.La Vengeance d'un acteur
 
Titre original:
Yukinojo Henge
   
Réalisateur:
Ichikawa Kon
Année:
1963
Studio:
Daei
Genre:
Comédie
Avec:
Hasegawa Kazuo
Wakao Ayako
Nakamura Ganjiro
 dre
Kabuki Man

Condamné par les studios de la Daiei - suite aux échecs commerciaux de ses précédents métrages - à tourner le remake d'un serial populaire homonyme en trois parties sorti en 1935, Kon Ichikawa détourne le matériau d'origine pour livrer une œuvre délirante et inclassable en hommage au théâtre du kabuki et au cinéma moderne.

Yukinojo Nakamura est un onnagata, un homme travesti pour incarner des rôles de femmes dans des pièces du théâtre japonais de kabuki. Lors d'une de ses représentations, il reconnaît parmi le public trois hommes d'affaires responsables de la folie et de la mort de ses parents. Yukinojo met alors en place un plan diabolique pour se venger de chacun des trois bourreaux.

Malgré la sanction punitive des producteurs, La Vengeance d'un acteur se devait d'être un événement, le film étant le 300e du populaire acteur Kazuo Hasegawa. Vétéran chevronné du grand écran - sa carrière débutant du temps du muet - Hasegawa avait déjà tenu le rôle principal dans le film original quelques vingt ans plus tôt. Le défi était donc autant plus grand de ne pas faire un simple remake remis au goût du jour et de ne pas décrédibiliser le fameux acteur interprétant le même rôle, mais plus vieux d'une bonne vingtaine d'années. Recourant une nouvelle fois au talent indéniable de scénariste de son épouse avec laquelle il avait entamé une riche collaboration depuis de nombreuses années, Ichikawa demande à ce que ne soient effectués que de menus changements par rapport au matériau d'origine ; en revanche, il concentre tous ses efforts sur la réalisation particulière de l'œuvre.

D'un point de vue visuel tout d'abord. Pouvant tourner l'entier film en studio tout en gardant une complète liberté artistique, Ichikawa opte dans un premier temps pour un minimalisme formel si cher aux traditions japonaises, et dépouille nombre de scènes de tout artifice superficiel. Un écran noir représente la nuit, des reflets lumineux symbolisent un combat au sabre. Une jeune femme - future amante de l'acteur kabuki - étreint son cœur pour symboliser son amour. Les trois bourreaux responsables de la mort des parents sont clairement désignés par un spot braqué sur eux. Ichikawa va même jusqu'à isoler des personnages ou des éléments clés au cours du film en obscurcissant toute l'image, laissant juste une ouverture ronde focalisée sur l'objet en question ; une méthode abondamment utilisée à l'époque du muet pour attirer l'attention du spectateur sur un fait précis.

Le réalisateur n'en minimise pourtant pas totalement la forme. D'autres scènes pétaradent de couleurs, fourmillent de détails et constituent autant de véritables tableaux vivants ; mais leur composition revêt un côté irréel, théâtral et il est bientôt difficile de faire la distinction entre représentation kabuki et complot réaliste. En entremêlant les deux, Ichikawa réussit la difficile jonction entre deux formes d'Art normalement dites à l'opposé, mais finalement toutes deux ''représentation'' d'une certaine réalité (déformée). La finale est en tous points révélatrice de son ambition artistique : tous les rebondissements et coups de théâtre auront finalement été plus proches d'un vaudeville, que d'une histoire logique et réelle telle qu'elle est censée se dérouler au cinéma. Ce qui rejoint le coup de force de la forme narrative de Ichikawa. Le réalisateur noie la relative faiblesse scénaristique - qui est d'être fantaisiste et très inspirée des serial prisés par le public dans les années '30s - par d'incessants sauts temporels, déstructurant totalement le récit. En entremêlant les scènes de kabuki avec les scènes dites ''réelles'', il désamorce le côté volontairement exagéré d'un serial. Forcément caricatural, le spectateur accepte d'autant le caractère fantaisiste de l'histoire et de ses protagonistes. Toujours dans la même logique, le personnage du bandit des quatre chemins - également interprété par l'acteur Kazuo Hasegawa - représente l'alter ego viril en parfaite opposition à l'acteur efféminé kabuki ; mais est aussi l'incarnation d'une sorte de coryphée (dirigeant d'un chœur dans le théâtre antique grec ou médiéval commentant par ses interventions l'action en cours). Là encore, le réalisateur fait la directe jonction entre théâtre et cinéma.


Aussi extrême dans son audace narrative et visuelle qu'un Seijun Suzuki de la même époque, Ichikawa fait pourtant preuve d'infiniment plus d'intelligence. Suzuki se contentait d'innover par ses cadrages obliques et recherchait à repousser la forme visuelle dans ses derniers retranchements par des couleurs pétaradantes ; Ichikawa se pose la réflexion du rapport particulier entre le théâtre et le cinéma et démontre par l'enchevêtrement de la présentation dans la présentation que l'un découle de l'autre. A savoir, que les spectacles de kabuki ont été à l'origine du cinéma muet, puis moderne. Il ne rend donc pas seulement hommage à cet Art unique, mais réussit même à le dépoussiérer et à lui redonner des lettres de noblesse. Un sacré tour de force, unique dans son genre.
 
Bastian Meiresonne