.Meurtre à Yoshiwara
 
Titre original:
Hana no Yoshiwara hyaku-nin giri
   
Réalisateur:
UCHIDA Tomu
Année:
1960
Studio:
Toho
Genre:
Chambara
Avec:
KATAOKA Chiezo
KATAOKA Eijiro
MIZUTANI Yoshie
SANTO Akikoi
 dre

La marque du tueur

Meurtre à Yoshiwara marque le retour d’UCHIDA à une forme narrative plus classique – ce qui lui a curieusement valu d'être "salué" par certains critiques occidentaux pour ce qui reste pourtant une oeuvre académique dans son approche. Adapté de la célèbre pièce de kabuki Kagotsurube sato no eizame de KAWATAKE Shinshichi III (par Yoshikata YODA, le scénariste fétiche de Kenji MIZOGUCHI), le réalisateur demande pourtant à s'écarter du modèle afin se réapproprier l'histoire originale. D'un simple mélodrame dans la pure tradition des pièces kabuki, il en fait un drame social qu'il affectionne tant. Aussi riche dans le fond que dans la forme, Meurtre à Yoshiwara prouve une nouvelle fois l'exemplaire maîtrise d'un talentueux cinéaste même dans des œuvres plus conventionnelles. 

Abandonné à sa naissance et recueilli par un couple d'honnêtes gens, Jirozaemon a réussi à devenir un riche marchand de soie. Incapable de trouver chaussure à son pied en raison d'une vilaine marque lui défigurant le visage, il pense finalement avoir trouvé l'amour de sa vie en la personne d'une courtisane en devenir. Bien trop tard il se compte d'avoir été dupé par les ambitions de cette dernière.

Aidé par l'habile écriture du scénariste Yoshikata YODA – qui se connaît autant dans le portrait des âmes écorchées que dans le milieu des quartiers de plaisir, suite à ses 21 collaborations avec MIZOGUCHI – UCHIDA  dépeint donc minutieusement la terrible déchéance d'un honnête homme par amour pour une femme. UCHIDA s'attache une nouvelle fois à critiquer la prédominance trompeuse des apparences. A cause de son visage marqué, l’homme serait dépourvu de toute "beauté" (intérieure). Ce jugement typiquement humain se retrouve d'ailleurs également dans la première apparition de la future courtisane : prostituée de bas étage, rejetée des autres de par ses origines. C'est sans aucun doute ce fait sous-entendu qui rapproche dès le départ le marchand de la femme : tous deux ont des origines douteuses; mais alors que le premier a réussi à s'affirmer dans sa condition sociale, la seconde devra encore faire ses preuves pour assurer son ascension personnelle. Rien ne sera dévoilé du difficile chemin parcouru par Jirozaemon pour acquérir son statut social (ayant eu un aperçu de la modeste apparence du couple l'ayant recueilli en introduction, le spectateur peut spéculer sur une fulgurante ascension de la part de l'homme – qui sait s'il n'a pas dû user des mêmes moyens pour s'en sortir, que ne le fera la future courtisane…). Le piège machiavélique se referme sur le marchand lorsque la prostituée lui confie une pensée importante  :"Ta cicatrice se trouve sur ton visage, pas sur ton cœur" – évoquant donc clairement la prédominance de la beauté intérieure. A partir de cet instant, Jirozaemon est tout entier dévoué à la prostituée, qui ne se prive pas d'utiliser son amour naïf à ses propres fins…et d’ainsi tenter d’échapper à sa condition de fille de joie de bas étage. Dans le même temps, il rumine une revanche sur ses congénères courtisanes qui lui témoignent ouvertement mépris et haine en début du film. Au-delà des apparences physiques et humaines, rentrent également en compte les conditions sociales. Si Jirozaemon est effectivement un riche marchand, sa fortune est fragile et ses dépenses outrancières l’amèneront forcément à la ruine une fois ses affaires ébranlées. Quant à la prostituée de bas étage, ses débuts timides ne l’empêchent pas de mettre à profit son intelligence pour tirer son épingle du jeu, une trajectoire que ne laissaient pas prévoir ses manières rustres dépeintes en début du film.

Le sabre trouvé aux côtés de l'enfant abandonné joue également un rôle prépondérant. Signe d'une certaine noblesse à l'époque où prend place l'histoire (seuls les nobles et les samouraïs – "castes" les plus élevées des couches sociales nipponnes – étaient habilités à porter des armes), le sabre n'est finalement sans aucune valeur, comme en témoigne le refus des acheteurs à vouloir acquérir cette "lame anonyme". Echo à l’anonymat de  Jirozaemon, le sabre témoigne d'une vie finalement sans aucune valeur d’un homme qui n'aura jamais réussi à être pleinement heureux malgré sa fortune. Enfin, la méchanceté et cruauté (invisibles; non "palpables") de la courtisane ne sont-elles finalement pas de "marques" plus vilaines que le seul handicap physique du marchand de soie ?

UCHIDA se plait donc à mettre en apparence les (faux) semblants de l'humanité, s'appliquant aussi bien à la dimension sociale qu'aux sentiments humains. Au passage, il égratigne l’essence de la mentalité japonaise qui cache les véritables sentiments et expressions derrière une "façade" (un visage) impassible, comme en témoigne la superbe scène du chassé-croisé entre le bateau de Jirozaemon et de celui d'une possible future aspirante qui n'ose lancer que des coups d'œil furtifs vers l'homme. Si le final semble quelque peu rajouté pour satisfaire un public plutôt masculin; il préfigure en quelque sorte les explosions cathartiques de nombreux héros malmenés à venir  UCHIDA, extraordinaire de maîtrise technique ajoutée aux  superbes couleurs et décors, réussit un magnifique plan-séquence doublé d'un mouvement de caméra tout simplement magistral pour l'époque Une nouvelle et magnifique réflexion d'UCHIDA sur les apparences et les faux-semblants de la société humaine, seule une certaine timidité dans l'esquisse de différents personnages empêche le drame de trouver toute sa portée humaniste. Reste une critique acerbe envers nos propres comportements et une réussite formelle tout à fait étonnante pour l'époque – notamment de par la magnificence de la scène finale.

 
Bastian Meiresonne

Disponible chez Wild Side