.Journal d'un voleur de Shinjuku
 
Titre original:
Shinjuku Dorobo Nikki
   
Réalisateur:
OSHIMA Nagisa
Année:
1969
Studio:
Sozosha
Genre:
Drame
Avec:
YOKOO TADANORI
YOKOYAMA Rie
TANABE Moichi
TAKAHASHI Tetsu
 dre
Au royaume de la culture

À Tokyo, le quartier de Shinjuku vit son explosion, devenant un centre culturel considéré comme un lieu de rendez-vous immanquable pour la jeunesse estudiantine. Ici bas les troubadours côtoient une foule d’intrigués pour un spectacle de rue délirant, pendant qu’une certaine jeunesse se retrouve partagée entre envie de révolte et pulsions sexuelles, à la recherche d’une identité et d’une place dans cette société close. Nagisa Oshima reste dans l’apparence d’une expérience pour rendre compte de la recherche de cette jeunesse, après l’absurdité théâtralisée de La Pendaison où imaginaire et réalité s’affrontent tout au long du film. À travers cette nouvelle expérience, l’homme nous plonge dans une incroyable incohérence généralisée où les images et les sons n’ont plus forcément de rapports entre eux, il cultive le sentiment de perte et d’incompréhension, à l’image de la quête de ses personnages principaux.

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Sans jamais se reposer, Oshima reste constamment en alerte variant ses idées visuelles quitte à faire dans la rupture, d’une caméra à l’épaule dynamique nous noyant dans le mouvement on peut passer au calme parfait avec un cadre propre pour ensuite s’essayer à l’intimisme d’une conversation. Mais il ne s’arrête pas qu’au jeu des images, il exploite les sons, répétant régulièrement une chanson dont la signification demeure mystérieuse ou encore offrant deux points d’écoute différents pour une même scène avec un son d’ensemble et un son captant proprement les paroles des individus. Oshima utilise le potentiel de tous ces éléments pour ancrer son propos, celui de la jeunesse en pleine découverte d’elle-même et de sa réalité.

Un jeune homme se rend dans une librairie pour voler quelques livres, attiré plus par l’adrénaline de l’acte que par l’intérêt des œuvres. Une jeune libraire le surprend et l’arrête dans sa fuite. C’est le début d’une relation ambiguë entre eux avec comme toile de fond la recherche d’une liberté sexuelle.

Le défi d’une jeunesse
Au milieu de ce Shinjuku vivant et bruyant où l’indifférence croise la folie, on retrouve en particulier deux jeunes individus complémentaires, à la fois physiquement mais aussi mentalement. Quoi de mieux qu’un jeune homme et une jeune femme pour former le couple d’une révolution, sorte de renaissance d’un Adam et Eve revisité pour s’appliquer à cette époque moderne où les mœurs se voient bousculer un peu partout dans le monde. Oshima se permet de décrire ce couple symbolique représentant l’état général d’une jeunesse, cette même qui peut réclamer la liberté et la paix. Le film va prendre comme base la recherche du désir, d’abord individuelle pour ensuite rentrer dans l’optique de ce couple. En effet, le jeune voleur est animé par ce simple sentiment, en volant quelques livres il fait plus que de défier les autorités et le poids d’une éventuelle morale, il met sa propre personne au défi, dans une situation risquée où le but est de ressentir des émotions fortes. En clair, avoir sa montée d’adrénaline, une sensation d’extase qui ne semble jamais tarir pour ce jeune homme.

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Après le défi, l’amour
À défaut de pouvoir satisfaire ses pulsions sexuelles, il s’affronte sans tenir compte des conséquences, il agit dans l’instant, laissant parler son grain de folie désirant se sentir vibrer. Quand la jeune femme l’arrête dans son acte, elle ne fait pas que de répondre aux impératifs de son métier de libraire, elle va essayer de confronter le jeune homme à la réalité de vol comme si elle souhaitait faire remettre en cause les sentiments du voleur. C’est clairement une façon pour la jeune femme de pouvoir comprendre le comportement de la gente masculine tout en cherchant à se positionner par rapport à elle. Le couple vient de naître sans forcément s’en rendre compte, car derrière le statut de libraire ou de voleur se cache l’existence d’une jeune femme découvrant son corps et d’un jeune homme trop timide pour se tourner vers le sexe opposé, d’où son noble choix solitaire. Le dépucelage est rapide et lance l’histoire d’un couple avide d’une liberté sexuelle, qui dès cet instant commence doucement à sortir de la réalité de Shinjuku pour se tourner vers la réalisation de leurs idées. Oshima rend ses idées visuellement concrètes, il ne s’agit plus d’un monde où le couple erre mais l’image du monde tel qu’il est conçu par les deux jeunes individus. La liberté sexuelle prime sur tout.

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À la compréhension de la liberté
Dans sa première approche, cette liberté est expliquée à travers une théorie, les deux individus se retrouvent enfermés dans le bureau d’un spécialiste qui d’un simple coup d’œil est capable de déterminer leurs tendances et préférences sexuelles sans même vraiment les laisser parler. Rien n’est donc ici soudain ou du seul ressort de l’expérience personnelle, les adultes viennent rationaliser les sentiments avec l’espoir de guider correctement cette jeunesse perdue. La séance chez cet homme est d’ailleurs assez surprenante, il ne fait que de vomir son avis pendant plusieurs minutes au point que sa voix puisse paraître soûlante et monotone, trop de théories affirmées pour si peu d’écoute et de dialogue. C’est un long monologue navrant, accepté par ces deux jeunes qui semblent essayer de se maintenir éveiller par politesse plus qu’intérêt. Mais après la théorie vient enfin la conversation, le problème demeure en fait le même puisque la discussion se déroule entre adultes en non entre les deux jeunes. Néanmoins la question du sexe est abordée frontalement et sans détour, ici on se demande si les hommes ont un véritable besoin du sexe, s’ils se sentent bien dans leur peau. Il n’y a pas vraiment de tabou et le dialogue ne sombre pas dans le simple étalage de la perversité de chacun, ça reste cohérent et correct sans faire dans la vulgarité.

Finalement ce sera dans la violence que cette liberté commencera à être vécue par le couple lorsque la jeune femme se fera violer sans que le jeune homme ne fasse volontairement quelque chose. C’est l’excès de cette liberté et la compréhension éventuelle de la symbolique de l’acte en lui-même, car dans le viol il n’y a que l’image du désir de la chair pour la chair, les sentiments n’existent pas, les individus ne sont que des bêtes soumises par leurs pulsions. Ignoble liberté en somme où l’être ne contrôle plus rien, pas étonnant de voir notre couple errer dans les rues désertes d’un Shinjuku à une heure matinale. La jeunesse vient de se réveiller de sa douce illusion, l’utopie d’une liberté sexuelle n’existe plus, les individus retrouvent un statut commun où la jeune femme s’insulte de prostituée et le jeune homme de faible lâche. C’est la faillite d’un idéal.

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Un monde sans identité ?
À côté de la recherche de cette liberté sexuelle, Oshima ne perd pas de vue l’état de cette jeunesse qui est avant tout perdue dans un quartier sans repères et sans trace d’humanité apparente. Avec cette quête de la liberté, il y a la recherche d’une identité. C’est en fait, dans la dernière partie du film que tout se recoupe vers ce point lorsque le couple rentre en contact avec ces troubadours loufoques jouant librement une pièce de théâtre. Être sur scène symbolise interpréter un personnage spécifique et par conséquent sortir de sa propre réalité, quoi de plus explicite pour ancrer ce problème d’identité que de faire rencontrer le théâtre et ses personnages magnifiques et forts avec une molle réalité. Ici, le jeune homme a l’opportunité de devenir un grand homme inspirant peur et crainte de tous, un individu respecté. En clair, tout ce qu’il n’est pas. Concernant la jeune femme, elle joue un personnage depuis le tout début, Oshima démontre un personnage déterminé et fin qui ne dévoile sa réalité que par petite dose tout au long du film. Le problème d’identité ne se fait pas qu’au travers de ce jeu des masques, il existe aussi du côté de la culture et des livres. On peut se souvenir d’une scène dans la librairie où chaque livre se met à se faire entendre, donnant au final un énorme bordel incompréhensible avec une jeune femme ne sachant plus vers quoi se tourner tant tout parait intéressant et représente une connaissance à acquérir. Cette jeunesse est submergée par une vaste culture.

L’experimentation d’un tabou
Alors que Nagisa Oshima dirige son propos vers la compréhension du désir et du sexe, il se révèle particulièrement ingénieux au niveau de sa mise en scène variée. À chaque scène, la caméra adopte un comportement différent en phase avec l’état d’esprit du moment. Pour exemple, il n’hésite pas à prendre la caméra à l’épaule pour recréer la vie infernale des rues de Shinjuku ou encore pour filmer le stresse du vol dans la librairie, ce choix évoque l’instabilité, le dynamisme, un mouvement permanent presque incontrôlable. Oshima continue dans sa volonté de faire du film une expérience à part entière avec une ambiance variée allant de l’intimisme à l’oppression. Dans cette idée, le montage perturbe et démontre une histoire plutôt incohérente, il est parfois difficile d’arrive à suivre la quête du couple tant le récit peut paraître explosé, à son tour défait des repères un peu à l’image de la société que critique Oshima.

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Ainsi, un chanteur délirant vient régulièrement commettre son chant sans qu’il y ait de correspondance entre lui et les images, tout est bousculé. Ce genre d’interférence est plutôt commun dans ce film, c’est d’ailleurs ce qui renforce l’idée d’une expérience, il devient difficile de pouvoir comprendre les images et les sons, Oshima semble vouloir provoquer nos sens, faire confronter le film à notre logique. Evidemment, ce qu’il applique aux images, un noir et blanc passant en couleur lors d’une extase, il le fait aussi aux sons où d’un micro captant un son propre et parfait on passe à un son ambiant, plus naturel et sans l’artifice du cinéma. De cette quête, c’est quand la jeunesse parvient à s’affranchir littéralement des règles qu’elle peut atteindre son objectif et goûter à une véritable liberté sexuelle. Le hara-kiri sanglant sonne le glas de l’errance, Nagisa Oshima le terrible s’amuse des riches symboles de son pays en les mêlant à ce violent quotidien d’une jeunesse perdue prête aux émeutes pour se faire entendre.

 

Michaël Stern (Wild Grounds)