.Tony Takitani
 
Titre original:
Tony Takitani
   
Réalisateur:
ICHIKAWA Jun
Année:
2005
Studio:
Wilco Company
Genre:
Drame
Avec:
OGATA Issei
MIYAZAWA Rie
TAKAHUMI Shinohara
NISHIJIMA Hidetoshi

Seuls au monde

Pour son treizième film, le réalisateur ICHIKAWA Jun décide d'adapter une courte nouvelle du populaire romancier nippon MURAKAMI Haruki (à ne pas confondre avec MURAKAMI Ryu). "Tony Takitani" est un curieux exercice de style, une adaptation littéralement littéraire, un condensé d'émotions difficilement exprimable par de simples mots.

Tony Takitani est un enfant solitaire. Il passe son temps à dessiner; mais ses peintures reflètent son incapacité à exprimer ses véritables sentiments. Jusqu'au jour, où il rencontre Eiko KONUMA, une femme plus jeune de quinze ans. Très semblable, elle noie sa solitude dans d’incontrôlables accès d’achats de vêtements de marque. A son soudain décès, Tony décide de passer une annonce pour trouver une personne pouvant porter les vêtements de sa défunte femme.

Mise en boîte
Impossible de résumer correctement l'histoire sans trop en dévoiler; impossible de rendre compte de cette étrange atmosphère éthérée dans laquelle baigne le film. Le pitch ressemble à un pur mélodrame débordant de bons sentiments; mais il n'en est rien. Pour trouver un équivalent, il faudrait loucher du côté du français "Amélie Poulain" pour ressentir cette même grâce. Une même manière de déstructurer la narration, une même manière d'insuffler un courant d'air frais et inédit dans un métrage, une même manière de souligner les images par une superbe partition discrète. "Tony Takitani" va encore au-delà, car débarrassé du côté naïf et candide de l'exemple français. Jun ICHIKAWA n'en est pas à son premier coup d'essai, sa riche filmographie (douze autres films, tous inédits en France) comprenant plusieurs adaptations littéraires ("No Life King", "Tsugumi", "Dying at a hospital"). En adaptant une nouvelle de MURAKAMI Haruki, le réalisateur relevait pourtant un sacré défi. Très populaire, il ne fallait en aucun cas trahir l'univers si particulier de l'écrivain; exercice d'autant plus difficile que "Toni Takitani" est avant tout l'histoire très intériorisée de deux êtres repliés sur eux-mêmes. Rendre compte, par des images, de l'état d'émotivité compte parmi les exercices les plus périlleux qui soient au cinéma. Pour ce faire, ICHIKAWA réfléchit longuement à la meilleure manière de préparer sa mise en scène. Définissant la nouvelle comme une "fable sur l'isolement", il décide de donner un aspect légèrement fantasmagorique, une ambiance éthérée rappelant celle d'un rêve ou d'un songe évaporé. Pour ce faire, il décide de construire le gros de son décor (l'intérieur de la maison de Tony) sur la scène d'un théâtre, lui permettant de démonter ou remonter les éléments à sa guise et de jouir d’une plus grande liberté dans le choix de ses cadrages (originaux). Cette manière de procéder permet également un meilleur contrôle de la lumière; ordre est donné au chef-opérateur d'éviter, tant que cela se peut, les contrastes et les zones d'ombres pour former un tout harmonieux et unitaire. D'ailleurs, au développement, la pellicule sera une nouvelle fois traitée pour influer sur le grain et donner aux contrastes des couleurs délavées légèrement floues. Le choix des cadrages est déterminant; ICHIKAWA opte pour une mise en scène très intimiste, collant au plus près de ses personnages. Il les enferme littéralement dans l'image, choisit des angles obliques et n'hésite pas à les filmer de dos ou de ¾; de cette manière, il rend compte de leur repli sur eux-mêmes (aveugles au monde qui les entoure), mais également de leur perpétuelle fuite de l'autre (les personnages tournent le dos au spectateur ou le visage est détournée de manière à ne pas rendre compte de leur émotion). Curieuse manière de filmer, agaçant (de ne pas pouvoir lire les émotions), oppressant (de se faire "emprisonner" par le cadre), mais tellement en phase avec l'histoire et l'émotion des protagonistes…

Sons et chuchotements
Accentuant encore davantage le surréalisme de la mise en scène, ICHIKAWA fait appel à un curieux narrateur invisible. Le doux son de sa voix enveloppe l'histoire dans un sentiment de bien-être et de confiance. Il permet également une distanciation, rendant compte que les événements à l’écran se sont DEJA produits (puisque relaté par une tierce personne); ou les personnages, finissant une phrase commencée par le narrateur, continuant le cours de l'histoire. Ceci implique, qu'ils réagissent en lien avec le mystérieux inconnu ou qu'ils soient tributaires d'un cours donné des choses (le narrateur devance ce qu'ils vont dire; IL sait donc comment ils vont réagir. Les personnages ne sont plus que de simples pions sur l’échiquier d'un destin déjà tracé). D'un autre côté, les personnages parlent parfois d'eux-mêmes à la troisième personne ("J'ai faim, dit-elle"), comme si – eux aussi – avaient déjà du recul sur ce qui se passe à l'écran. Cette manière de faire renforce encore davantage l'état de songe ou de rêve ou – pourquoi pas – renvoie à un passage en revue de leur vie après leur mort…
L'intervention du narrateur permet donc à ICHIKAWA de créer une distanciation nécessaire avec son spectateur, de renforcer la particulière ambiance éthérée et – surtout – de ne pas nuire au texte adapté. Enfin, le travail sur le son a été particulièrement soigné. Les bruitages constituent un rôle à part. Le son distordu d'une radio que Tony éteint en début du film dans son atelier, est la métaphore évidente d'un monde extérieur qu'il ne peut comprendre (un son "extérieur" n'est pour lui qu'un simple brouhaha et un parasite; il se coupe d'un lien "social", la radio). De même que lors de la conférence en fin du film, les discussions ou le discours autour de Tony ne sont qu'un brouhaha inaudible et étouffé (entendu comme à travers les cloisons d'une autre pièce), alors que les paroles cinglantes de son ancien "adversaire" résonnent fortement dans sa tête.
Puis il y a la musique ! SAKAMOTO Ryuichi, illustre compositeur de "Little Bouddha" ou du "Dernier Empereur" trouve les parfaits accords pour souligner de quelques notes au piano la particulière ambiance du film. Parfaitement en retrait, jouant tout bas, ses thèmes envoûtants finissent pourtant par se nicher confortablement au creux de l’oreille. Les acteurs principaux sont époustouflants dans leur double compositions respectives. Dans le rôle de Tony, Issey OGATA (les trois premiers films de Jun ICHIKAWA, ainsi que le taiwanais "YiYi") délaisse les planches des théâtres internationaux pour se glisser dans la peau de son homme si esseulé; Rie MIYAZAWA prouve une nouvelle fois, qu'elle vaut bien plus que sa sulfureuse réputation des "Liaisons érotiques". Ses apparitions illuminent à chaque fois l'écran, soulignée par cette petite brise lui agitant ses cheveux (ou ceux de son entourage). Accentuant sa vitalité, sa boulimie des courses contredit pourtant son apparent bonheur. Elle avoue d'elle-même de devoir acheter des vêtements pour "combler le vide que j'éprouve en moi"; la surenchère des courses après son mariage signifierait dès lors un mal-être toujours plus important. Le moment où elle décidera d'aller à l'encontre de ce besoin vital, elle va forcément mourir…"bouffée" par le sentiment de solitude qui la ronge

A la fin, le (re-)commencement
Le principal mérite du film devient également son seul désavantage. ICHIKAWA grille quasiment toutes les cartouches de son particulier univers dans le premier tiers du film. L'intervention particulière de la voix off, la redondance des travellings latéraux pour représenter différentes scènes de la vie de Tony comme d'autant de petites saynètes sur une scène, la musique éthérée…l'univers si particulier ne regorge finalement que de quelques idées qui peinent à soutenir une intrigue assez mince. Le magnifique flash-back introductif en début de film constitue également un tort, la maîtrise et la qualité n'étant plus jamais atteint par la suite (une autre similitude avec "Amélie Poulain"…). Heureusement, la durée du film n'excède pas les 1h15, les longueurs (bien présentes) restant ainsi assez rares.

L'originalité audacieuse de cette adaptation littéraire, bien qu'atteignant ses limites, fait du film une rare expérience cinématographique. Un condensé d'émotions par rapport à la solitude et le repli sur soi, le ton est pourtant juste et évite de tomber dans le pathos et le cliché. L'époustouflante interprétation des acteurs principaux, ainsi que la perfection de la musique en font l'un des meilleurs films japonais de l'année 2005. Une belle œuvre, rendant pleinement justice au talent certain de l'écrivain de MURAKAMI Haruki.

 
Bastian Meiresonne