qu’une maturation thématique chez l’auteur où l’adolescence y est maintenant aussi dépeinte comme frontière fragile entre la folie des hommes et l’innocence de l’enfance. L’Art Theatre Guild partit la tête haute, non sans surprendre une dernière fois.
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