.Hasegawa Kazuhiko, société périmée
 
 
 
Kazuhiko Hasegawa appartient à cette génération de réalisateurs qui dans les années 70 va s'appliquer à questionner le modèle de société pour mieux en dévoiler les failles. Leur époque est celle du Japon économiquement prospère, apportant confiance et bien-être chez une population qui peut désormais oublier les années noires d'après-guerre, voire même ignorer tout simplement les troubles du présent. C'est ce paradoxe hypocrite qui sert de base au travail critique de ces réalisateurs. Par exemple, à travers ses films de gangsters, Kinji Fukasaku dresse l'importance du rôle joué par la mafia dans la construction économique du pays en même temps qu'il s'intéresse à montrer des individus perdant toute trace de morale et de respect.
Le regard porté sur cette société est noir et sans complaisance, la prospérité masque la mort de valeurs traditionnelles. De son côté, Kazuhiko Hasegawa s'intéresse à la place des individus au sein de cette société, et plus particulièrement à la jeunesse japonaise. Il baigne dans ce thème depuis le début des années 70, il est assistant-réalisateur de Toshiya Fujita sur Stray Cat Rock: Wild Measures (1971), Wet sand in august (1971), Sweet scent of eros (1973) et Red Lantern (1974) puis de Tatsumi Kumashiro sur Bitterness of youth (1974), dont il signe aussi le scénario, et Africa no hikari (1975). Par ces films, Hasegawa rencontre la désillusion de la jeunesse après les émeutes estudiantines des années 60 où les changements de la société, comme l'évolution des mœurs et la libération sexuelle, sont confrontés à la réalité économique et le désir de réussite sociale avant tout. Avec The Youth Killer (1976) , une production 100% indépendante, puis avec The Man Who Stole The Sun (1979) , parrainé en partie par le studio de la Toho, Hasegawa parvient à poser un constat global sur l'état de sa société où les individus se trouvent enfermés dans un modèle communément accepté, les privant de leur individualité, les empêchant de pouvoir s'exprimer. Le résultat est une jeunesse perdue et oppressée par les valeurs périmées de l'ancienne génération, une jeunesse jamais considérée et écoutée par la société, une jeunesse qui ne connaît que la violence et l'autodestruction comme moyens d'existence. Après ces deux expériences, Hasegawa délaisse la réalisation pour rejoindre dans les années 80 le monde de la production avec la Directors Company, devenant un intermédiaire entre Indépendants et Studios, il veut permettre aux jeunes talents, comme Sogo Ishii ou Kiyoshi Kurosawa, de pouvoir travailler librement leur univers personnel. Par la suite, il connaît une période creuse entre sa participation au film Yumeji de Seijun Suzuki et ses projets abandonnés sur l'action de l'Armée Rouge Japonaise en 1972, finalement portés à l'écran par Masato Harada (The Choice Of Hercules , 2002) et Banmei Takahashi (Rain of light , 2002), un ancien protégé de Hasegawa à l'époque de la Directors Company.

The Youth Killer

En ces années 70, le présent se veut calme et rassurant, loin des problèmes des décennies précédentes. Autrefois, la jeunesse manifestait fièrement dans les rues pour faire entendre les gros problèmes d'actualité, les étudiants utilisaient vraiment la rue comme moyen de revendication. Mais pour la génération suivante, ces évènements n'existent plus, ils appartiennent aux grandes lignes du passé. Cette jeunesse des années 70 se trouvent dans une période creuse, elle subit la tranquillité apparente de l'époque. Pour elle, il n'y a pas de cause à défendre, rien à revendiquer, l'heure n'est plus aux manifestations estudiantines. Et puis comment cette génération pourrait oser manifester alors que les familles font tout pour assurer leur réussite sociale. Autrement dit, cette jeunesse est assistée par un cercle familial tout-puissant, sachant d'emblée ce qui est bon, ce qui est mauvais pour elle. Cette main ne lui offre aucune autre possibilité que le devoir de réussir, comment s'en plaindre ? Dans l'impossibilité de manifester, de se faire entendre et de choisir, la jeunesse doit se plier à des valeurs, à des règles qui ne correspondent pas à sa vision. La société vient d'enfanter une jeunesse perdue, sans repères, ni identité. Quoiqu'elle fasse, cette jeunesse reste encadrée et contenue dans un moule prédéfini. Dans The Youth Killer , c'est la famille qui fait office de prison dorée. Les parents ont totalement projeté leurs propres désirs sur leur unique enfant. Ainsi, tout est fait pour lui permettre d'accéder dans un environnement paisible à la réussite sociale. L'enfant doit porter sur ces épaules cette pression familiale sous peine de décevoir ses géniteurs. C'est une situation délicate qui fait office de dilemme : soit il exécute les désirs d'autrui en oubliant les siens et fait plaisir aux parents, soit il refuse le chemin tout tracé en décidant de suivre ses volontés et devient le mouton noir de la famille. Mais même pour ce rôle de renégat, la famille garde un oeil sur lui, comme nous le montre The Youth Killer avec ce père qui engage un détective privé pour connaître les moindres faits et gestes de son fils. L'enfant ne dispose pas d'autres choix, il reste tenu en laisse par le cercle familial. L'emprise est total, les parents veulent garder le contrôle de l'enfant, décider à sa place. Le fils devient une marionnette sans âme, seulement apte à se plier aux exigences des parents. Avec The Man Who Stole The Sun , c'est l'économie qui devient une autre prison dorée. La nécessité du travail amène un quotidien répétitif et sans surprise où chacun doit remplir sa part du contrat à la fois pour vivre mais surtout par devoir envers la société. Le jeune professeur du film n'échappe pas à ce cycle, d'entrée il se montre comme lassé de devoir assurer un quotidien aussi ennuyeux se limitant à prendre le métro, enseigner et aller dormir. Sa vie se résume à devoir se fondre dans une masse anonyme où personne n'ose jamais rien, où les compétences individuelles de chacun n'existent que pour le bien du pays. En fait, ici la société déshumanise les hommes en leur offrant un rêve de stabilité, de réussite sociale comme ultimes finalités. En échange, les individus s'intègrent dans une masse anonyme silencieuse. Encore une fois, on retrouve la dépendance forcée des hommes à un cercle, contraint d'accepter un quotidien déshumanisant pour parvenir à survivre. La grande nuance avec la prison familiale, c'est qu'ici le professeur détient une connaissance qu'il "prête" lors de son travail, il est dans l'optique d'une étude continue et exploite ainsi ses cours pour approfondir ses propres connaissances. Il tourne ce quotidien à son avantage. Tandis que l'enfant, en pleine recherche de lui-même, subit pleinement la toute puissance de l'ombre familiale, sans véritable contre-parti. Mais dans les deux cas se pose la même question, comment parvenir à exister librement ?

The Man who stole the sun

La violence est la première réponse. Chez l'enfant, il s'agit de tuer les parents, de couper littéralement le cordon avec eux. Une fois mort, il n'y a plus personne pour diriger la vie de l'enfant, il se retrouve enfin seul maître de son destin et de ses actes. Mieux qu'une discussion agitée, un coup de couteau ! Dans The Man Who Stole The Sun , la violence se manifeste avec la prise en otage d'un bus de lycéens par un vieillard dont la seule requête est de vouloir discuter avec l'empereur. En plus de montrer une société où personne ne peut s'exprimer, la prise en otage symbolise parfaitement l'idée d'une jeunesse prisonnière de valeurs périmées. Dans les deux situations, la violence reflète l'état extrême de cette société. D'un côté il y a la volonté d'être indépendant (mais moralement coupable), de l'autre de prouver à tous la dépendance d'une génération (le vieillard est tué). Quelles sont les conséquences de ces actions ? Concrètement rien. L'enfant est libéré de sa famille mais porte en lui le poids d'un meurtre, considéré comme une blague par la justice. La prise d'otages devient un fait-divers utilisé pour combler les trous de l'actualité, il n'y aura jamais une analyse de l'évènement. La violence est une impasse. La société est incapable de remettre en cause son modèle, elle normalise tout, elle préfère relier ces actions à des idées claires qui la confortent. Quelles sont ces idées ? Un enfant de la génération "gâté" ne peut pas tuer ses parents. Un vieillard qui sombre dans la folie, c'est courant et normal. Une impasse !


The Youth Killer

C'est exactement ce que comprend le jeune professeur, pour avoir assisté aux premières loges à cette prise d'otages. Il est inutile de jouer à la tête brûlée et de foncer droit dans le mur. Comme à son habitude, le professeur va simplement détourner habilement sa connaissance pour s'essayer à la confection artisanale d'une bombe atomique. Détourner ? Aux yeux de la société, il n'est qu'un petit professeur, jamais sa connaissance n'est prise au sérieux, ça reste du scolaire. Or, il prouve le contraire en arrivant à créer une bombe atomique ! Il met son savoir au service de sa volonté. Alors qu'il compte faire trembler la prospérité d'époque, il devient la première victime de son action, subissant les radiations nucléaire de son enfant. Ainsi se faire entendre, exister, passe par l'étape d'une autodestruction progressive (voulue ou non) de l'être, de la société ? De même pour l'enfant qui après avoir traverser une longue réflexion sur son identité doit absolument passer par une autodestruction immédiate s'il veut renaître (pendaison & bûcher), devenir un homme. C'est un processus important qui permet aux individus d'arriver à effacer les règles communes en eux, réussir à trouver leur véritable identité. Pour l'enfant, c'est une étape positive qui lui permet de devenir adulte. Mais pour le jeune professeur, c'est la déchéance de tous les espoirs, d'ailleurs il n'y a pas de hasard à le voir être rapprocher du super héros japonais, Ultraman. Comme ce personnage, l'homme navigue entre deux identités, à la fois professeur cool, à la fois menace pour la société. C'est derrière cet homme normal, au double masque, que se révèle une sorte d'apôtre de l'apocalypse venu dévoiler le vide écrasant de ce pays.

Kazuhiko Hasegawa démonte les grandes espérances de sa société en deux films. La prospérité économique est perçue comme une illusion cachant les maux de la société. Loin de l'image d'hommes accomplis et libres, Hasegawa filme des individus prisonniers d'un conformisme hypocrite empêchant toute évolution personnelle. Il y a d'abord cette jeunesse perdue en quête d'identité qui souhaite grandir, puis ces jeunes adultes, espoirs du pays, vampirisés jusqu'au bout. Sans être jamais reconnu et pris au sérieux par le reste d'une société fièrement plongée dans l'anonymat, ces individus ne peuvent compter que sur eux-même. À défaut de sombrer dans une violence inconséquente, l'autodestruction devient l'unique moyen de révéler la faillite extrême du système. Quelle genre de société peut se prétendre prospère quand, volontairement, elle laisse crever ses enfants dans un coin ?

Michaël Stern (Wild Grounds) – Juillet 2007