Lorsque Sogo Ishii s’engage en 1981 dans l’ambitieux projet Burst City, sans doute ne sait-il pas encore qu’il accouchera d’une œuvre matricielle majeure qui influencera durablement tout un pan du cinéma underground nippon. Un film brut et imparfait en forme d’apothéose de sa période ‘punk’, un puissant manifeste entièrement dédié à la furie cinétique qui, encore aujourd’hui, n’a rien perdu de son aura fascinante et insolente. Pourtant à y regarder de plus près, ce projet qui s’inscrit dans la continuité logique de son univers cinématographique ne laissait que peu présager de la révolution stylistique qu’il allait engager. Depuis ses débuts amateurs à l’université de Tokyo en 1976 où il fonde le groupe Kyo-ei-sha ("L'antre des films fous"), le cinéaste autodidacte fonce tête baissée dans le monde cinématographique, un médium qui se révèle être le parfait vecteur de sa rage nihiliste doublé d’un exutoire bienvenu pour celui qui « n’imaginait pas penser au lendemain ». On ne s’étonnera donc pas que la thématique de la révolte et l’insoumission agite logiquement des œuvres intimement liées à une jeunesse punk dont il fait partie intégrante. Des nerveux Panic in High School (1976/78) en passant par Attack ! Hakata hooligans (1978) ou encore Crazy Thunder Road (1980), des figures de marginaux hantent un Japon déboussolé à la recherche d’un second souffle. Si le regard désabusé de Kazuhiko Hasegawa (Le Meurtrier de la Jeunesse en 1976) transpire de ses premières bobines, la veine anarchisante du cinéaste gonfle progressivement jusqu'à lui conférer une personnalité propre et un statut d’ambassadeur d’une jeunesse perdue. Dans Crazy Thunder Road, la critique des institutions et des mouvements d’extreme-droite se fond bientôt dans un univers métaphorique aux éléments d’anticipation, un reflet déformé de l’époque. Burst City marque l’affirmation franche de cette orientation en situant son ‘intrigue’ dans une zone peri-urbaine désaffectée toute droit sortie d’un post-nuke à la Mad Max. Une sinistre usine chimique y domine de dépressifs terrains vagues et taudis où s’échouent les exclus du système. De ce no man’s land, où survivent paumés de tout âge, émerge le vecteur cathartique des frustrations accumulées : la musique punk comme instrument de rébellion. Dans un capharnaüm étourdissant, un omniprésent ‘festival punk’ constitue l’unique toile de fond d’un film en roue libre qui avance jusqu'à l’implosion promise par l’écran titre : les kanji ‘Bakuretsu Toshi’ dynamités volant littéralement en éclats. | |
![]() | L'oeuvre de Sogo Ishii reste avant tout un formidable documentaire sur un milieu musical bouillonant | D’un postulat qui laisse de prime abord sceptique, Ishii propose surtout surtout ici un collage foutraque de fragments disparates et inégaux. On y trouve pèle mêle : concerts dégénérés, confrontations musclées de gangs, happening déjantés, drag-races, moments de ‘glande’, scènes SM et romance désillusionnée. De ce mélange, souvent peu digeste et sans scénario aucun, éclate pourtant une énergie insensée et un sens de l’urgence qui donne une légitimité sincère à cette périlleuse entreprise. Si l'oeuvre est manifestement trop longue (rythme très inégal dans sa première heure) et maladroitement assemblé, il le doit à l’inexpérience de son jeune réalisateur littéralement grisé par l’ambiance du tournage et le budget conséquent accordé par la Toei. Une compagnie qui, suite au succès surprise reçu via la distribution de Crazy Thunder Road, permit à Sogo Ishii d’en tourner une nouvelle variation en 35mm. Un tournage épique et rocambolesque qui s’acheva brutalement lorsque les producteurs s’accaparèrent des bobines et des plans fraîchement montés pour les projeter dans les salles obscures. En résulte un film qui ne satisfa personne : le cinéaste littéralement amer et dépossédé de son projet intime, les producteurs effarés devants des bobines furieuses qu’ils ne savaient comment agencer. "La date de sortie était fixée à l’avance mais je n’ai jamais pu achever ce projet. C’était la première fois que je tournais au sein d’un studio. Je pensais tout possible avec ce budget. Chaque jour je tournais autant que je le désirais, mais l’équipe était tout aussi inexpérimentée que sur Crazy Thunder Road. J’ai dépassé la date butoir et dilapidé tout le budget.. j’étais littéralement incontrôlable". A voir la version (constamment) remaniée que le réalisateur emporte dans ses bagages lors de rétrospectives, il y a fort à penser que le résultat souhaité fut tout autre (plus que le montage, le plus grand regret d’Ishii concerne en fait le mixage sonore inachevé ; anecdote venant rappeler combien la matière sonore joue un rôle prépondérant dans son univers). En resserrant son film à l’extrême (une demi-heure au lieu des deux originelles), Ishii évacue littéralement tout élément narratif, ne gardant que l’apocalyptique décorum punk pour livrer un film sensoriel dédié aux images électriques et aux expérimentations. |
![]() | L'ambiance electrique infiltre tout le métrage ... jusqu'à exploser! | Très loin d’être déshonorante au regard de son ‘remix’, la version ‘longue’ de 1981 développe une intéressante mise en abîme de ce projet cinématographique. Derrière la façade d’une métaphore post-apocalyptique se dessine une entreprise quasi-documentaire sur le milieu punk nippon de l’époque. A la manière de Rude Boy, docu-fiction sur The Clash sorti l’année précédente, une frappante filiation et connivence avec les groupes et leurs nombreux fans insuffle à ce ‘reportage sur le vif’ une puissance en directe résonance avec l’état d’esprit de l’époque (loin d’être mort comme son équivalent occidental, le punk nippon connaissait alors une florissante émulation). On retiendra notamment cette scène d’accalmie filmée au téléobjectif où les groupes s’affairent et se motivent avant d’entrer sur scène. Si Crazy Thunder Road était tourné dans l’amateurisme en recourant aux bikers locaux, on y découvre ici la confrontation des groupes phares alors en activité : les Rockers associés aux Roosters face aux vindicatifs Stalin ; d’autres chanteurs et figures célèbres (le catcheur Umanosuke Ueda se fend même d’un suplex) venant s’ajouter à la mêlée ambiante. A ces acteurs surexcités conscients de participer à un moment crucial de leur histoire se superpose en filigrane une ébauche de réflexion sur la lutte des classes : yakuzas omniprésents qui régissent une société de l’ombre, ouvriers exploités, milices étatiques fascisantes aux méthodes autoritaires. Mais ce qui fit le culte du film reste sa peinture fantasmée d’un idéal punk où les chanteurs sont magnifiés en icônes trash, et leaders spirituels. Un film musical, constamment habité par les guitares et hurlements, où les hymnes punk désabusés sont autant d’hymnes à l’auto-destruction guidant ce microcosme dans une catharsis furieuse. Burst City pourrait d’ailleurs très bien se résumer à ce magnifique plan final où finalement tout converge : le point levé du magnétique Takanori Jinnai hurlant un rageur "Foutez moi la paix!". L’équivalent du geste cinématographique de Sogo Ishii : un puissant bras d’honneur et un cri d’affirmation venant des tripes, sans calcul aucun. |
![]() | The Roosters, The Rockers, et The Stalin ... un véritable who's who du milieu punk nippon | Si l’ancrage du film dans une réalité fantasmée fait pour beaucoup dans sa personnalité singulière, le vrai tour de Ishii réside dans l’orientation cinématographique purement sensorielle qu’il a su en tirer. Plus de vingt-cinq ans après, le traitement résolument précurseur étonne toujours autant de par sa fureur graphique et la force expressionniste de ses scènes d’apocalypse.Une modernité remarquable qui en fait un film majeur dans l’élaboration esthétique du cinéma japonais underground qui déferlera la décennie suivantes (Shinya Tsukamoto, Shigeru Izumiya, Shozin Fukui y puiseront la plupart de leurs idées de mise en scène). La scène d’introduction est à ce titre particulièrement bluffante, on y voit, en vue subjective, une course folle sur le périphérique tokyoïte où des rafales de plans de néons viennent parasiter la séquence pour progressivement la faire virer vers l’abstraction pure où des lumières électriques forment une bataille d’électrons fous zébrant l’image. Le reste du métrage est un vaste champ d’expérimentation où des rugueuses scènes ‘réalistes’ à la Fukasaku tendent peu à peu vers des digressions hystériques voulant retranscrire le chaos. Ancrant son récit dans un univers tribal tribal-futuriste, les clans n’y agissent que par éructations et gesticulations. Un univers aux à nerfs à vifs qui alimente les dérèglements cinématiques auquel Ishii le soumet. La mise sous tension de ses personnages débouche sur une dernière heure hallucinée, véritable épreuve physique jouant avec les sens du spectateur où la caméra filme à l’instinct pour mieux capter l’électricité ambiante et le mouvement incessant de masses sombres : cadrages instables et mouvants s’abandonnant dans le flux de la foule pour ensuite mieux figer des détails et postures iconiques (la première scène de concert illustre brillamment ce mariage de style), montage hyper cut telle une rafale assommant le spectateur, assemblage composite de séquences noir&blanc avec une photographie granuleuse documentaire, utilisation de ralenti/accéléré en forme de syncope, recours aux filtres violents et flash stroboscopiques, désynchronisation du son et de l’image, alternance de prise de son réel et de studio. Burst City n’est alors plus qu’hystérie : cris, bastons, explosions ; le montage s’emballe pour finir par gommer tout repère géographique et narratif dans une ivresse cinétique brouillonne où la pellicule même semble s’électrifier. |
![]() | Un défilé permanent de gueules excitées et de regards menaçants |
Véritable gifle pour la Toei qui espérait un produit autrement plus conventionnel, Burst City marque avec aplomb l’avènement d’un réalisateur majeur du paysage cinématographique japonais. Pour ce qu’il considère comme "son dernier film de débutant", ce témoignage d’époque se double d’une révolution cinétique fondamentale. Si cette apothéose furieuse dénote des progrès et ambitions stylistiques du cinéaste, l’absence total d’enjeux dramatique, les baisses de rythme plombantes et autres égarements (romance avec la prostituée, scène SM gratuite,..) font rappeler que le cinéaste a encore tout à prouver pour œuvrer dans le cadre d’un cinéma plus ‘classique’. Son Crazy Family qui viendra par la suite marquera d’ailleurs une impasse commerciale : catalogué comme réalisateur ‘énervé’ et se retrouvant sans producteur, Ishii se retrouve entraîné dans une période creuse où (dans un constat d’impuissance?) il retourne à ses premiers amours en filmant des concerts de groupes punk locaux. Film épique à marquer d’une pierre blanche, "la ville qui explose" aura su marquer son époque en provoquant un rare choc stylistique. En entraînant dans son sillage des jeunes pousses aux dents longues, Ishii guidera, à sa manière, le cinéma japonais dans une nouvelle ère en rupture totale avec son brillant passé.
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Un film de Sogo Ishii | 1981 | Avec Michiro Endo, Takanori Jinnai, Shigeru Izumiya, Machizo Machida | Autre titre: Bakuretsu Toshi | Disponible en DVD chez Discotek • Une chronique de Martin Vieillot
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