.Onibaba
 
Titre original:
Onibaba
   
Réalisateur:
SHINDO Kaneto
Année:
1964
Studio:
Kindai Eiga Kyodai
Genre:
Drame
Avec:
OTOWA Nobuko
YOSHIMURA Jitsuko
SATO Kei
UNO Jukichi
 dre
Instincts primitifs

La compagnie Kindai Eiga Kyokai remise à flots grâce au succès mondial inespéré de l'Ile nue, Kaneto Shindo poursuit son analyse des rapports humains en livrant une cruelle métaphore de la nature humaine et de la lutte des classes dans un Japon médiéval faisant écho à notre monde contemporain. Pleinement inscrit dans le cadre du cinéma de genre, Shindo utilise les matériaux fantastiques et érotiques pour livrer une puissante parabole intemporelle en phase avec l'énergie stimulante de la nouvelle vague nippone. Une belle preuve qu'un film commercial peut aussi offrir une réelle profondeur et plusieurs niveaux de lectures.

Basé sur une célèbre fable bouddhiste ici débarrassée de ses tenants surnaturels, Onibaba met d'ailleurs longtemps à converger vers les scènes d'effroi, se concentrant la majorité du temps sur la description des rudes conditions de vie de ces hommes et femmes. Réminiscence de ces lieux-symboles tel le désert de la Femme des Sables de Abe Kobo, Shindo inscrit ses personnages dans un lieu imaginaire coupé du monde des vivants. Le Japon est alors en proie à un terrible conflit armé entre deux empereurs, les deux factions s'enlisant dans un sanglant jeu de massacre qui contamine peu à peu toute la société entraînant une terrible famine au sein de la population démunie. Perdus dans un marécageux désert de roseaux s'étalant sans fin à l'horizon, les seuls contacts des habitants avec l'extérieur sont ces infortunés samouraïs courrant égarés droit vers la mort, froidement achevés à bout de souffle par une vieille femme et sa belle-fille qui les dépouillant de leur armure vont trouver en les revendant à un marchand le moyen de survivre bon gré mal gré. La dimension métaphorique est ici évidente, Shindo stigmatisant l'injuste différence de traitement entre les classes sociales. Les paysans sont ici réduit à l'état animal dans un simili-bidonville, les riches classes se tenant soigneusement à l'écart dans des lieux autrement plus surs. Le récit insiste aussi sur l'absurdité de ce monde, de ces inutiles conflits et de ces prétendues valeurs de loyauté bafouées devant l'adversité. Dans ce monde en crise, les armures des samourais autrefois symbole de prestige ne revètent ici qu'une simple valeur marchande.

L'arrivée d'un homme revenu du front va bouleverser ce fragile équilibre de circonstance, ces êtres revenus à l'état quasi-primitif (on n'y fait que manger et tuer) vont se retrouver en phase avec des pulsions exacerbées par leur dénuement. L'homme, élément catalyseur du récit, attirera inévitablement la belle-fille dans son foyer laissant ainsi la vieille femme à l'abandon autant dire la mort. Bien consciente de cet état de fait, la vieille tentera par tous les moyens de garder la jeune femme à ses cotés. Shindo en profite pour illustrer le pouvoir aveuglant du spectre religieux. La femme essaiera d'abord de l'effrayer en lui rappelant ses obligations morales (Si tu pêches, tu iras en enfer..) pour finalement revêtir le fatal masque des démons pour la faire rebrousser chemin lors de ses échappées nocturnes vers la hutte de son amant (les seuls passages pseudo-fantastiques d'un film pourtant souvent défini à tort comme un kaidan). Ce même homme qui auparavant aura récupéré les apparats d'un infortuné prêtre pour l'unique confiance qu'ils inspirent à ses interlocuteurs.

La dimension fondamentalement érotique du récit marque l'exploration d'une nouvelle thématique chez le réalisateur (il signera d'ailleurs les années suivantes plusieurs scénarios dans une veine similaire: Nikutai no sensou, Lost Sex, Libido) dont le traitement est à rapprocher de celui d'un Shohei Imamura à la même époque. L'introduction du film est à ce titre frappante, alors que la caméra s'attarde longuement sur le très métaphorique piège-orifice destiné à piéger les hommes, un narrateur distancié présentent les évènements à suivre comme l'inévitable destin des hommes et femmes, le sexe comme unique moyen de communion sincère entre les mortels. L'inévitable et insoutenable frustration sexuelle engendrée par les pénibles conditions fera définitivement dérégler le fragile équilibre nécessaire à la subsistance des personnages. Shindo illustre ainsi la toute puissance de l'attraction charnelle, besoin vital fondamental. La vie quotidienne du trio ne sera bientôt plus faite que de dérobades, de mensonges et d'accusations. L'intensité sexuelle littéralement suintante de l'été moite s'en allant crescendo devient bientôt insupportable pour la vieille femme, sa méfiance à l'égard du male se transformant bientôt en une jalousie viscérale culminant lors d'une scène où la femme s'offrant littéralement à l'homme se trouve répudiée. Loin de porter un regard accusateur ou polémique, Shindo illustre ce récit tragique d'un œil neutre montrant la toute puissance des pulsions humaines exacerbées par le dénuement. La dimension érotique abondamment représentée, même si elle s'inscrit plus généralement dans l'explosion du courant sexuel sur les écrans nippons de l'époque, est loin de n'être qu'un commode prétexte lubrique. La confusion des sentiments trahis par les pulsions approfondissent encore plus des personnages simples mais à l'épaisseur psychologique indéniable

Enfin, si Onibaba reste à ce jour un des plus célèbres films japonais jamais exportés, il le doit aussi à son dispositif formel et sonore témoignant de la virtuosité de son metteur en scène et de son équipe technique. Porté par d'amples mouvements de grue qui dévoilent les ombres du monde extérieur se dessinant à l'horizon, , de longs travellings élégants suggérant l'infinie étendue de ce lieu-prison ou encore suggérant l'agitation sexuelle des amants lors de courses croisées, Onibaba se fait l'ambassadeur d'une inventivité plastique typique de la nouvelle vague. Le montage appuie de belle manière les moments de tension tels ces successions rapides de plans sur les yeux de prédateurs apercevant des samourais à achever. Le cadrage inscrit l'humain perdu dans la nature comme pour signifier la vulnérabilité de la chaire dans ce monde hostile. Bel façon aussi de sonder l'homme en cadrant son regard et son rapport aux autres, Shindo allant ainsi à l'essentiel en ne recourant ainsi qu'a peu de dialogues sans pour autant sacrifier la complexité et les contradictions de ses personnages. Ajoutée aux belles compositions picturales, la superbe photographie tout en clair-obscurs (les drames du film se déroulent exclusivement de nuit) offre un reflet déformé d'un monde hostile (les cime des bambous ondulent pour former un étrange et onirique océan) tout en appuyant la dimension sexuelle (superbes plans sur l'œil brillant de l'héroïne se détachant d'un visage crasseux brûlé par le soleil). La bande-son témoigne aussi d'une même approche, ajoutées aux sonorités atmosphériques (bruit du vent qui glisse sur les roseaux) des envolées aux accents free-jazz et des rythmiques africaines appuient de façon résolument moderne les moments de tension et d'effroi.

En convoquant une thématique à plusieurs niveaux jouant habilement avec les codes du film de genre, en l'enrobant d'une exécution technique virtuose résolument moderne, Shindo signa une œuvre phare du cinéma japonais qui encore aujourd'hui n'a rien perdu de sa force brute. Quatre ans plus tard avec BlackCat, le réalisateur tentera la même approche métaphorique au sein du film de genre. Une entreprise non dénuée de qualités mais à l'éclat incontestablement moins brillant.

 
Martin Vieillot