.Sion Sono, posture ambiguë
 
 
Entretien

 

Propos recueillis en septembre 2006 par Frédéric Maffre lors de la XIVème édition de l'Etrange Festival.
Remerciement à l'équipe de L'Etrange Festival, Sacha Brasseur et Shoko Takahashi pour sa traduction.

 

Parcours & Influences

•  En France , on vous a découvert dans le documentaire Otaku, Empire du Virtuel de Jean Jacques Beinex (1994). Pouvez-vous nous en dire plus sur cette expérience?

Jean Jacques Beinex est apparu alors que je participais au mouvement «  Tokyo Ga Ga Ga!  ». Il tournait sans doute à Tokyo à l'époque. Un journaliste d'une revue japonaise lui avait parlé de moi, et il a voulu me rencontrer. Je ne sais pas comment il a présenté mon mouvement, mais en tout cas, il a du être étonné de me voir parce que je ne suis pas un authentique otaku. Sans doute m'a-t-il présenté comme une personne non otaku, mais tout de même isolée du reste de la société.

•  On vous définit comme un « artiste underground ». Comment en êtes-vous venu au cinéma?

En fait, au départ j'étais poète. Mais je me suis rendu compte un jour que lorsque je suis en colère, mon écriture exprime la colère, et lorsque je suis de bonne humeur, mon écriture aussi reflète mon sentiment. Mais l'impression dactylographiée uniformise forcément tous les caractères. Cela a généré une sorte de dilemme, et que j'ai commencé à écrire mes poèmes à la main sous les noms des rues, comme des graffitis. C'est quand j'ai commencé à les filmer que je suis devenu réalisateur.

•  Lors de la présentation de Requiem pour Noriko , vous avez parlé de vos influences, notamment françaises. Quelles sont vos influences cinématographiques?

J'ai été influencé par énormément de films. Quand j'étais étudiant, j'aimais beaucoup Godard, Truffaut et Chabrol. Le boucher est peut-être mon Chabrol préféré. J'ai vu aussi beaucoup de vieux films de Jean Gabin et de Robert Bresson...Ecolier, j'aimais beaucoup le cinéma de René Clément.

•  Hors influence française, y a-t-il d'autres réalisateurs?

Quand j'étais à l'école primaire, il sortait au Japon autant de films français que de films américains. J'ai vu beaucoup de films sans savoir qu'ils étaient français. On projetait ainsi des doubles programmes, avec un film de Sam Peckinpah et un autre de René Clément. Et je ne faisais pas attention à la nationalité du film. J'ai été influencé par de nombreuses personnes, comme Steven Spielberg. J'en ai vu beaucoup quand j'étais enfant, et ils m'ont beaucoup impressionné, à commencer par Les dents de la mer . En grandissant, certaines personnes se détournent de Spielberg, mais moi, j'ai continué à l'aimer.

 

 

Techniques

•  Pendant 3 ans, vous n'avez pas tourné, et soudain en 2005, vous avez enchaîné les films. Que s'est-il passé?

Tout le monde pose la question ! (rires) En fait je n'ai pas cessé de travailler : Requiem pour Noriko et Strange Circus ont été tournés en 2005 et Comme dans un rêve en 2004. Il se trouve juste que les films sont sortis la même année.

•  Comme dans un rêve donne le sentiment d'avoir été tourné dans l'urgence. Quelle était la part d'improvisation ?

Le film donne effectivement le sentiment d'avoir été improvisé, mais tout était déjà écrit. C'est parce que les acteurs suivaient le texte à la virgule près que le film fait si naturel. Par contre ils pouvaient bouger en toute liberté, car je n'avais aucune intention de faire de la belle image. Le rôle du chef opérateur était avant tout de suivre les comédiens, sans contrainte de cadre ou de lumière. J'avais en outre beaucoup discuté du rôle en amont avec Tetsuji Tanaka, l'acteur principal, avant d'écrire le film pour de bon.

•  Strange Circus est à l'inverse très construit dans sa mise en scène. Est-ce que tout était préparé ?

J'ai tourné Strange Circus juste après Comme dans un rêve et Requiem pour Noriko , et je voulais faire quelque chose de différent. Tout était donc décidé à l'avance : la lumière, la position de la caméra…

•  Vous avez une préférence pour l'une ou l'autre méthode ?

Je dois dire que je préfère la méthode légère, mais désormais je vais tâcher de mélanger ces deux techniques.

•  Vous avez tourné en numérique et en 35 millimètres . Que vous apporte chaque support ?

C'est surtout une affaire d'attitude. Le numérique peut être contraignant, et le 35 millimètres peut être libérateur. On peut imaginer tourner en 35 millimètres avec un style très libre. Tout dépend du sujet, et de la méthodologie propre à chaque film.

•  Il me semble que Requiem pour Noriko mélange les deux techniques, numérique et un peu de 35mm. Pouvez-vous confirmer?

Tout a été tourné en vidéo. Mais on a fait un kinescopage après, et tout a été mélange. Je ne me souviens plus trop bien, mais c'est sans doute à cause de cela qu'on a l'impression d'un mélange.

 

 

Styles & Thématiques 

•  Suicide Club est un film qui a eu beaucoup de succès, au point de risquer de vous retrouver catalogué "réalisateur sulfureux". Est-ce que ça vous fait peur? 

Quand j'ai tourné Suicide Club , je n'ai pas eu l'impression de tourner un film choquant. Mes films sont ce qu'ils sont, et je n'ai pas peur de cette réputation. Mais il est vrai qu'il n'est pas évident de faire comprendre mes projets à cause des préjugés autour de ce film. Je n'y peux pas grand chose.

•  Suicide Club est très dispersé dans son style et son ton. Est-ce qu'il n'y pas le risque de perdre le sujet de vue ?

Je voulais concevoir ce film comme un zapping d'une chaîne de télévision à une autre : parfois on tombe sur un film policier, parfois une émission de divertissement, ou un programme musical… Avec toutes ces « chaînes » je voulais faire ressentir « l'atmosphère » du Japon, et les spectateurs ont compris que ce n'est pas en voyant toutes ces chaînes qu'on comprend le tout. C'est pour cette raison que j'ai tenu à faire une fin ambiguë. On m'a aussi fait cette remarque au Japon, mais je voulais qu'on ignore l'identité du criminel, un peu à la façon hollywoodienne, mais aussi parce qu'on ne sait pas où se situe le Mal parmi tous ces personnages.

•  Sans être une pure satire, Suicide Club n'hésite pas à utiliser l'humour pour décrire un sujet dur. Pourquoi ce choix ?

Très bonne question (rires). Disons pour faire court que l'humour est pour moi un moyen de toucher de plus près à la réalité de la situation.

•  Suicide Club s'inspire-t-il de faits divers réels ?

Non, absolument pas. J'ai juste respiré le mauvais « air » de l'époque que nous traversons en ce moment au Japon. Et je trouve que la situation empire…

•  En fait on a l'impression dans ce film que le suicide collectif est plus un point de départ, comme la partie émergée d'un iceberg, que le sujet véritable du film.

Oui, c'est exact.

•  On perçoit dans vos films et en particulier dans Strange Circus les influences de Takashi Miike, David Cronenberg ou David Lynch. Qu'en est-il ?

Oui, on m'a souvent comparé à Takashi Miike, au point que ça m'a décidé à visionner ses films, que je ne connaissais pas, mais je trouve que nous n'avons pas grand-chose en commun. Cronenberg a par contre été une influence, tout comme David Lynch, dont le travail sur le son dans Eraserhead m'a beaucoup impressionné. Strange Circus est un peu une compilation de mes passions, une espèce de boite à trésor où j'ai pu mettre mon amour pour le mauvais goût, ces décors et ces personnages un peu grotesques… C'est un peu mon film à la Edogawa Ranpo.

•  On trouve souvent dans vos films des scènes assez extrêmes, notamment dans la description de troubles mentaux, mais aussi des scènes de bonheur très simples, presque naïves. Ce bonheur est-il pour vous une vraie aspiration, ou le voyez-vous de façon plus critique ?

C'est difficile de donner une réponse courte mais oui, je cherche à faire la critique de cette imagerie positive.

•  Plusieurs réalités se superposent dans vos films : rêves, vies imaginées ou simple confrontation de points de vue. Qu'est-ce qui vous pousse à utiliser cette technique ?

Je n'ai jamais vraiment analysé cette méthode, mais j'ai été très marqué par Abattoir 5 de George Roy Hill et suis resté intéressé par ce genre d'univers très excessif.

•  Dans le même ordre d'idée vos personnages cherchent souvent à éviter la réalité par le mensonge, le rêve ou la folie. Est-ce que leur réalité est si difficile à affronter ?

C'est vrai que ma réalité est dure, mais je compte justement changer, mon prochain film verra les personnages affronter la réalité et faire face.

•  Vos personnages féminins sont souvent forts, prennent des décisions et sont même très manipulateurs. A l'inverse les personnages masculins sont dépassés par les évènements ou même complètement pathétiques. Vous vous voyez comme un réalisateur féministe ?

Les féministes respectent les femmes, moi elles m'effraient (rires). Sans être féministe, je sais que les femmes sont supérieures, c'est quelque part ce que je montre.

•  Une rumeur rapporte que vous avez tourné des films érotiques homosexuels. Que pouvez vous en dire?

(étonné) J'en ai tourné? (rires) Ca me surprend beaucoup si c'est une rumeur sur le film que je vais tourner en automne, parce qu'il traite justement de ce sujet. Je me demande qui a pu lancer cette histoire. Dans ce cas, ça m'effraye de savoir que c'est déjà connu, parce que je n'en ai parlé qu'à peu de personnes...

•  Vous avez parlé d'un film ou votre personnage affronterait la réalité. Comment voyez vous vos futurs films?

Il y a d'abord le film que je viens de terminer (Ndlr : Exte ). J'ai utilisé l'actrice Chiaki Kuriyama, qui a joué dans Kill Bill . Le film a été produit par la Toei , et c'est un film d'horreur sur les extensions de cheveux artificielles. Le film sortira au début de l'année prochaine. C'est un pur film de divertissement où les héros font face à la réalité. Le second projet est autour d'un personnage qui rencontre beaucoup d'obstacle, mais qui essaye de les franchir. Ce sera une comédie, un genre que je n'ai pas encore abordé.