. Million Dollar Boy / Rêve de Ring
 

Questions de style

Au sortir de son peu convaincant western hybride Man with a shotgun, Seijun Suzuki retrouve les rails de scripts plus conventionnels centrés sur les vicissitudes de la jeunesse japonaise. A l’occasion de Million Dollar Boys (Hyakuman doru wo tataki, 1961) et Rêve de Ring (Ore ni Kaketa Yatsura, 1962) , Suzuki retrouve par deux fois l’acteur Koji Wada sous les traits d’un boxeur rude à la tache. Variations sur le monde de la boxe, ces deux films prolongent l’exploration d’un arrière-plan sportif déjà entamée la même année dans Reckless Boss (avec le même acteur campant cette fois le rôle d’un professeur de patins à roulettes). Récits initiatiques populaires, les histoires de boxeur  sont les vecteurs idéals propres à illustrer les aspirations d’une jeunesse en quête d’identité et de reconnaissance.

Déjà porté à l’écran en 1957 par Teruo Ishii dans King of the ring (Ringu no oja) ou Inoue Umetsugu avec Champion (Shorisha), le monde de la boxe sert avant tout comme un révélateur des véritables aspirations et motivations de ses protagonistes. Dans Million Dollar Boys, deux jeunes amis quittent leur île natale pour aller affronter la mégalopole. Le récit prend ici vite des voies de traverse pour mieux de concentrer sur la peinture d’une survivance dans une société en pleine reconstruction. A la manière d’un Kids Return avant l’heure, on y suit les destinées  distinctes des deux amis : l’un bifurque vite vers le monde des yakuza, Kinji s’accroche vaille que vaille à son ambition première : devenir un boxeur célèbre. Le canevas très classique amalgame sentiments doux-amers tels la romance entre Kinji et une excentrique paumée ou encore les relations mari-femme du couple tenancier du club sportif. Plus qu’une success-story attendue, le film s’attarde plutôt sur les intrigues secondaires au détriment d’un héros finalement peu fouillé. S’il sort du moule du genre lors de moments comiques (les tourtereaux oublient carrément l’urne funéraire de leur ami dans le train) ou pathétiques (le mari qui n’arrive pas à joindre les deux bouts et doit laisser filer son prometteur poulain), le script se déroule paresseusement jusqu'à une issue heureuse que le public de l’époque ressentit curieusement comme un sentiment d’amertume et de désespoir. Au niveau formel, Suzuki ne témoigne ici que peu de velléités plastiques ou stylistiques. Hormis une introduction pétaradante où un combat silencieux s’illustre sous les coups d’une batterie enragée, la caméra reste désespérément en triste pilotage automatique, liant les passages obligés d’un mélodrame sportif finalement très oubliable. 

Tourné peu après, Rêve de Ring sous ses airs de suite officieuse propose une approche typée d’où émerge un sens du non-conformisme bien plus remarquable. Si elle partage le même acteur principal ainsi que quelques décors communs (la salle de sport), cette success-story se distingue définitivement par ses figures de style qui en font un film majeur dans le processus d’élaboration de l’univers suzukien. Conte sur l’abnégation et doté d’un final à suspense efficace, Rêve de Ring laisse en effet apercevoir les germes d’un style novateur oscillant entre ironie moqueuse de ses personnages et traitements esthétiques résolument modernes. Jeune premier, le boxeur campé par Koji Wada évolue dans un univers singulier. Des femmes séductrices outrancières et manipulatrices (la femme du boss) aux malfrats roublards en passant par un énigmatique et loyal yakuza , se dessine une faune haute en couleurs propre à appuyer les digressions qui parasitent un récit routinier virant allégrement vers le genre policier. A plusieurs reprises, la distanciation ironique est pleinement palpable lors de scènes à priori anodines ; ainsi un yakuza demeure stoïque après une salve de balles, une amoureuse éconduite heurte un pan du décor pourtant manifeste, un malfrat simule grossièrement un handicap mental. S’ajoutent à cela des détournements visuels encore plus frappants tel ce placement de marque illustré par un travelling exagérément étiré centrant une boite (à l’arrière d’un vélo) pour mieux laisser les personnages isolés en bord de cadre. Ces signes distinctifs se retrouvent de manière éparse par la suite : un gant de boxe en tant que métaphore phallique ou encore une scène de voitures aux truquages fierement mis en évidence. Des amorces intéressantes que Suzuki emballe d’un travail stylistique bien plus marqué que sur ses précédentes réalisations.

Si la ‘patte visuelle’ de Suzuki n’éclatera véritablement que l’année suivante (Le vagabond du Kanto, Détective Bureau 2-3), l’ impertinence stylistique de Rêve de Ring constitue un jalon notable dans la filmographie du personnage. Ainsi, les mouvements d’appareils audacieux livrent nombres de travellings dont la fluidité dénote avec la sécheresse de faux raccords outranciers. Un travail rythmique bien mis en évidence lors d’une fusillade au sur-découpage agressif ou lors du crescendo final où la tension du combat est appuyée par la succession rapide des plans de foules. La composition de l’image bénéficie aussi d’expérimentations réussies : profondeur du plan accentuée, mise en avant des couleurs primaires culminant dans des arrière-plans monochromes résolument pop ; Suzuki allant même à scinder son plan en deux motifs  géométriques monochromes distincts (rectangles lors d’une scène d’intérieur, et un rond de sang tachant le ring immaculé). Enfin, l’altération de bande-son complète le panel des expérimentations : Suzuki introduit un synchronisme image/son (le son provient d’un phonographe que le héros fait dérailler) et lors d’une scène remarquable déréalise totalement le combat final en éludant les bruits de foules pour ne conserver que les crissements stridents des chaussures sur le ring résonant dans une salle comble, survoltée et pourtant silencieuse. Si le canevas de Rêve de Ring reste bien trop prévisible et paresseux,  ses audaces formelles et ses personnages typés préfigurent d’un style en pleine maturation capable de détourner de belle manière des matériaux banals. Entre Million Dollar Boys et Rêve de Ring, Suzuki aura surtout prouvé que deux postulats semblables peuvent déboucher sur des produits bien distincts … tout est affaire de style !

 

Martin Vieillot