.Cinéma de genre : l'influence Okura
 
 

Fin de cycle et nouveau départ

Depuis son arrivée à la Shin-Toho en décembre 1955, Mitsugu Okura aura ainsi activement participé à l'essor d'un nouveau cinéma populaire ; ses expérimentations plus ou moins racoleuses auront su faire école et verront nombres de rejetons spirituels envahir les salles de quartier des années soixante. Pourtant si les pellicules populaires du producteur surent trouver leur public et ainsi pérenniser un studio en péril, la situation financière de la Shin Toho n'aura jamais cessé d'être précaire, la faute notamment à un circuit de salle extrêmement restreint. L'essor des nouveaux grands et riches studios (Toei et Nikkatsu) qui viennent gonfler les rangs d'une concurrence déjà féroce mettent encore plus à mal le créneau de niche d'Okura. L'année 1960 marque l'arrivée de difficultés qui seront fatales au producteur (échecs de films de guerres à grand budget ainsi qu'une grève généralisée suite au non paiement des salaires) Le manque de budget doublé d'une notable inexpérience empêchent le studio de profiter de l'émergence des nouveaux genres populaires tels les kaiju-eiga (films de monstre, spécialité quasi-exclusive de la Toho ) ou encore les jidai-geki ( Toei et Daei). Le projet de fusion entre la Shin-Toho et la Toei n'aboutissant pas, Okura se trouve contraint à démissionner en novembre 1960. Ses détracteurs qui prêchent un retour à un cinéma familial se retrouvent alors aux commandes… pour finalement mettre la clé sous la porte six mois plus tard. Entre-temps, ils produiront des films aux antipodes du style Okura : Etudes sur la romance (1961), un film omnibus sur des histoires d'amours atypiques ou encore Maman (1961) où Nobuo Nakagawa livre un film humaniste aux accents néo-réalistes sur la survivance d'une famille démunie.

Le Fantôme du Bossu

Lorsque la Shin-Toho ferme ses portes, le personnel se dirige majoritairement vers la Toei toute heureuse de récupérer des forces vives qu'elle convoitait de longue date (les réalisateurs Teruo Ishii et Nobuo Nakagawa, les acteurs Bunta Sugawara, Yoko Mihara, Teruo Yoshida, Tomisaburo Wakayama). Koji Shundo, président de la Toei , en profite alors pour élargir le spectre de ses productions avec notamment Teruo Ishii dans le rôle de dynamiseur du polar moderne. En ligne droite des produits transgressifs et baroques d'Okura, la Toei se lance à son tour dans l' ero-guro par l'entremise du réalisateur Shumei Onishi : Vampire : les beautés aux tatouages (1961), Vampire : le manoir de l'homme étrange (1961) et Beautés emprisonnées (1962). Réalisé en 1965 par Hajime Sato, Le fantôme du bossu est une série B horrifique qui marque encore plus franchement l'occidentalisation du kaidan-eiga . A comparer aux films horrifiques italiens de Riccardo Freda ou Antonio Margheriti, il ressort un univers atypique couplé à une vision torturée de l'espèce humaine. Le fantôme du bossu s'appuie sur un procédé de huis-clos où les manifestations fantastiques fonctionnent avant tout comme catalyseurs aux conflits et dérèglements de personnages en apparences banals. Si nombres de mythes occidentaux furent détournés au cours de leur assimilation cinématographique, le film se révèle être un des plus fidèles exemples d'adaptations. Tellement fidèle qu'il va jusqu'à quasiment effacer toute influence japonaise … expliquant sans doute son franc succès à l'exportation en Europe (le générique d'introduction allant même jusqu'à être falsifié par des importateurs peu respectueux, Le fantôme du bossu se trouvant retitré Le puit de Satan , et Hajime Sato présenté sous le nom fantaisiste de Richard Goodwin).


Le Fantôme caucasien

Fantôme de Yotsuya, version érotique

L'Affaire de la tête coupée

Lorsqu'en 1962, Satoru Kobayashi réalise avec Le marché de la chair le premier véritable pinku-eiga , on ne s'étonne pas d'y voir Okura crédité en producteur. En effet après l'épisode Shin-Toho, l'infatigable personnage se lance en indépendant dans des films aux thématiques sexuelles qui initieront la vague rose sur l'archipel. Fort de son expérience acquise à la Shin-Toho , Okura se focalise exclusivement sur l'attrait de la chair et de la sulfure. Grand initiateur du tournant érotique, Okura fonde sa société ‘Okura Eiga' et se lie avec Satoru Kobayashi et Kiyoshi Komori, fidèles compagnons de l'aventure passée. Véritable déferlante, l'érotisme se conjugue aux déclins des salles face à la télévision pour bientôt former une composante majoritaire dans la production japonaise. Producteur prolifique, Okura profite à plein de l'engouement populaire en important des films étrangers tels L'horrible Docteur Horloff (Jess Franco, 1961) et Danse Macabre (Antonio Margheriti, 1963). En 1964, Okura expérimente avec Concubine l'arrivée de la méthode du ‘sexe en couleur' (les ébats sexuels sont filmés en pellicule couleur, le reste du film est lui en noir et blanc) qui deviendra bientôt un standard des productions indépendantes. L'internationalisation du sexe constitue un des axes privilégiés du producteur ; il est notamment le premier à engager des étrangères (blondes) dans ses films érotiques. Adepte de la perversion du kaidan-eiga , il lance ses Ero Kaidan où, à coté de l'inévitable Fantômes de Yotsuya – version érotique (1964), se détachent des productions où l'influence étrangère est la cause de débordements déviants et néfastes ( Le fantôme caucasien en 1963). Une internationalisation qui aboutit aussi aux premières coproductions du genre comme le diptyque Contes étranges d'Okinawa/ Contes étranges de Chine (1962). En parallèle, Okura investit d'autres champ d'actions ayant pour trait commun leur contenu érotique ; notamment les films de tortures médiévales ( Histoire de la torture au Japon en 1964), roughies contemporain sur la prostitution forcée ou, plus improbable, une trilogie mélodramatique sur les maladies vénériennes (!). Si la seconde moitié des années soixante marque un recul flagrant du genre kaidan , Okura et son fidèle réalisateur acolyte Kinya Ogawa signent un retour aux sources fort remarqué avec deux pellicules hybrides tournées coup sur coup. L'affaire de la tête coupée (1967) et Le fantôme démembré (1968) constituent une étrange fusion contemporaine de softcore adultérin, de complots familiaux et de pur moments horrifiques labellisés kaidan . Sur des postulats proches, les deux films illustrent la vengeance surnaturelle d'une victime des calculs fourbes de membres de leur famille . Que le motif soit passionnel ou financier, l'assassinat est présenté sous un jour cruel et sardonique. Dans . L'affaire de la tête coupée , la victime est endormie puis déposée sur les rails où un train ne tarde pas à exécuter son forfait ; Le fantôme démembré franchit un cap dans le sadisme lors d'une séquence éprouvante nappée d'humour noir où deux hommes découpent, avec forces détails sanglants, le corps d'une innocente jeune femme.

Loin de l'environnement traditionnel et religieux habituellement associé aux kaidan, les deux films partagent un ancrage urbain résolument contemporain donnant un éclairage nouveau sur des schémas narratifs pourtant millénaires. La condition sociale n'est plus ici un moteur dramatique, la passion et l'appât du gain se trouvent comme catalysés par l'air d'une époque où modernité est assimilée à la recherche facile du gain et du plaisir. Avec ses faux airs de thriller d'appartement encombrés de longuettes séquences érotiques, les deux films converge communément vers une conclusion sanglante où tous les personnages finissent par s'entretuer, rendus fous qu'ils sont par les manifestations spectrales de la revenante. Si les motifs horrifiques sont rendus par des procédés classiques, on note des expérimentations moderniste sur la perte de repère (déformation de focale, échos électroniques,..) lors de séquence de viols. Habituellement cataloguées comme fantastiques dans un environnement médiéval, les apparitions spectrales prennent ici plutôt une connotation plus psychologique et se lisent comme des symptômes de la démence, de la culpabilité et de la schizophrénie. A voir ces visages tuméfiés, ces anatomies flottantes et autres serpents en appartements, cette fusion des genres met en lumière les liens proches que kaidan et pinku entretiennent ; et constitue en quelque sorte l'évolution ultime de la démarche de perversion du genre engagée par Okura dès les années cinquante.


Le Fantôme démembré

L'Affaire de la tête coupée

Grand absent de l'histoire officielle et respectable du cinéma japonais, Okura conserve, jusqu'à sa mort en 1978, une influence considérable dans l'industrie parallèle du cinéma populaire. Stakhanoviste n'hésitant pas à produire des pitchs les plus douteux et incongrus, Okura continue à produire sans relâche des films érotiques en compagnie des réalisateurs Satoru Kobayashi, Kinya Ogawa et Koji Seki. Loin de se marginaliser, son héritage grotesque, violent et extravagant fait école et trouve écho auprès d'héritiers spirituels tels les atypiques Koji Wakamatsu, Shinya Yamamoto Teruo Ishii ou Yuji Makiguchi. Personnage décrié par la profession, ce précurseur déchu de la Shin-Toho et grand initiateur du cinéma d'exploitation aura sans doute savouré sa revanche ironique lorsque qu'au tournant des années soixante-dix, les grands studios tremblèrent sur leurs fondations (fermeture de la Daiei ) et durent se convertir aux pellicules roses et autres cruels hybrides féminins en s'inspirant ouvertement de ses productions formulatiques. La boucle était bouclée…

Martin Vieillot

Productions Okura 1977-1978