. The Boxer
 
Titre original:
Za Bokusa
   
Réalisateur:
TERAYAMA Shuji
Année:
1977
Studio:
Toei
Genre:
Drame
Avec:
SUGAWARA Bunta
SHIMIZU Kentaro
HARUKAWA Masumi
KARA Juro
 dre

Combats pour la vie

Au sortir d’une série de court-métrages expérimentaux sondant son univers fantasmagorique, Shuji Terayama retrouve en 1977 un format long plus classique à l’occasion de son unique incursion dans le circuit commercial. Tourné pour la Toei, The Boxer se positionne en marge des productions formulatiques du studio déclinant. Si le monde pugilistique peut paraître de prime abord étranger au monde du cinéaste, il n’en constitue pas moins une de ses thématiques  récurrentes. Proche ami du boxeur Masahiko ‘Fighting’ Harada (champion WBA en 1962), Terayama plaçait déjà ce sport au centre de son premier roman Devant mes yeux, le désert (Aa Koya, 1966). Rencontre improbable entre prérogatives commerciales et regard d’auteur, The Boxer s’avère au final n’avoir que peu souffert du lourd dictat du studio. Epaulé par son complice Rio Kishida à l’écriture, Terayama recourt une nouvelle fois à ses collaborateurs fétiches : Tatsuo Suzuki à la photographie, J.A Seazer à la bande-son ainsi que quelques membres de sa troupe du Tenjo-Sajiki. Si le casting maison made in Toei recourt à des acteurs bien connus, le film étonne surtout par la prestation habitée d’un Bunta Sugawara bien loin des débordements hystériques et parfois caricaturaux qui firent sa renommée.

Prenant ancrage dans un milieu prolétaire, le récit s’articule autour de deux personnages antinomiques qui vont finalement s’apprivoiser lors de leur quête commune. Boxeur retiré, Hayabusa (Bunta Sugawara) vit retiré de la société et s’abandonne dans l’inaction et l’alcool. Tenma (Kentaro Shimizu), jeune boxeur débutant, infirme et asocial, s’en va au lendemain d’une défaite cuisante quérir les services de l’ex-champion afin de prendre sa revanche. S’il apparaît sans grande originalité, le script ambitionne d’avant tout tracer des portraits touchants d’exclus du système. Métaphore d’un combat contre la vie, les enjeux sportifs apparaissent ici bien dérisoires devant la rage et le désespoir des protagonistes. Le prologue résume bien cette approche à fleur de peau ; dans le couloir qui mène au ring défilent au ralenti les perdants en larmes, meurtris dans leur chair retournant à l’anonymat des froids vestiaires; incapable de saisir une gloire éphémère mais pourtant si précieuse. Mêlant mélancolie amère et espérance de lendemains meilleurs, The Boxer fonctionne à plein sur l’alchimie des deux personnages dont la relation va s’intensifier pour trouver son apothéose dans un puissant final. Une approche renforcée par un traitement réaliste documentaire (lumière crue, plans filmés à l’épaule) qui contraste avec la mise en scène plus sophistiquée et théorique  vue dans les précédent travaux du cinéaste.

Rage et amertume nourrissent ainsi un récit où l’entraînement sportif sert de révélateur et de déclencheur. Larvé par l’inaction, Hayabusa survit en collant des affiches de meeting de boxe. Résigné et pathétique, il traîne sa carcasse sur les boulevards périphériques suivi de son chien, unique compagnon depuis la mort accidentelle de son ami ouvrier. Evitant le pathos, Terayama contrebalance cette peinture par des touches poétiques et porte un regard sensible sur le milieu prolétaire où le comique attendri se mêlent subrepticement lors de moments graves. Un récit gravitant autour d’un bar où se dévoile toute une vie de quartier dans ses drames, joies et débordements inopinés. Véritable résurgence terayamesque, ce lieu est à rapprocher des cabarets métaphoriques qui regorgent dans l’œuvre de l’auteur. Saturé d’une décoration rétro et éclectique et déréalisé par de vibrantes taches laiteuses coloriant un cadre délavé (un effet photographique typique de Tatsuo Suzuki pour Terayama), le bar est peuplé de locataires haut-en couleurs (les membres Tenjo-Sajiki) remettant en perspective la destinée des deux comparses boxeurs, des vies communes à tant d’autres dans ce quartier humain et besogneux. En recourant à ce lieu hors-du temps, le récit prend sa respiration et permet de judicieuses phases introspectives creusant  les personnages. Dans une séquence aux filtres rosés/orangés aux accents de music-hall, on y découvre rétrospectivement la destiné singulière de Hayabusa (champion abandonnant la boxe en plein match et se laissant massacrer) ou l’amertume du jeune Tenma fraîchement défait. Bien loin d’un film d’action linéaire, The Boxer se construit sur ses moments creux où les personnages ressassent leur colère, isolés dans un vestiaire glacial (antichambre de la défaite), une chambre miteuse ou un bar surréel d’où s’échappe parfois une farandole clownesque hilare.

Mêlant réel et figuré, Terayama réussit à insuffler ses digressions surréelles dans le cadre rigide du récit. Il parvient à éviter de déséquilibrer le fragile ensemble en réservant ses échappées lors de moments clés pour appuyer ses effets. Ce portrait social et quasi-documentaire s’accommode de séquences de boxes filmées à vif, vue au bord du ring. Pourtant, la composante sportive n’apparaît que dans ses conséquences humaines ; la description du monde pugilistique et les scènes de combats sont reléguées à l’arrière plan. La seconde partie du film délaisse le cadre prolétaire pour se focaliser sur l’entraînement du couple boxeur/coach revêtant un caractère libératoire. Appuyant cette échappée de l’univers urbain, Terayama inscrit ses deux ‘parias’ dans des lieux étranges : rue déserte embrumée, lieux portuaires vides. Composante fondamentale de l’univers du cinéaste, la musique de J.A Seazer procède par décalage appuyant l’entraînement spartiate de rythmiques militaro-jazzy ou des montées mélodiques à la rage contenue. Evitant l’écueil d’une marche vers la gloire sans tension, le film durcit la peinture de la relation des deux hommes (la première victoire et les premiers relâchements entraînent un conflit violent se réglant aux poings) tout en prenant les chemins détournés d’une mise en abîme via l’évocation nostalgique de la carrière de Yoko Gushiken (qui se fend d’un caméo). 

Moment où converge enfin les efforts du récit, le combat final synthétise l’approche dichotomique du cinéaste. La lutte âpre de l’instant se trouve mise en abîme par des incursions poétiques et surréalistes d’épisodes humains se déroulant simultanément (cadres troublés, bruits de tempête, lieux décalés). Recourant à un artifice dramatique dispensable (la vue de Hayabusa devenant progressivement floue, symptôme d’un malaise imminent), Terayama convainc pourtant et met sous tension un combat où le corps hagard et meurtri de Tenma puisse dans ses réserves, et même au delà. Dépassement superbement illustré d’un freeze-frame achevant une quête où la mort (suggérée) des protagonistes est aussi vue comme un ultime bras d’honneur à un monde étranger ; une conclusion ambiguë qu’on retrouvait déjà dans le roman Devant mes yeux, le désert. Film mésestimé en raison de son caractère commercial, The Boxer confirme le talent d’un cinéaste à l’univers soluble dans un cadre que l’on pensait incompatible. Sur une superbe musique J.A Seazer se déroule une chronique sociale touchante, aux interprètes habités et sachant se ménager des chemins de traverses pour mieux retourner à la réalité… autrement.

 

Martin Vieillot