La définition du terme ‘cinéma indépendant' varie considérablement selon le contexte où on l'étudie. Alors qu'aux Etats-Unis, la classification s'applique principalement aux films tournés en dehors des studios dominants de Hollywood, cette appellation prend en Europe des connotations bien différentes. Dans certains cas, ‘indépendants' se réfère aux films financés par les aides publiques d'organismes d'états. Un tel système de subventions garantit aux réalisateurs la liberté d'aborder leur vision propre du cinéma en dehors de toutes considérations commerciales et sans se soucier des préférences du grand-public. Ce principe de subvention est alors assimilé au garant d'une tradition nationale cinématographique qui sans concours financier ne pourrait rivaliser avec les blockbusters produits à Hollywood ou ailleurs. Dans d'autres cas dans des pays tels l'Allemagne, le terme ‘indépendant' se réfère quelquefois aux productions à petit-budget conçues sans aucun financement public. En Autriche, le terme est aussi utilisé pour parler des productions tournées sans le concours de réseaux de diffusion TV qui dominent le marché des films dits ‘domestiques'. En Chine (ou toute autre nation sous contrôle autoritaire), le même terme signifiera plutôt ‘indépendant de toute forme de contrôle d'état'. Cet article examinera la signification du ‘cinéma indépendant' dans le cadre du cinéma japonais. L'accent sera mis sur la manière dont le terme a évolué à travers le siècle passé tout en rappelant la nécessité de bien garder à l'esprit le contexte historique lorsque l'on aborde ce sujet. Cet article se focalisera sur les décennies soixante et soixante-dix et plus principalement sur l'Art Theatre Guild. Au niveau du cinéma japonais, que signifie exactement le terme ‘indépendant' ? Le contrôle et l'influence des autorités ne semblent pas être un problème majeur au Japon. De plus il n'y a pas d'équivalent aux systèmes de subventions tel qu'on le connaît dans la plupart des pays européens. Si les films des studios semblent dominer le marché local, une étude plus attentive révèle que cette domination n'est effective qu'au stade de la distribution et non au stade de la production. De nos jours, les trois grands studios Toho, Shochiku et Toei ne sortent qu'une poignée de productions internes. Plus de 90% de tous les films sont produits hors du cadre des studios. Même au niveau de la distribution où les studios ont pourtant un rôle majeur, plus de 75% des films sont distribués par des distributeurs indépendants. Ces films connaissent habituellement une exposition bien plus limitée que ceux distribués par les studios. La plupart de ces productions à petit budget ne cherchent ni les bénéfices ni à rentrer dans leurs frais. Bien que le statut ‘indépendant' sous tend une opposition aux grands studios, le fait que les grands studios aient virtuellement abandonné leur production et que la majorité des films soient distribués par des structures autres rend la définition du qualificatif ‘indépendant' très ambigu. L'hétérogénéité de leurs formes, styles et contenus rend d'autant plus délicat le rapprochement du statut d'indépendant avec celui d'auteur, les films mainstream pouvant également être inclus dans cette catégorie. Aujourd'hui, il semble que la dénomination ‘film indépendant' ait totalement perdu de sa véritable signification. L'avènement des productions indépendantesLorsque apparurent les premières productions indépendantes (dokuritsu puro) dans les années vingt, le contexte était alors fort différent. Premier grand studio fondé en 1912, la Nikkatsu généralisa rapidement un système de production qui laissa de nombreux réalisateurs et acteurs mécontents. En réaction, ces employés quittaient délibérément les studios afin de créer des compagnies qu'il faut bien distinguer des autres structures indépendantes antérieures aux studios. Les raisons qui motivèrent la création des dokuritsu puro étaient variées. Certains devinrent ‘indépendantes' pour des raisons artistiques, comme le cas de Kinugasa Teinosuke qui fonda sa propre compagnie de production en 1926 afin de pouvoir réaliser l'ambitieux Kurutta ippeiji (Une page folle), chef d'œuvre du cinéma d'avant-garde. Un autre exemple est celui de Makino Shozo qui perdit ses illusions à cause du conservatisme de la Nikkatsu et quitta le studio en 1921 pour créer sa compagnie Makino kyoiku eiga seisakusho , plus tard rebaptisée Makino Kinema (1923) puis finalement Makino Production (1926) ; une structure qui joua un rôle important dans le développement du cinéma japonais. Plusieurs réalisateurs importants émergèrent de Makino Production, comme ses fils Makino Masahiro et Matsuda Sadatsugu qui réinventèrent le genre du jidaigeki . Cependant dans la plupart des cas, ce furent des considérations économiques qui poussèrent acteurs et réalisateurs à créer leurs propres compagnies. En parallèle au système des studios, se développa bientôt un star-system où acteurs et actrices phares commencèrent à faire de l'ombre aux benshi, les indispensables narrateurs du cinéma muet. Très tôt les vedettes commencèrent à demander leur part aux bénéfices. Kataoka Chiezo, Bando Tsumasaburo, Arashi Kanjuro et Tsukigata Ryunosuke, acteurs majeurs du jidaigeki, fondèrent leurs propres maisons de production qui marquèrent l'avènement des véhicules à stars. Un phénomène similaire à celui observé dans les années soixante lorsque des acteurs populaires tels Mifune Toshiro ou Katsu Shintaro créèrent leurs propres compagnies. | |
![]() | Une Page Folle, le célèbre film avant-gardiste de Teinosuke Kinugasa |
De cette manière, les stars étaient capables de faire plus d'argent tout en ne dépendant plus d'un seul employeur et bénéficiaient d'une liberté artistique plus grande. Pourtant, ces stars étaient toujours en quelque sorte dépendantes des grands studios avec qui elles avaient un intérêt réciproque à collaborer. De nombreux cinéastes importants tels Itami Mansaku, Inagaki Hiroshi ou Yamanaka Sadao émergèrent de ce type de ‘films de star' qui fleurirent entre les années vingt et trente. A partir du milieu des années trente, et parallèlement au durcissement progressif du contrôle de l'état, nombre de ces compagnies indépendantes furent absorbées ou supplantées par les grands studios qui gagnaient en pouvoir et dominaient le marché du film. En 1941, le gouvernement de guerre ordonna la fusion de toutes les compagnies cinématographiques en trois pôles : Shochiku, Toho et la nouvellement créée Daiei. Ceci marqua la fin de la première période des productions indépendantes. Une vue d'ensemble des producteurs de films indépendants d'avant-guerre ne serait pas complète sans mentionner la Ligue des Films Prolétaires (Purokino). Fondée en 1927, ce mouvement communiste connu une existence brève (il fut interdit dès 1934). Se différenciant des productions évoluant dans le cadre strict d'un cinéma commercial, le mouvement Purokino avait une finalité principalement politique. Le Purokino jouait un rôle important en promouvant une forme alternative de diffusion des films. Un des préceptes du mouvement était que le cinéma devait aller vers le peuple et non l'inverse. Ce mouvement rejetait les salles de cinéma classiques et amenaient, dans une démarche d'activisme politique, leurs documentaires et films d'animations jusque dans les usines et salles publiques. Ce mouvement anti-capitaliste milita non seulement pour l'indépendance des productions mais aussi pour l'indépendance des modes de diffusion vers le public. Ces méthodes alternatives de production, distribution et projection (jishu eiga et jishu joei) constituèrent des modèles importants pour les productions indépendantes d'après-guerre à venir. Les films indépendants d'après-guerreUne seconde vague de production indépendante émergea à la fin des années quarante, cette fois surtout motivée par des raisons politiques. Apres la guerre, les studios durent se conformer aux ordres des forces d'occupation dirigée par les Etats-Unis. Ils durent aussi négocier avec les unions travaillistes créées sous l'influence des alliés et qui exerçaient alors une pression considérable La Toho fut bousculée par trois mouvement de grèves majeurs qui conduisirent presque le studio à la ruine. Le troisième mouvement dura 195 jours et se termina en août 1949 par l'intervention de la police japonaise et de l'armée américaine. Plus tard, pendant la dénommée ‘Purge Rouge', la Toho et les autres studios prirent leur revanche en licenciant leurs employés politiquement orientés à gauche. Le déclenchement de la Guerre Froide causa un changement de la politique d'occupation menant à la suppression des unions travaillistes à dominante communiste. En 1950 sur ordre du général MacArthur, les membres et sympathisants au Parti Communiste furent tout d'abord écartés des postes officiels puis plus tard des emplois du secteur privé. Ainsi, plus de trois-cent personnes de l'industrie cinématographique perdirent alors leur travail. En réaction, beaucoup de cinéastes de gauche fondèrent leurs propres compagnies. Yamamoto Satsuo, Imai Tadashi et Kamei Fumio créèrent la Shinsei Eigasha (Kamei fonda plus tard sa propre Kinuta Puro) , Yoshimura Kozaburo, Shindo Kaneto et Yamada fondèrent la Kindai Eigasha , sans oublier nombres de compagnies de gauche telles la Yagi Puro , Shinseiki Eigasha , Gendai Puro et Mingei Puro . Avec le support des unions travaillistes ainsi que du Parti Communiste apparurent des films sur le prolétariat et la lutte des citoyens contre la bureaucratie et l'état. Ces films critiquaient l' establishment et exposaient les contradictions de la société japonaise d'après-guerre. La plupart de ces productions étaient distribuées par Hokusei Eiga , un distributeur de films soviétiques. Ces films étaient également montrés dans des cercles cinéphiles organisés par des unions travaillistes ainsi que dans des petites et moyennes salles de cinéma supportant ces cinéastes indépendants. Certains films étaient directement financés par les unions travaillistes : Onna hitori daichi o yuku (Une femme marchant seule sur la Terre) de Kamei Fumio en 1953 financé par l'Union des Mineurs japonais de Hokkaido , Yamabiko gakko (L'école de Yamabiko) de Imai Tadashi en 1952 par l'Union des professeurs de Yamagata ou encore Hiroshima de Sekigawa Hideo en 1953 par l'Union Nikkyoso des professeurs du Japon. | |
![]() | L'école de Yamabiko, réalisé par Tadashi Imai en 1952 |
A l'époque où ces films furent produits, les studios avait achevé leurs restructurations et compensé la perte de leurs employés talentueux causée par la Purge Rouge. En 1953, la Toei introduisit le principe des double programmes (nihontate) bientôt suivi par les autres studios. A cause de la généralisation de ce double-billet, les studios durent maintenant fournir leurs salles de cinémas avec deux films hebdomadaires. S'ils ne pouvaient y parvenir seul, alors ils se tournaient vers des films produits en indépendants pour remplir leur programmation. Au final, les cinéastes indépendants profitèrent de ces aménagements car cela leur permettait de toucher un public plus large. Le grand perdant fut le distributeur indépendant Hokusei Eiga qui fit faillite en 1953. Bien que la plupart des films indépendant d'après-guerre furent l'œuvre de cinéastes de gauche, il est à noter que certaines productions ne furent pas motivées par des idéaux politiques. Shimizu Hiroshi, Gosho Heinosuke ou l'acteur-devenu-réalisateur Saburi Shin ont ainsi livré des œuvres indépendantes, alors que leurs films étaient normalement distribués par les studios Shintoho, Shochiku et Daiei. Durant les années vingt jusqu'au début des années trente, les compagnies indépendantes profitèrent d'une relative faiblesse budgétaire des studios. Après la guerre, elles tirèrent parti des conflits internes qui secouaient les studios et des restrictions ordonnées par les forces d'occupation comme l'interdiction des populaires jidaigeki. Si ces compagnies surent occuper avec succès certains segments du marché du film, elles étaient souvent dépendantes des studios soit comme sous-traitant soit pour remplir leur programmation. Lorsque les studios retrouvèrent leur plein pouvoir lors de l'Age d'or de la fin des années cinquante, il n'y avait quasiment plus aucune place pour les indépendants. En 1959, quand la production cinématographique était à son niveau le plus élevé, il n'y avait tout simplement plus aucunes productions indépendantes. Ainsi s'achève la seconde vague du mouvement des indépendants. La troisième vagueLes années cinquante sont généralement considérées comme l'Âge d'Or du cinéma Japonais. Du moins l'Âge d'Or pour les studios japonais. Après le difficile remaniement de la période d'après guerre, les studios Toho, Shintoho, Shochiku, Daiei, Nikkatsu et le dernier né Toei, dominent non seulement la production de films mais aussi tous les autres niveaux du marché du film en tant que distributeurs et diffuseurs. Avec la radio, les films sont devenus un loisir immanquable. Beaucoup de personnes viennent chaque semaine voir le nouveau double-programme. À la fin des années 50, le cinéma Japonais atteint son zénith. En 1958, 1,13 millions de personnes sont allés au cinéma, et l'année 1960 marque le record de films produits avec 548 nouveaux films. Afin de satisfaire la demande croissante désireuse de nouveautés, les studios donnent à plusieurs assistants-réalisateurs novices l'occasion de réaliser leur premier film à un jeune âge (une première). En particulier à la Nikkatsu et à la Shochiku dont plusieurs jeunes talents ont débuté de cette manière. | |
![]() | Bon à Rien, le premier film de Kiju Yoshida |
Le studio Nikkatsu a repris la production de films en 1953 après n'avoir été que distributeur de films Américains pendant la période d'occupation. Le studio récupère de jeunes assistants-réalisateurs d'autres studios, notamment de la Shochiku (Suzuki Seijun, Imamura Shohei, Nakahira Ko, Kurahara Koreyoshi), lesquels apporteront au cinéma Japonais un nouveau dynamisme. Le studio de la Shochiku , surtout spécialisé dans les mélodrames visant un public majoritairement féminin, a aussi essayé de contrer la soudaine chute d'audience (baisse du public féminin) en donnant à ses jeunes assistants-réalisateurs la chance d'essayer de nouvelles approches novatrices. En 1959, Oshima Nagisa débute avec Ai to kibo no machi (Une ville d'amour et d'espoir), en 1960 Shinoda Masahiro suit avec Koi no katamichi kippu (Un aller-simple pour l'amour), Yoshida Yoshishige (plus tard Kiju) avec Roku de nashi (Bon à rien), Tamura Tsutomu avec Akunin shigan (Désir d'être malfaisant) et Takahashi Osamu avec Kanojo dake ga shitte iru (Elle seule sait) en 1960. Leurs films posent un nouveau courant que la presse va rapidement surnommer la « Nouvelle Vague Shochiku » d'après la Nouvelle Vague Française dont les films sortent au Japon à la même période. La différence entre les deux, c'est que la Nouvelle Vague Japonaise est essentiellement le produit des studios (Imamura Shohei associé, du moins en Occident, à la Nouvelle Vague Japonaise, travaille aussi pour la Nikkatsu ) tandis que la Nouvelle Vague Française tout comme d'autres mouvements précurseurs en Europe, s'est imposée d'elle-même en marge du système des studios. Oshima, Yoshida et Shinoda rencontrent très vite des difficultés avec la politique du studio, leur refusant la liberté nécessaire pour développer leurs idées. Dès 1960, Oshima quitte la Shochiku , alors que le studio retire son quatrième film Nihon no yoru to kiri (Nuit et brouillard au Japon) après seulement quatre jours d'exploitation. Yoshida quitte le studio en 1964 après que son film Nihon dasshutsu (L'évasion du Japon) ait été sévèrement coupé au montage par la Shochiku (avant cela, un de ses projets avait été annulé et il avait dû redevenir assistant-réalisateur pendant un temps). En 1965, Shinoda quitte finalement la Shochiku après y avoir réalisé une douzaine de films. Pour les réalisateurs de la Nouvelle Vague Japonaise et ceux qui plus tard parviendront à suivre l'exemple, réussir à échapper à la chaîne de production du système des studios est une étape importante pour affirmer leurs individualités et gagner en indépendance. Ils fondent alors leur propre société de production, Sozosha (Oshima), Gendai Eigasha (Yoshida) et Hyogensha (Shinoda) et continuent à réaliser des films en indépendants. Malgré les problèmes entre les réalisateurs et le studio (pas toujours réglé à l'amiable, comme dans le cas de Oshima), le cordon n'est pas totalement coupé. Même après avoir quitté le studio, leurs films sont toujours distribués par la Shochiku. C 'est seulement après avoir trouvé un nouveau distributeur, puis plus tard un nouveau producteur avec l'Art Theatre Guild, que les réalisateurs de la Nouvelle Vague ont pu rompre totalement leurs liens avec la Shochiku. Ce cas est intéressant parce qu'il est toujours valable aujourd'hui, les productions indépendantes continuent à un certain degré (notamment au niveau de la distribution) à dépendre des grands studios. Cependant, cette dépendance n'est pas forcément unilatérale, parce que les studios, qui réduisent leur nombre de productions dans un souci d'économie, comptent d'autant plus sur les productions indépendantes pour remplir leurs contrats de distribution. D'une certaine façon c'est aussi vrai pour l'Art Theatre Guild, qui au milieu des années 60 devient le foyer artistique des réalisateurs de la Nouvelle Vague Japonaise. En fin de compte, même l'Art Theatre Guild est dépendant de la Toho , son principal financier et l'un de ses initiateurs. L'ATG n'est pas en compétition avec la Toho et les autres studios, ils sont plutôt complémentaires. Les expériences rendues possibles par l'ATG sont impensables au sein du système des studios, particulièrement dans une période de chute d'audience et de baisse des revenus. Les studios préfèrent se concentrer sur des genres de films lucratifs et laisser à d'autres le soin de s'occuper de films d'auteur peu vendeurs. Néanmoins, d'une certaine manière, les studios soutiennent les productions indépendantes telles que celles de l'ATG parce que leurs expériences sont considérées comme une importante source d'innovation. À partir de 1968, l'ATG devient le principal laboratoire expérimental du cinéma Japonais. Mais le rôle de l'ATG est aussi de dénicher des nouveaux talents, sur lesquels les studios vont pouvoir compter dès qu'ils en auront besoin. | |
![]() | L'évasion du Japon, symbole de la rupture entre la Shochiku et la nouvelle garde. |
Jusqu'aux années 1950, il n'y avait pas eu de véritables conflits entre la volonté artistique et la portée commerciale (par exemple, pratiquement tous les films de Ozu ont été des succès au box office), mais pendant les années 1960, les considérations commerciales prennent beaucoup d'importance. Cela s'explique en partie par un changement chez le public, de plus en plus varié et même divisé en petits groupes avec des intérêts spécifiques, représentant une demande qui ne peut être satisfaite avec un seul et unique film. Dans les années 60, la télévision devient le principal moyen de divertissement, remplaçant ainsi le cinéma. À cause de cela et du développement rapide de l'industrie du loisir, le cinéma connaît une terrible baisse d'audience. Si les studios sont bien touchés, c'est principalement les diffuseurs qui accusent les conséquences, étant liés aux studios par des contrats d'exclusivité. Les petits cinémas en particulier, voyant leurs profits chuter, ne sont plus capables de payer les contrats exorbitants des studios. Ils commencent alors à chercher des alternatives plus accessibles et trouvent la solution avec les films à petit budget des sociétés indépendantes, qui émergent au début des années 60. Comme ces films abordent des sujets toujours tabous chez les studios, par exemple le sexe, ils trouvent rapidement leur public et rapportent beaucoup d'argent aux propriétaires de cinéma ainsi qu'aux petites sociétés de production indépendante, tout ceci au détriment des studios. Le nombre de ces eroduction (erotic-productions) passe de 15 en 1962 à 98 en 1965 et 207 en 1966. En 1968, pour la première fois, les 265 eroductions dépassent les productions de films des studios. Vers la fin des années 60, ces productions indépendantes érotiques sont connues sous le terme de pinku eiga , toujours utilisé aujourd'hui. Tout comme les productions des studios, ces films sont produits surtout pour des raisons commerciales, mais sont moins limités au niveau du contenu et de l'histoire. C'est pourquoi tant que le budget le permet, plusieurs réalisateurs en profitent pour aller aussi loin que possible et réaliser des films très personnels et novateurs. Wakamatsu Koji, Adachi Masao et d'autres réalisateurs engagés utilisent leurs pinku eiga comme tract politique, d'autres comme Yamatoya Atsushi pour des expériences formelles. Kuzui Kinshiro , directeur de l'Art Theatre Shinjuku Bunka, qui organisa des projections spéciales, mérite d'être salué pour avoir permis de rendre visible les films de ces réalisateurs en dehors du circuit confiné du pinku eiga , leur permettant ainsi d'obtenir la reconnaissance des critiques de films. Dans les années 70, les grands studios commencent à envahir le marché lucratif de la sexploitation. La Nikkatsu change le registre de la totalité de ses productions pour des Romans Porno (films érotiques soft) en 1971, la Toei commence avec ses séries Pinky-Violence et même le studio Shochiku, connu pour ses films tout public, se lance dans la production de films érotiques par l'intermédiaire de sa compagnie-fille, la Tokatsu. Cependant , cela ne veut pas dire que les productions indépendantes de pinku eiga perdent de leur importance. Au contraire, comme la plupart des studios (sauf la Nikkatsu) ont arrêté d'engager de nouveaux assistants réalisateurs pour économiser des frais, les aspirants réalisateurs voient diminuer leur chance de faire carrière. Ces derniers doivent chercher une alternative et trouvent la solution en réalisant des pinku eiga, synonyme de porte d'entrée dans le monde du cinéma. | |
![]() | Shelter Plan (1964), court-métrage experimental de Motoharu Jonouchi |
Takita Yojiro, Suo Masayuki, Kurosawa Kiyoshi et d'autres réalisateurs reconnus dans les années 80 et 90 ont commencé par là. Même certains réalisateurs, pourtant loin du pinku eiga , comme Oguri Kohei, Hara Kazuo ou Suwa Nobuhiro ont travaillé au début de leur carrière en tant qu'assistants réalisateur dans ce genre si essentiel au cinéma japonais. Beaucoup de ces réalisateurs ont déjà réalisé des films en 8mm au lycée ou à l'université. Les films d'étudiants et d'amateurs sont devenus une pièce importante du paysage cinématographique des années 70. Ces pratiques n'ont pas débuté dans les années 70, elles remontent à la fin des années 50. Le ciné-club de l'Université Nihon joua d'ailleurs un rôle décisif dans cette mouvance. Jonouchi Motoharu, Adachi Masao et Hirano Katsumi sont devenus plus tard des figures importantes du cinéma expérimental japonais. Si le terme « indépendant » doit définir une facette de l'industrie du film des années 1960, c'est bien le film expérimental. C'est là où l'ATG joue un rôle doublement important. D'un côté, à l'exception du Centre d'Art Sogetsu de Teshigahara Hiroshi, le Shinjuku Bunka Cinema de l'ATG et son cinéma underground Sasori-za sont devenus des endroits clés diffusant les films expérimentaux. De l'autre côté, l'ATG donne à plusieurs réalisateurs expérimentaux, l'opportunité de réaliser des long-métrages, parmi eux on trouve entre autres Matsumoto Toshio, les têtes de la scène du film amateur 8mm comme Obayashi Nobuhiko et Takabayashi Yoichi, mais aussi Terayama Shuji, un célèbre poète, dramaturge et figure dominante de l'avant-garde théâtrale japonaise. L'ATG leur permet de réaliser des films novateurs qui sont devenus des chef-d'œuvres du cinéma Japonais d'avant-garde. À l'origine, Matsumoto réalise des documentaires, ce qui représente le troisième pilier important (avec le pinku eiga, l'expérimental et les films d'étudiants) du cinéma Japonais indépendant des années 60. Le département cinéma de la maison de production Iwanami (ouvert en 1950) joue un rôle capital, surtout au niveau des films publicitaires et des documentaires. Hani Susumu, Kuroki Kazuo, Tsuchimoto Noriaki, Ogawa Shinsuke et Higashi Yoichi, tout comme d'autres réalisateurs, débutent chez Iwanami Eiga. Ogawa et Tsuchimoto continuent à réaliser des documentaires et sont reconnus internationalement dans leur milieu. Les autres ont plus tard réalisé des films. Dans les années 1960 et 1970, l'Art Theatre Guild a la mainmise sur tout le cinéma Japonais indépendant. L'ATG réuni les réalisateurs de la Nouvelle Vague , à leur sortie des studios, les documentaristes de Iwanami Eiga, les réalisateurs des « eroductions » ainsi que les grandes figures de la scène du film amateur et expérimental. Mais qu'était exactement l'Art Theatre Guild ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir une nouvelle fois sur l'Âge d'Or du cinéma japonais. Art Theatre GuildLe Lion d'Or remporté par le Rashomon de Kurosawa Akira au Festival de Venise en 1951 donna au cinéma japonais sa première ouverture sur le marché international. Le succès consécutif d'autres films nippons dans les festivals européens démontra de façon claire la force de cette industrie cinématographique. Pourtant les exportations de films ne pouvaient se comparer aux importations. Les films étrangers avaient toujours été populaires au Japon, mais suite à la Seconde Guerre Mondiale leur nombre fut limité en raison des taux de change, et des quotas étaient imposés aux distributeurs. Quand dans les années 50 la production locale s'imposa au détriment des œuvres étrangères, les distributeurs choisirent la prudence, préférant des films au succès commercial garanti à des œuvres ambitieuses ou « difficiles ». Il y eut plusieurs tentatives pour corriger ce déséquilibre. L'une d'elle fut lancée par le groupe Cinema 57, fondé en 1957 par les jeunes cinéastes Teshigahara Hiroshi, Hani Susumu, Matsuyama Zenzo et Kawazu Yoshiro, les critiques Ogi Masahiro, Kusakabe Kyushiro et Maruo Sadamu (plus tard directeur du National Film Center), Sakisaka Ryuichiro, rédacteur en chef du journal Geijutsu Shincho, et Mushanokoji Kanzaburo. Leur premier projet fut le film Tokyo 58, montré au premier Festival du Film Expérimental de Bruxelles en 1958. Une autre réalisation fut la création de l'Association du Mouvement Théâtral Artistique Japonais (Nihon ato shiata undo no kai), visant à la création de cinémas spécialisés dans la diffusion de film d'art et d'essai à but non commercial. Se joignirent plus tard à l'Association le critique Togawa Naoki, le réalisateur Horikawa Hiromichi et Kawakita Kashiko, vice-présidente de la Towa , qui devint une force motrice de l'association. | |
![]() | Kawakita Kashiko, une personnalité importante du cinéma japonais |
Avant la guerre, Kawakita Kashiko avait avec son mari Kawakita Nagamasa fait venir de nombreux films du patrimoine européen. Après la guerre, ils continuèrent à s'y consacrer. Dans les années 50, Kashiko passa deux ans en Europe et se familiarisa avec le mouvement du cinéma d'art et d'essai, qui prit une ampleur internationale lors de la fondation en 1955 de la C.I .C.A.E. (Confédération Internationale des Cinémas d'Art et d'Essai). A son retour au Japon elle travailla à la mise en place d'une Cinémathèque comparable à ses modèles français et anglais et d'un cinéma prenant modèle sur le National Film Theatre de Londres, qui avait fait son ouverture en 1957 passant Kumonosu-jo (Le château de l'araignée, 1955) de Kurosawa Akira. Kawakita Kashiko et l'Association du Mouvement Théâtral Artistique Japonais étaient supportés par Mori Iwao , alors vice-président de la Toho et un partenaire privilégié des Kawakita. Mori avait commencé comme critique et avait écrit la première étude japonaise approfondie sur l'industrie du cinéma américain. Il se mit alors à écrire des scénarios, devint producteur et lança dans les années vingt « L'association de Recommandation des Bons Films » (Yoi eiga o susumeru kai). Mori sut convaincre Iseki Taneo, le président de Sanwa Kogyo, de les financer et le 15 Novembre 1961 fut créée l'Art Theatre Guild of Japan (Nihon ato shiata girudo / ATG) avec Iseki pour premier président. Dans les années vingt, Iseki avait supervisé la programmation du Musashinokan, l'un des plus prestigieux cinémas de Tokyo consacré aux premières exclusivités. Plus tard il travailla pour la Shochiku et la PCL (l'ancêtre de la Toho ) et en 1946 se mit à son propre compte, fondant la chaîne de cinémas Sanwa Kogyo, devenant ainsi exploitant. Sanwa Kogyo investit un million de yens et un cinéma dans l'entreprise, Toho rajouta cinq millions et cinq cinémas (le Nichigeki Bunka à Tokyo, le Meiho Bunka à Nagoya, le Kitano Cinema à Osaka, le Toho Meigaza à Fukuoka et le Koraku Bunka à Sapporo). Les exploitants Eto Rakutenchi, Teatoru Kogyo et OS Kogyo mirent chacun un million, plus quatre cinémas (le Sotetsu Bunka à Yokohama, le Korakuen Art Theatre à Tokyo, le Kyoto Asahi Kaikan à Kyoto et le Sky Cinema à Kobe). L'Art Theater Guild eut ainsi à sa disposition 10 cinémas répartis dans le Japon. En avril 1962, l'ATG lança sa programmation avec Matka Joanna od aniolów (Marie Jeanne des Anges, 1961) du réalisateur polonais Jerzy Kawalerowicz. La sélection fut opérée par un comité composé avant tout de critiques, avec au moment de sa création Iijima Tadashi, Iida Shinbi, Izawa Jun, Uekusa Jin'ichi, Shimizu Chiyota, Togawa Naoki, Nanbu Keinosuke et Futaba Juzaburo. La plupart d'entre eux avaient écrit pour les programmes du Musashinokan et connaissaient Iseki Taneo depuis cette époque. S'ajoutèrent plus tard Ogi Masahiro, Hani Susumu, Matsuyama Zenzo, Sakisaka Ryuichiro, Kusakabe Kyushiro, Maruo Sadamu et Kawakita Kashiko. Teshigahara Hiroshi ne put participer, car travaillant déjà sur Otoshiana (Le traquenard, 1962), que l'ATG distribua plus tard. La création d'un comité indépendant constitua une approche radicalement novatrice. La plupart des membres étant critiques, la sélection des films se faisaient avant sur des critères artistiques et non plus commerciaux. Au départ les films sélectionnés furent à dominance européenne, le plus souvent contemporains avec toutefois certains qui n'avaient jamais été montrés au Japon, comme Citizen Kane et les films de Sergei Eisenstein. En plus des chefs-d'œuvre de Bergman, Cocteau, Antonioni, Buñuel, Fellini, Resnais et d'autres cinéastes établis, l'ATG s'intéressa à des cinéastes moins connus, le jeune cinéma polonais (Kawalerowicz, Wajda, Munk), la Nouvelle Vague Française (Godard, Truffaut, mais aussi Agnès Varda et Bertrand Blier), des réalisateurs soviétiques (Kalatozov, Shvejtser, Kheits, Parajanov) et des rebelles comme John Cassavetes et Tony Richardson, sans oublier Satyajit Ray et Glauber Rocha. L'ATG joua ainsi un rôle clé dans la création d'une nouvelle perception de l'histoire du cinéma au Japon. Sorti des films étrangers, l'ATG distribua plusieurs films indépendants japonais, Otoshiana de Teshigahara ou les films de Shindo Kaneto, Hani Susumu, Kuroki Kazuo, Yoshida Yoshishige, Oshima Nagisa et Jissoji Akio, dont l'ATG produira les films suivants. Si la méthode concernant le choix des films était novatrice, la façon de les exploiter l'était aussi. L'une des règles principales de l'ATG était que la durée de diffusion d'un film était au minimum d'un mois, quelle que soit la fréquentation. Dans les années soixante, la programmation était changée toutes les semaines, et un succès commercial restait rarement un mois à l'affiche. L'un des étendards de l'ATG fut le Cinéma d'Art Shinjuku Bunka à Tokyo, qui fut géré par Kuzui Kinshiro et resta un lieu essentiel jusqu'au milieu des années soixante-dix. Le Shinjuku Bunka avait été construit en 1937 sous l'égide de la Toho. Kuzui l'adapta à ses propres besoins et créa un style de salle totalement différent. L'endroit est entièrement peint en gris foncé, les affiches et toutes autres publicités voyantes étaient bannies, les séances n'avaient lieu qu'en après-midi (là où la plupart des salles ouvraient le matin), les places étaient larges et confortables, les rangées suffisamment espacées pour ne pas obliger les spectateurs à se lever pour laisser passer une personne et à l'inverse des autres cinémas, les gens ne pouvaient entrer en pleine projection, mais devaient attendre la séance suivante. Le hall tenait lieu de galerie où des peintres et artistes réputés exposaient leurs travaux. Les affiches de l'ATG étaient créées par des artistes connus et étaient radicalement différentes de leurs homologues traditionnels. | |
![]() | L'entrée du Shinjuku Bunka, lors de la sortie de La Musique (1972) |
Une fois les séances du soir terminées, Kuzui, qui s'intéressait également au théâtre moderne, commença à organiser des représentations et fut aidé par la scission de plusieurs troupes avec les réseaux traditionnels au début des années soixante, et se trouvant dès lors à la recherche de nouvelles salles de spectacle. La première représentation donnée au Shinjuku Bunka fut l'avant-première de The Zoo Story d'Edward Albee le 1 er juin 1963, suivies d'autres pièces d'Albee, Tennessee Williams, Samuel Beckett, Harold Pinter, LeRoi Jones, Tankred Dorst, Jean Genet, Edward Bond, Barbara Garson et plusieurs autres dramaturges étrangers contemporains, le plus souvent des premières au Japon. On donna également des représentations tirées d'auteurs japonais influents tels que Terayama Shuji, Kara Juro, Betsuyaku Minoru, Shimizu Kunio et Mishima Yukio. Le Shinjuku Bunka devint ainsi non seulement l'un des cinémas les plus importants du Japon mais aussi (et malgré la scène minuscule) l'un des principaux vecteurs du théâtre moderne. Kuzui envisagea une expansion du Shinjuku Bunka pour en faire un véritable cinéma d'art et d'essai. Il projeta avec les production ATG des courts-métrages expérimentaux, dont les travaux de Iimura Takahiko, Tomita Katsuhiko, Donald Richie, Obayashi Nobuhiko (qui virent là leurs premières projections publiques), Itami Juzo (créateur du logo de l'ATG) et Sain de Adachi Masao, montré au premier ‘Night Road Show' de 1965. Le Shinjuku Bunka fut le premier cinéma à projeter des films passé 9 heures, une pratique plus tard reprise par de nombreuses petites salles. Afin de diffuser des films même tournés en 8 et 16 mm dans la meilleure qualité possible (l'écran du Shinjuku Bunka étant trop grand pour ces formats), Kuzui fit construire une petite salle au sous-sol réservée à ces films et à des représentations théâtrales, des concerts et autres évènements. Le Sazori-za fut inauguré le 10 juin 1967 par un numéro de la danseuse de flamenco Komatsubara Yoko, le premier film projeté fut Gingakei (Galaxie, 1967) de Adachi Masao. Ce fut Mishima Yukio qui eut l'idée du nom Sasori-za (salle scorpion) en hommage au film Scorpio Rising de Kenneth Anger, déjà projeté au Shinjuku Bunka. Le Sasori-za fut le premier cinéma underground japonais, et fut bientôt suivi par d'autres. C'était aussi bien un centre du cinéma et théâtre expérimental (en plus du Sogetsu Art Center de Teshigahara) qu'un lieu de rencontre populaire pour toutes sortes d'artistes. On alternait projections et pièces de théâtre, concerts et récitals, happenings et numéros de danse de Hijikata Tatsumi, créateur du butoh. Le Sasori-za devint l'un des centres majeurs de l'avant-garde japonaise, et un modèle pour de nombreuses salles underground. Cinq jours après l'ouverture du Sasori-za, l'ATG sortit sa première coproduction Ningen johatsu (L'évaporation de l'homme, 1967), le documentaire controversé de Imamura Shohei. L'idée de non seulement distribuer mais aussi produire des films avait germé en 1965 avec Yukoku (Patriotisme) de Mishima Yukio, son seul travail de cinéaste, qui fut projeté avec succès au Shinjuku Bunka. Ne durant que vingt-huit minutes, le film fut projeté en double programme avec Le journal d'une femme de chambre de Luis Buñuel. Yunbogi no nikki (Le journal de Yunbogi, 1965) de Oshima Nagisa connut un accueil similaire. Ce sont ces triomphes qui poussèrent l'ATG à se lancer dans la production. | |
![]() | Scène de terreur dans Galaxie de Masao Adachi (1967) |
Se basant sur les chiffres de leurs précédents films, l'ATG estima qu'un budget de 10 millions de yens (moins de 25000 euros) suffirait à couvrir les frais de production. L'ouverture du marché de l'import fut le dernier élément à permettre le passage à la production. En 1964, la limite officielle à l'importation de films étrangers fut abolie, tout comme les quotas un nombre donné de films à chaque distributeur. L'une des conséquences de cette libéralisation fut la hausse des coûts de distribution, si bien qu'il fut de moins en moins intéressant d'importer des films étrangers. L'ATG décida donc qu'il sera plus rentable de produire ses propres films. Dans le cas du Ningen johatsu d'Imamura, l'ATG ne s'était pas impliquée au début du projet, mais intervint dans les dernières phases de la production. Le premier film intégralement produit par l'ATG fut Koshikei (La pendaison) de Nagisa Oshima, qui sortit en 1968. Les coûts de production furent divisés entre l'ATG et la société d'Oshima, Sozosha. Les films qui suivirent furent financés selon le même schéma, à égalité entre l'ATG et le réalisateur. Comparés aux films de studios, les budgets étaient plutôt modestes, et même si le budget de dix millions suffisait rarement, les productions ATG furent étiquetées « film à dix millions » (issenman-en eiga). Là encore les projets étaient sélectionnés par un comité de critiques, avec au départ les réalisateurs de la Nouvelle Vague au centre de la production. Nombre de leurs films majeurs furent ainsi financés par l'ATG : Koshikei (La pendaison, 1968), Shonen (Le petit garçon, 1969), Tokyo senso sengo hiwa (Il est mort après la guerre, 1970), Gishiki (La cérémonie, 1971) et Natsu no imoto (Une petite sœur pour l'été, 1973) de Oshima Nagisa ; Rengoku Eroika (Purgatoire Heroïca, 1970) et Kaigenrei (Coup d'Etat, 1973) de Yoshida Kiju, Shinju ten no Amijima (Double Suicide à Amijima, 1969) et Himiko (1974) de Shinoda Masahiro, ainsi que Hatsukoi jigoku-hen (L’Enfer du premier amour, 1968) de Hani Susumu. L'ATG distribua également Ninja bugeicho (Carnets secrets de ninja, 1967) et Shinjuku dorobo nikki (Journal du voleur de Shinjuku, 1968) de Oshima, ainsi que les films de Yoshida Saraba natsu no hikari (Adieu lumière d'été, 1968), Eros+Massacre (1970) et Kokuhakuteki joyuron (Aveux, théories et actrices, 1971). L'importance de l'ATG vis-à-vis de la Nouvelle Vague ne peut en aucun cas être niée. | |
![]() | Toshio Matsumoto explore le cinéma de genre dans le sombre et torturé Pandemonium (1971) |
A la même époque, l'ATG donna à plusieurs réalisateurs expérimentaux l'occasion de mettre en scène leurs fantasmes les plus extrêmes, à commencer par Matsumoto Toshio avec Bara no soretsu (Les funérailles des roses, 1969) et Shura (Pandemonium, 1971), puis Terayama Shuji avec Sho o suteyo machi e deyou (Jetons les livres et sortons dans la rue, 1971) et Den-en ni shisu (Cache-cache pastoral, 1974), des films rendus possibles par l'ATG, qui produisit également le dernier film de Terayama, (Adieu l'arche, 1984). Jissoji Akio et Kuroki Kazuo, à l'approche tout aussi expérimentale, devinrent à leur tour des piliers de l'ATG. Jissoji avait commencé à la télévision et n'avait tourné qu'un court-métrage, Yoiyami semareba (À la tombée de la nuit, 1969), que l'ATG avait distribué en double programme avec Shinjuku dorobo nikki . Mujo (La Vie éphémère, 1970) fut le premier des quatre films que Jissoji réalisa pour l'ATG. L'histoire de cette liaison incestueuse entre un frère et une soeur devint le plus gros succès de l'ATG et reçut une reconnaissance internationale en gagnant le Grand Prix au Festival de Locarno en 1970. Avec Yukoku de Mishima, ce fut le film le plus férocement controversé lors de la conférence du FIPRESCI sur « L'érotisme et la violence au cinéma » tenue à Milan en Octobre 1970. Néanmoins, et comme de nombreuses autres œuvres, le film tomba rapidement dans l'oubli et attend toujours de retrouver sa place parmi les chefs d'œuvre du cinéma japonais, un fait également valable pour les films que Kuroki Kazuo tourna à cette période. L'ATG distribua sa première réussite Tobenai chinmoku (Le silence sans ailes) en 1966 et produisit ses films suivants Nihon no akuryo (Les esprits maléfiques du Japon, 1970), Ryoma ansatsu (L'assassinat de Ryoma, 1974), Matsuri no junbi (Les Préparatifs de la fête, 1975) et Genshiryoku senso (Lost Love, 1978). D'autres cinéastes, dont beaucoup avait travaillé pour les studios, eurent l'occasion de tourner des projets qui leur étaient chers et qu'ils ne pouvaient faire financer ailleurs : Okamoto Kihachi réalisa Nikudan (La bombe humaine, 1968), Tokkan (Battle Cry, 1975), Nakahira Ko Hensokyoku (La Variation, 1976) et Kumai Kei Chi no mure (Le troupeau terrestre, 1970), tandis que Masumura Yasuzo tourna Ongaku (La Musique, 1972), Sonezaki shinju (Double Suicide à Sonezaki, 1978), Nakajima Sadao Teppodama no bigaku (Esthétique d'une balle, 1973), et Nakagawa Nobuo son chant du cygne Kaidan Ikiteiru Koheiji (Koheiji est vivant, 1982). Les premiers films de l'ATG furent profondément influencés par le climat politique explosif de la fin des années soixante/début des années soixante-dix. Le sommet de leurs films politiques reste Tenshi no kokotsu (L'extase des anges) de Wakamatsu Koji, qui en 1971 touchait plus à l'actualité de l'époque qu'aucun autre film. Le film fut écrit par Adachi Masao, qui deux ans plus tard allait rejoindre le Liban pour devenir un membre de l'Armée Rouge Japonaise. Anticipant l'action terroriste de la branche armée de l'extrême gauche de façon quasi prophétique, le film causa l'un des plus gros scandales de l'histoire de l'ATG. Après 1972, les sujets politiques furent relégués au second plan. On peut identifier deux courants de fuite en avant illustrés dans les films de l'ATG : la fuite d'un environnement urbain pour un cadre rural, et la fuite dans le passé ; Tsugaru jongara-bushi (La Ballade de Tsugaru, 1973) de Saito Koichi et Matatabi (Errance, 1973) de Ichikawa Kon , tout deux tournés en 1973 sont symptomatiques de ce développement : réalisés par des transfuges de grands studios, ils illustrent une poussée vers des films de plus en plus orthodoxes. L'ATG continua à travailler ouvertement avec des réalisateurs expérimentaux comme Takabayashi Yoichi et plus tard Obayashi Nobuhiko, mais les films produits après 1973 restent bien moins radicaux que ceux qui les ont précédés. La raison de ce changement, outre la mentalité de l'époque, fut la fermeture du Shinjuku Bunka en 1975, privant du coup l'ATG d'un atout majeur. | |
![]() | Le Meurtrier de la Jeunesse (1976) marqua le début d'une nouvelle ère pour l'ATG |
La plupart des salles de l'ATG durent fermer faute de profits et de prévoyance de la part des responsables. Le dernier film projeté au Shinjuku Bunka fut Den'en ni shisu de Terayama Shuji. A la fermeture du Kitano Cinema d'Osaka en 1978, le Nichigeki Bunka de Yurakucho devint la dernière des dix salles d'origine à être encore directement gérée par l'ATG qui avec la fermeture du Shinjuku Bunka vit la fin de son âge d'or. Kuzui Kinshiro, incarnation de l'esprit de l'ATG (bien qu'il fut l'employé de Sanwa Kogyo et n'ait jamais fait officiellement partie de l'ATG) resta un temps comme producteur indépendant, mais son rôle de producteur principal fut repris par Taga Shosuke, qui avait supervisé les programmations dès les débuts de l'ATG. La Toho reprit le Shinjuku Bunka et relança une salle réaménagée avec Emmanuelle de Just Jaeckin. Les films érotiques furent une bouffée d'air pour beaucoup et fut le seul marché en explosion durant les années soixante-dix. De nombreux cinéastes voulurent néanmoins échapper à ce cadre et l'ATG donna à de nombreux réalisateurs de Roman Porno tels Sone Chusei, Yamaguchi Seiichiro, Kumashiro Tatsumi, Ohara Koyu, Negishi Kichitaro, Ikeda Toshiharu, Takahashi Banmei et Izutsu Kazuyuki, l'occasion de s'imposer en dehors du genre érotique. Parmi les exilés de la Nikkatsu on trouve également Hasegawa Kazuhiko, qui débuta avec grand succès à l'ATG avec Seishun no satsujinsha (Le Meurtrier de la jeunesse, 1976). Le film marqua une nouvelle politique pour l'ATG : la mise en avant de jeunes réalisateurs sans grande expérience. L'ère Shiro SasakiEn 1979, Iseki Taneo quitte la présidence de l'ATG, il est remplacé par Sasaki Shiro. Ancien étudiant à l'Université Waseda, Sasaki a appartenu à la troupe de théâtre Gekidan Kodama de Waseda. Ensemble avec Betsuyaku Minoru et d'autres, il fonde la troupe de théâtre Shingekidan Jiyu Butai, l'ancêtre du groupe Shogekijo de Waseda. Une fois diplômé, il rejoint brièvement TBS en tant qu'assistant réalisateur et en 1971 il lance la société Tokyo Video Center spécialisée dans la location de programmes radios et télévisés. Le premier contact de Sasaki avec l'ATG se fait autour du film Hoshizora no marionetto (Marionnettes sous un ciel étoilé, 1978) de Hashiura Hojin, distribué par l'ATG et produit par Sasaki via sa société. C'est le premier film de Hashiura, un ancien du Gekidan Kodama. Quand Sasaki, 38 ans, succède au poste de président à Iseki, 79 ans, l'ATG ne connaît pas qu'un changement générationnel à sa tête, cela entraîne aussi le renforcement d'une politique de promotion des jeunes réalisateurs talentueux. Dans les années 1970, le déclin du système des studios Japonais continue et à l'exception de la Nikkatsu , dont la production de Roman Porno est en augmentation, les studios arrêtent d'engager de nouveaux assistants réalisateurs, ils ne sont donc plus capables de produire de nouveaux talents. Dans son effort pour combler ce manque, l'ATG sous Sasaki, devient le principal promoteur des jeunes réalisateurs talentueux. L'ATG avait pourtant déjà lancé de nouveaux talents, comme Hasegawa Kazuhiko, dont le premier film Seishun no satsujinsha a fait fureur en 1976, élu Meilleur Film de l'Année par le célèbre sondage des critiques du Kinema Junpo. Ce qui n'était au mieux qu'une exception est devenue la règle commune de l'ATG sous l'ère Sasaki. Les jeunes talents ne manquent pas à l'appel. Plusieurs réalisateurs prometteurs ont réussi à autofinancer et à auto produire des films en 8mm et 16 mm dans les circuits de jishu eiga. En 1978, Omori Kazuki, la star de la scène du film indépendant de la région de Kansai, remporte le prix Kido pour le scénario de Orenjirodo ekispuressu (Orange Road Express), la récompense la plus prestigieuse consacrant un scénario au Japon. La Shochiku rachète les droits du scénario et produit le premier film de Omori. La même année, la Nikkatsu engage Ishii Sogo pour réaliser le remake de son film 8mm Koko daipanikku (Panique au lycée), son premier long métrage. En 1979, le magazine Pia, qui débuta en 1972 comme mensuel sur l'actualité cinéma, lance un Festival du Film de l'Off-Theater permettant quelques diffusions de jishu eiga en 1977 et 1978. Cette initiative devient le Festival du Film de Pia, aujourd'hui encore un des évènements majeurs dans la promotion de jeunes réalisateurs. Les meigaza ou petites salles d'art et d'essai ont joué un rôle souvent oublié dans le soutien de cette nouvelle génération de réalisateurs indépendants en produisant leurs films 16mm à petit budget comme Natsuko to nagai owakare (Un long au-revoir, 1978) de Omori Kazuki, Anaza saido (Another Side, 1980) de Yamakawa Naoto, Aka-suika ki-suika (Melon rouge, melon jaune, 1982) de Inudo Isshin et Furutsu basuketto (Fruit Basket, 1982) de Imaseki Akiyoshi produits par la Bungeiza , Senso no inutachi (Les chiens de guerre, 1980) de Tsuchikata Tetsujin par la Namikiza et Kami no ochite kita hi (Le jour où Dieu tomba, 1979) de Oya Ryuji ainsi que Kuruizaki sandarodo (Crazy Thunder Road, 1980) de Ishii Sogo par le Kamiita Toei Cinema. Parmi ces films, la Toei achèta les droits de Kuruizaki sandarodo de Ishii qui connut une sortie nationale en copie 35mm. Même si les studios permettent à Ishii et Omori de réaliser leur premier film, ils ne souhaitent pas les aider à développer plus leur talent. C'est ici qu'intervient Sasaki en leur permettant d'exprimer pleinement leur talent au sein de l'ATG. Le premier film de l'ère Sasaki, désormais débarrassée du fonctionnement par comité de planification, est la seconde réalisation de Hashiura Hojin, Kaichoon (Avant le printemps, 1980), suivi par Hipokuratesu-tachi (Les disciples d'Hippocrate, 1980) de Omori Kazuki. Avec Kugatsu no jodan kurabu-bando (Cœurs-brisés en septembre, 1982) de Nagasaki Shunichi et Gyakufunsha kazoku (Crazy Family, 1984) de Ishii Sogo, un peu plus tard Sasaki produira aussi les films de deux autres grands représentants de la scène indépendante du jishu eiga. | |
![]() | Orage Lointain, brillant début indépendant d'un jeune réalisateur issu du Roman Porno |
Le second pilier de l'ère Sasaki sont les réalisateurs venant du pinku eiga et des Romans Porno. Il produit Misuta, misesu, misu ronrii (Mr., Mrs., Miss Lonely, 1980) et Kumashiro Tatsumi, Gaki teikoku (L'Empire des Punks, 1981) de Izutsu Kazuyuki, Enrai (Orage lointain, 1981) de Negishi Kichitaro, Tattoo ari (Le Tatoué, 1982) de Takahashi Banmei et Ningyo densetsu (La légende de la sirène, 1984) de Ikeda Toshiharu. Ce dernier est co-produit par la Directors Company , une société de production indépendante fondée en 1982 par Hasegawa Kazuhiko, Somai Shinji, Negishi Kichitaro, Ikeda Toshiharu, Ishii Sogo, Omori Kazuki, Takahashi Banmei, Izutsu Kazuyuki et Kurosawa Kiyoshi, qui a aussi produit Gyakufunsha kazoku de Ishii et Taifu kurabu (Typhoon Club, 1985) de Somai. Ce dernier a remporté le Grand Prix de la Compétition du Jeune Cinéma du 1 er Festival du Film International de Tokyo et sa distribution est assurée par l'ATG. La Directors Company est l'une des quelques nouvelles sociétés de production indépendante établie dans les années 1980. Tout comme la NCP (New Century Producers) lancée en 1981 par un groupe de producteurs qui ont quitté la Nikkatsu. Ensemble avec l'ATG, ils produisent Enrai de Negishi et l'acclamé Kazoku gemu (Jeu de famille, 1983) de Morita Yoshimitsu. Kaichoon , la seconde réalisation de Hashiura pour l'ATG, Mitsugetsu (Lune de miel, 1982), Kugatsu no jodan kurabubando de Nagasaki et Kaze no uta o kike (Ecoute la voix du vent, 1981, d'après le roman de Murakami Haruki) de Omori, ont été produits en collaboration avec Cinema Haute, le département de production de film du Tokyo Video Center de Sasaki, devenu une société indépendante lorsqu'il a été nommé président de l'ATG. L'augmentation des sociétés de production indépendante et l'émergence de nombreuses petites salles de cinéma, appelés Mini-Theatre, ainsi que des sociétés de distributions indépendantes ont radicalement remodelé le visage du cinéma Japonais dans les années 1980. Les investissements d'autres entreprises dans la production de film, à l'époque de la fameuse bulle économique de la fin des années 80, ont largement contribué à ces développements. En Novembre 1986, Sasaki quitte la présidence de l'ATG suite à des désaccords avec des exécutifs de la Toho , le studio soutenant l'ATG. Sasaki est suivi par Kusano Shigeo. Avec le départ de Sasaki, l'activité de l'ATG s'arrête presque totalement. Trois autres films seront distribués par la Guild jusqu'en 1992, parmi eux les débuts derrière la caméra du scénariste Nakajima Takehiro avec Kyoshu (Souvenirs, 1988). Le scénario de Nakajima a remporté un prix sponsorisé par l'ATG, mais le film n'est pas produit par l'ATG, seulement distribué. Beddotaimu aizu (Bedtime Eyes, 1987) de Kumashiro Tatsumi, 1999-nen no natsuyasumi (Vacances d'été 1999, 1988) de Kaneko Shusuke et SO WHAT (1988) de Yamakawa Naoto, prévus à l'origine par Sasaki comme production de l'ATG, sont finalement financés avec l'aide d'autres sociétés de productions. Même si l'ATG ne s'est pas dissolue officiellement, il n'y a plus aucun signe d'activité après 1992. Sasaki a continué son excellente carrière de producteur indépendant. En 1989, il s'unit avec cinq autres producteurs et lance le très court mais important ARGO-Project et fonde sa société de production Office Shiros en 1993. Lorsque Sasaki quitte l'ATG, on peut dire que la mission de l'Art Theatre Guild est parfaitement remplie. Jusque dans les années 1980, ce fut l'un des rares refuges du cinéma indépendant. Dans les années 80, d'autres sociétés indépendantes viennent suivre l'exemple tracé par l'ATG. Avec le retrait des studios dans la production de films, la notion « d'indépendance » change considérablement durant les trois décennies d'activité de l'ATG. L'Art Theatre Guild laisse ainsi un impressionnant héritage de soixante-quinze films produits, de cent-cinq autres films distribués et rentre directement dans l'histoire du cinéma Japonais pour son rôle considérable joué en tant que pole novateur, moteur et central du cinéma indépendant Japonais. |
Un Article de Roland Domenig (Université de Vienne) pour la revue Minikoni (N°70).
Reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur et traduit de l’anglais par Michael Stern, Frédéric Maffre et Martin Vieillot.
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