.Unloved
 
Titre original:
Unloved
   
Réalisateur:
MANDA Kunitoshi
Année:
2001
Studio:
Sento Prod
Genre:
Drame
Avec:
MATSUOKA Shunsuke
MORIGUCHI Youko
NAKAMURA Tôru

Lutter pour survivre

A Tokyo de nos jours.
Mitsuko est une célibataire trentenaire discrète, presque effacée qui travaille à la mairie. Appliquée elle n’en est pas moins dépourvue d’ambition professionnelle et se complaît dans sa vie actuelle, au grand désarroi de son chef de service, M. Goto. Un jour elle rencontre dans le cadre de son travail, un homme divorcé, le ténébreux Eiji, qui dirige une entreprise de software avec sa mère. Entre eux semble s’amorcer une liaison. Mais elle mourra presque aussi vite qu’elle a émergé : Mitsuko refuse les tentatives de Eiji pour la faire entrer dans son monde, en gros la bourgeoisie industrielle, et Eiji de son côté renâcle à s’affranchir de l’emprise de son travail sur sa vie privée et n’admet pas que Mitsuko puisse ne pas s’adapter à son mode de vie à lui. Après l’inéluctable rupture, Mitsuko se jette quasiment dans les bras de son voisin du dessous, le jeune Hiroshi, un employé logistique dans un magasin d’électroménager. Ce dernier, englué dans l’incompréhension de sa rupture avec Eiji et souffrant d’un gros manque de confiance en lui, laissera le doute miner sa relation avec l’inflexible Mitsuko.

Le personnage de Mitsuko est une véritable énigme. Dans sa volonté de se placer systématiquement en contre de tout mouvement, elle est perçue d’abord comme une victime, fragile et vulnérable face au monstre d’égoïsme et d’orgueil méprisant qu’est Eiji. Et pourtant les choses ne sont pas si simples. La jeune femme n’est pas innocente dans le sens où elle est le propre moteur de son échec. En refusant le changement pour l’unique raison qu’il induit des modifications, elle devient pitoyable. Son obstination, son obsession prend une dimension pathologique. Sa complaisance dans sa façon de vivre, dans ce petit univers étriqué qu’elle s’est construit la condamne irrémédiablement à une solitude aussi voulue qu’elle apparaîtra subie. Le metteur en scène a choisi de nous montrer, de nous faire voir son monde, cette zone dans laquelle elle a l’illusoire sentiment de régner, pouvoir chimérique, de façon minimaliste, par quelques plans, quelques scènes. Tout d’abord le lieu où elle vit : un petit immeuble, qui parce qu’il ne nous est montré que le matin à l’aube ou le soir au coucher du soleil est toujours nimbé de bleu gris, triste et froid. D’ailleurs le titre du film dans le générique est écrit de deux couleurs : un, le préfixe privatif est en bleu et loved le radical est en rouge, comme les fleurs dont la couleur éclate dans les quelques lieux extérieurs où se rencontrent Eiji et elle. Cette dominante de bleu, une couleur froide et profonde se retrouve aussi dans sa cuisine ou sur ses vêtements. Son comportement, s’il lui évite peut-être des déconvenues, la prive d’une vraie relation, relation dans laquelle inévitablement elle devrait lâcher prise un minimum et consentir à quelques sacrifices ou concessions. Ses journées se succèdent selon des rituels immuables : le matin au réveil elle tend la main à l’extérieur vérifier s’il pleut, elle prend son vélo toujours garé au même endroit, le midi elle mange un bol de nouilles dans le même snack, le soir elle dîne chez elle, en fin d’après-midi elle étend son linge sur son petit balcon…tout est rythmé, programmé pour occuper l’espace et le temps de sorte qu’effectivement on sente que la moindre modification de cet équilibre le rendrait caduc. Ainsi Mitsuko donne une impression mitigée de force, dans sa volonté impitoyable de contrôler sa vie et de grande faiblesse dans la fragilité de son système de défense.

De même si elle nous est d’abord présentée avec une certaine sympathie elle va peu à peu se dessiner comme une personne venimeuse et toxique. Face aux injonctions pressantes et maladroites de Eiji elle témoigne d’un rejet d’abord timide et probablement intimidé puis d’une virulence et d’un absolu bornés. Car on pressent au fur et à mesure que ce n’est pas cette relation-là, avec ses obstacles et ses embûches qui la bloquent mais c’est toute relation sérieuse, qui exigerait d’elle des renoncements. Et égoïsme d’Eiji, son mépris altier pour Mitsuko trouve une résonance de taille dans l’incroyable orgueil de la jeune femme, dissimulé derrière ses airs de victime résistante. Elle a beau reprocher à Eiji son envie de la transformer en une espèce d’alter ego féminin, elle ne propose rien comme alternative, puisqu’elle éloigne la possibilité qu’il arrive, improbablement soit, à s’adapter à son monde à elle, déconnecté de son entreprise et de l’univers dans lequel il évolue habituellement. Son caractère nocif s’exprime clairement dans sa relation, plus endogame, avec Hiroshi. Elle ne perçoit pas en lui de volonté prédatrice comme chez Eiji. D’un tempérament calme voire passif et obéissant elle aura moins de mal à le plier. Mais dès que celui-ci manifestera la moindre envie de changement, dès qu’il cherchera à exister minimement dans la relation elle le traitera durement : par exemple lorsqu’il voudra modifier l’emploi du temps d’une journée avec elle, aller au restaurant plutôt que rester manger à l’appartement, elle réagit brutalement en rejetant en bloc son initiative. Sans cesse elle le ramène dans sa réalité à elle. Ce comportement, ainsi que l’incompréhension qu’il a à comprendre pourquoi elle a plaqué Eiji pour lui le poussera pour la provoquer à vouloir imiter Eiji : il décide donc de quitter son emploi et de chercher un travail dans une multinationale. Débordant d’envie, de jalousie pour Eiji il sait que tout ceci est voué à l’échec mais en témoigner l’envie c’est affronter Mitsuko, c’est ouvrir la voie à une lutte, encore une, pour pousser Mitsuko à se dévoiler. Et c’est au plus fort d’une discussion houleuse qu’enfin elle laissera tomber sa carapace et s’effondrera littéralement laissant affleurer sa véritable nature fragile.

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Ce dont il est question dans ce film est bien la lutte d’une femme pour vivre. Dans le cadre du couple éphémère qu’elle forme avec Eiji, ce combat prend la forme d’une lutte de classes entre la petite employée et le grand patron. Pour préserver, pense-t-elle, son indépendance, sa liberté elle doit entrer en conflit avec Eiji, ici représentation d’un patronat méprisant et totalitaire. Leur liaison a la forme d’une succession de saynètes basées sur un rapport de force tendu. Souvent d’ailleurs l’un d’eux tourne le dos à l’autre, et il est beaucoup question de reproches, dénégations ou de jugements durs. Avec Hiroshi, un John Doe à la nippone, il y a égalité supposée de statut social. La lutte a lieu sur le terrain des velléités d’extraction dont il fait preuve. Son action se limite à lui couper les ailes pour l’empêcher d’une part de tomber et de l’autre de partir. Son comportement est la marque d’un déterminisme social qu’elle a intégré, d’une résignation qui pollue la vie de ses proches. Le portrait de Mitsuko est très nuancé donc, bien plus que ceux de Eiji, un bloc imperméable et de Hiroshi, dadais indécis et rêveur. Ces deux-là existent dans le film comme révélateurs de la jeune femme, à l’instar des scènes de sa vie professionnelle : chaque entrevue, chaque moment éclaircit sa réalité tout en créant d’autres ombres. Jamais Manda ne cherche à trop en dire, il laisse en permanence un flou mais donne à voir et à penser (à) son personnage, une véritable anti-héroïne traitée dans une dynamique de chute et de confrontation avec ses failles. Elle en ressortira un peu affaiblie en acceptant de s’ouvrir un peu et sûrement plus humaine et « aimable ». De son passé on n’apprend rien ou presque : fille de commerçant, on sait juste qu’elle a reproduit le plafond de la boutique de ses parents dans sa salle de séjour et que sa contemplation (qui ne nous sera pas donnée) la rend légèrement nostalgique. Il est dommage que la mise en scène manque autant de relief et d’aspérités. Tout est trop sage là où un peu de folie aurait pu donner du rythme à la narration.  

 
Jean-Sébastien Leclercq