.Hani Susumu, l'innocence illusoire de l'être spontané
 
 

Hani Susumu, l'innocence illusoire de l'être spontané

par Max Tessier
Article originellement publié en décembre 1979 dans la revue ‘Cinéma d'aujourd'hui'.
Reproduit ici avec l'aimable autorisation de son auteur.

Alors qu'il a occupé une place originale et prépondérante dans les années soixante, Susumu Hani est aujourd'hui pratiquement absent de l'écran japonais, se consacrant lui aussi essentiellement à la télévision ou à l'édition. Il semble avoir été une des dernières victimes de ce "déracinement japonais" dont il a traité pendant des années, mais qu'il n'a pas poursuivi au-delà d'une certaine limite (qu'aurait franchi Imamura, par exemple), se réfugiant dans son concept très personnel de l'innocence première rencontrée chez les enfants et les adolescents, et dont la préservation ultérieure (utopique?) ne peut être fonction que d'une éducation complètement libre, à l'opposé de la tradition pédagogique prévalant au Japon. Et, certes, à défaut de traduire ce concept en termes d'images, il l'a fait dans ses derniers essais littéraires, aux titres éloquents : Honin Shugi (Education libre ) et 2 + 2 = 4 .

Cinéaste type de cette "nouvelle vague" sans consistance véritable, Susumu Hani est l'un des rares "indépendants absolus" du cinéma japonais qui n'ait jamais dû endurer le long purgatoire de l'assistanat dans une compagnie, et n'ait d'ailleurs eu que des rapports très brefs avec ces compagnies, essentiellement en vue de la distribution physique de ses films (Shochiku, Toho). Favorisé par son appartenance à une grande famille d'intellectuels ‘'libéraux'' (son père, Goro Hani, est un écrivain et philosophe renommé, sa mère était une pédagogue réputée), Hani a cependant éprouvé certaines difficultés d'adaptation pendant sa période scolaire, dues en partie à un bégaiement chronique qui ne l'a jamais totalement quitté. En fait, de cette période précise date son antagonisme avec tout le système éducatif nippon, particulièrement sévère et sélectif, vis-à-vis duquel son œuvre marque une distance critique de plus en plus vive, fondamentale pour apprécier son œuvre, inversement proportionnelle à la rigueur de l'enseignement japonais.


"Les enfants dans la classe" (1955)

Entré assez jeune à "l'école Iwanami", pépinière des meilleurs documentaristes des années cinquante et soixante, Hani pénétra dans le monde fermé du cinéma japonais pratiquement sans aucune expérience, sinon celle de "reporter" à l'agence de presse Kyodo, ce qui correspondait déjà à des théories qu'il allait développer consciemment plus tard. Cette première expérience "sur le tas" eut lieu lorsque Hani fut appelé par le ministère de la Santé publique, à tourner deux "films de propagande", Seikatsu to mizu (La vie et l'eau, 1952) puis Machi to gesui (La Ville et ses égouts, 1953), qui lui servirent de tremplin professionnel. Mais l'expérience décisive fut pour lui celle d'un autre court-métrage commandité par le ministère de l'Education nationale, Kyoshitsu no Kodomotachi (Les Enfants dans la classe, 1955), dont la méthode d'approche "spontanée" des enfants contredisait toutes les recommandations officielles des professeurs : "Le ministère croyait que j'appliquerais leurs théories, et ferai jouer de "bons" garçons et filles de façon professionnelle. Mais, au lieu de cela, je voulais réaliser le film en tenant compte de la difficulté de filmer des vrais écoliers. J'arrivai donc chaque jour avec une seule caméra, munie d'un téléobjectif : certains croient que j'ai utilisé la méthode de la "caméra cachée" parce que les enfants ont l'air très naturels et révèlent en somme leur "vie intérieure" – mais en réalité, je ne les ai jamais utilisée, je leur disais simplement : "Maintenant, je vais filmer !", les mettant ainsi en confiance ."

Le résultat surprit tout le monde par sa spontanéité, et cet "effet de naturel", alors une nouveauté au Japon (la télévision n'en était qu'à ses débuts), instituait une nouvelle démarche dans le documentaire. Le critique Tadao Sato qualifia le film de premier chef-d'œuvre de la Nouvelle vague japonaise , bien avant la révolution des années soixante. Devant ce succès, Hani récidiva avec E o Kaku Kodomotachi (Les Enfants qui dessinent, 1956), pour lequel il passa six mois avec la même classe, allant même jusqu'à suivre certains élèves chez eux. Cette passion de Hani pour les enfants ne se démentit jamais, car, en eux, il voyait cet état d'innocence authentique qu'ils perdraient complètement dans la société adulte réprimant impitoyablement cette "spontanéité naturelle" qu'il désirait préserver. Hani compléta d'ailleurs ces courts-métrages par un long métrage semi-documentaire consacré aux enfants handicapés, adapté d'un roman de Ichiji Tamura, auteur qui s'occupait lui-même d'un institut spécialisé : Te o tsunagu kora (Les Enfants main dans la main, 1963) fut le prolongement naturel de cette "philosophie de l'innocence".