.La Pendaison
 
Titre original:
Koshikei
   
Réalisateur:
OSHIMA Nagisa
Année:
1968
Studio:
ATG
Genre:
Drame
Avec:
YUN Yun-Do
SATO Kei
ADACHI Masao
WATANABE Fumio
 dre
Les Japonais à la lanterne!

D’après un sondage public, 71% de la population japonaise de cette année 1968 se prononce contre l’abolition de la peine de mort. Sur ce constat, Nagisa Oshima se demande combien d’entre eux ont déjà assisté à une exécution, et se propose par conséquent d’en filmer une. Il ne faut pas s’attendre pour autant à un film réaliste décrivant les derniers instants de l’exécuté, Oshima parvient à se dégager de ce cheminement en poussant très vite son film dans l’absurde où la mort n’est que le début d’un long questionnement qui va dépasser de loin le simple propos de la peine capitale. En effet quoi de plus étonnant que de voir des gardiens mimer une scène de viol au meurtrier amnésique ?

Âgé de 22 ans, le jeune R, coupable de deux meurtres et viols doit être exécuté. Même en résistant, il ne peut empêcher la trappe de s’ouvrir, le laissant faire sa chute fatale. Mais le jeune homme n’est pas mort, il est toujours vivant, simplement frappé par l’amnésie. Impossible de se souvenir de son identité, il ne se considère donc pas coupable des actes de R. Pour les gardiens, un problème se pose, ils ne peuvent pas exécuter un individu inconscient de ses actes, cela va contre l’idée de la peine de mort qui se veut être une pleine prise de conscience. Alors pour terminer l’exécution, ils vont essayer de faire retrouver la mémoire au jeune homme, mimant sa situation familiale, ses meurtres et ses origines.

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À partir d’un huis clos réaliste suivant la cérémonie solennelle de la mort, le réalisateur décide de briser cette image en se laissant tenter par une mise en scène théâtrale et l’idée d’une incursion dans l’imaginaire de l’exécuté. De cette manière, il peut aborder la description des différents personnages de l’histoire et prendre en compte leur symbolisme pour étendre son regard critique à l’ensemble de la société japonaise. Car des gardiens en passant par le prêtre ou encore le procureur et le médecin légiste, sans oublier le jeune japonais d’origine coréenne fraîchement exécuté, tous portent en eux un problème de conscience. À côté du sentiment de supériorité d’une culture sur une autre, on retrouve le problème de la conscience des actes qui nous amène à la réalité d’une jeunesse perdue ne sachant presque plus faire de différence entre le réel et l’imaginaire. Les moindres éléments du film sont exploités par un Oshima faisant preuve d’idées visuelles intéressantes servant toujours aussi bien la force de son propos critique à l’égard d’une société japonaise.

Une nouvelle fois, Oshima marque son intérêt pour l’image d’une cérémonie qu’il place au centre de son histoire comme il avait pu le faire dans Nuit et Brouillard au Japon. Le mariage des idéalistes laisse place à la mort de la jeunesse, de même pour les teintes colorées qui tournent à un magnifique noir et blanc offrant un côté pesant et étrange au film. Se servir d’une cérémonie comme base d’un huis clos, c’est partir d’une situation parfaitement organisée où chaque élément est prévu et réfléchi pour se mettre en place au fur et à mesure du déroulement. On pourra noter au passage une autre similitude avec ce film, puisque l’introduction est dans les deux pratiquement identique avec une caméra cadrant d’abord l’ensemble extérieur avant de venir se concentrer sur les personnages enfermés dans un endroit précis. Ainsi pour exemple, de l’immensité d’une prison vue du ciel, nous passons à la vue du bâtiment des exécutions placé en retrait dont l’apparence s’approche bien plus d’une petite maisonnette que d’un centre mortuaire gris, manière sans doute de faire le rapprochement entre la mort et l’évasion, la liberté. Puis la caméra s’infiltre doucement dans les petits couloirs, Oshima en personne commente cette introduction pour nous expliquer au mieux chacun des éléments, nous décrire à la perfection l’état de l’endroit et l’utilité des pièces, il n’omettra pas de parler de la couleur saumon des murs, façon de contredire l’image d’une liberté dans un lieu de mort, d’appuyer l’hypocrisie d’une pareille mise en scène.

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Les autorités ne peuvent nier la mort d’un homme, même en tentant de s’offrir une belle conscience à travers l’idée d’une fausse liberté. En tout cas, une cérémonie est l’image parfaite d’une organisation sans faille ne laissant bien évidemment aucune place aux imprévus, ou autres problèmes moraux. Devant un tel niveau de perfection à l’allure inhumaine, Oshima ne peut s’empêcher de tout faire bousculer, de faire exploser une organisation propre et de la confronter à une réalité trop souvent oubliée, volontairement ou non. Ici, l’élément perturbateur c’est l’échec de l’exécution, la survie du jeune homme qui entraîne son amnésie après une courte période d’inconscience. Pour les gardiens, c’est un fait complètement impossible qui ne pouvait être imaginable, ils ne savent plus vraiment ce qu’ils doivent faire, la cérémonie est remise en cause par cette survie miraculeuse. Mais coûte que coûte, il faut absolument la terminer et finir le travail, fait rendu impossible par l’aspect moral de l’exécution. Car la peine de mort n’est pas envisagée comme une vengeance de la société sur l’individu, ce qui ne signifierait rien de mieux qu’un meurtre légalisé.

Non la mort doit être une prise de conscience de l’individu sur ces actes, il doit donc se montrer pleinement conscient de sa culpabilité lorsque la trappe s’ouvre. Dans la théorie, ça parait plutôt beau, une belle vision idéaliste et pleine d’humanité qui rassure la société de sa propre culpabilité à l’égard des meurtriers. Ainsi, il est moralement devenu impensable d’exécuter une nouvelle fois le jeune homme pour la simple et bonne raison qu’il n’est plus conscient de ses actes. Et si l’histoire avait déjà changé de registre en faisant survivre le condamné, il n’en est rien comparé à la suite des évènements. En effet, les gardiens se retrouvent devant une situation inconnue, ne sachant que faire, ils vont essayer de réexpliquer à R son histoire et ses meurtres. Il faut alors imaginer des hommes, dont la droiture et le sérieux crevaient l’écran, se mettre à faire les acteurs et à se placer dans des poses ridicules, comme lorsqu’ils refont un viol entre eux, pas de chance pour le gardien devant faire la jeune victime ! Oshima passe de la réalité à un hypothétique rêve quand l’exécution rate pour se tourner après vers une absurdité symbolique

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Violemment la culpabilité de R est tuée lors du premier essai, il en ressort naïf et amnésique, désirant vivre comme n’importe quel jeune homme. S’il ne trouve aucune trace de mauvaise conscience dans son esprit, il doit tout de même subir le bourrage de crâne de gardiens dépassés qui lui enseignent sa vie. Rien de plus étonnant que de voir un condamné à mort, déjà pouvoir survivre, mais surtout se faire expliquer comment il a tué deux femmes et dans quel contexte il a pu grandir, avec une famille difficile et un quotidien partagé entre études la nuit et travail le jour. Dans la première partie du film, il s’agit d’une reconstitution stricte où le condamné est un spectateur muet de ses propres erreurs, il assiste calmement à la mise en scène des gardiens qui s’efforcent de lui faire revenir sa mémoire. La théâtralité se met en place vers la fin de cette partie, dès l’instant où R commence à devenir actif et à s’affirmer, loin de l’image d’un meurtrier, il y a celui d’un frère aimant. D’ailleurs, il y a une scène explicite où le jeune homme est entouré par des gardiens jouant les petites sœurs, le tout sous le regard averti d’autres gardiens devenus véritables spectateurs dans un coin aménagé de la pièce, en retrait de la scène, ils siègent avec dans le dos un drapeau du Soleil Levant. Oshima reconstruit clairement une scène de théâtre symbolique où la jeunesse rêveuse est surveillée par des monolithiques valeurs rigoureuses.

Dans la seconde partie, le réalisateur fait rencontrer imaginaire et réalité, sortant ainsi de son huis clos uniquement par l’imagination des personnages qui se mettent à vivre les meurtres ou à errer dans les rues. Cette idée permet de replacer R dans un contexte presque réel où il n’y aurait définitivement plus d’amnésie, le jeune homme naïf prend en fait le rôle du jeune meurtrier. Il est convié à assassiner une jeune femme ou à se jeter avec des pulsions sexuelles sur des passantes. Tout le long de ce moment, les gardiens sont derrière lui, à le pousser à l’imitation parfaite, le but étant de lui faire reprendre sa personnalité en vue de l’exécuter sans problème de conscience.

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À travers cette expérience, Nagisa Oshima dresse une image noire de sa société en unissant discrimination et jeunesse perdue coincée entre réalité et imaginaire, aux délires patriotiques des gardiens anciens soldats de l’Empire. Chez lui, tous les hommes sont fautifs d’actes parfois ouvertement criminels comme avoir tuer pour son pays ou quelques fois simplement contre la volonté divine. Le jeune R ne fait que de situer dans la continuité, autrefois patriotique, ses crimes étaient une manière de défier l’Empire à l’image de ses soldats qui luttaient avec fierté et courage pour leur nation. Mais dans le contexte d’après-guerre, alors que le Japon montre toujours des signes de supériorité nationale sur les autres, en particulier les coréens, le pays feint d’ignorer les réclamations d’une jeunesse perdue clamant violemment ses repères et son appartenance.

La société reproche aux autres ce dont elle est elle-même responsable, c’est une fuite permanente des responsabilités que dessine Oshima. Chez les gardiens, c’est la peur qui les pousse à agir aussi grossièrement, faisant dans la théâtralité assumée, et d’ailleurs on pourra remarquer qu’à aucun moment R est considéré comme un être humain, il demeure un meurtrier auquel il faut absolument faire rappeler ses actes, rien de plus. Il n’y a pas chez ses hommes la conscience humaine, ils sont prêts à sacrifier un innocent, la figure coupable ayant déjà été tué, simplement pour respecter les ordres. Ils sont tout simplement incapables de se désolidariser de l’esprit de groupe ou des impératifs d’une loi quelconque, ils n’existent pas autrement. À l’inverse du jeune homme qui renie son patriotisme au profit de sa volonté de vivre, il prône une sorte d’individualisme. Sans s’en apercevoir, la société condamne à mort sa jeunesse qu’elle ne cherche aucunement à écouter, la plaçant dans une position de coupable. Les bourreaux dansent et pleurent autour d’une jeunesse nue enveloppée dans un drapeau défait de son symbolisme.

 

Michaël Stern (Wild Grounds)