Équivalent japonais des Camorra, Mafia et autre Cosa Nostra, le phénomène yakuza prit véritablement naissance au coeur même de la l'ère Tokugawa (1602-1867) lorsque la corporation des Bakuto (joueurs professionnels) et celle des Tekiya (marchands ambulants) qui commerçaient le long de l'artère reliant les villes d'Edo et Kyoto décidèrent de s'organiser l'une comme l'autre en groupes hautement hiérarchisés afin de mieux défendre leurs intérêts respectifs. Le nom de yakuza (littéralement 1, 9 et 3, soit la combinaison de cartes perdantes au jeu de Hanafuda) fut, par dérision, choisi par les membres des groupes Bakuto pour dénommer leur nouvelle association. Très rapidement cette appellation finit également par désigner les membres de la corporation des Tekiyia. Extrêmement organisées, ces gildes étaient régies par tout un ensemble de règles et d'usages très inspiré de la philosophie des samouraïs et de leur code Bushido désigné sous le terme de Jingi (devoir). Cette ligne de conduite, que tout yakuza se devait d'impérativement respecter à la lettre, prévoyait notamment une fidélité absolue à l'Oyabun, le cacique du groupe, pouvant aller jusqu'au sacrifice ultime. Structurés selon un modèle de type familial (à la différence, par exemple, de la mafia sicilienne qui avait, elle, pris pour modèle l'ordonnancement des légions romaines) les gangs de yakuza instaurèrent à l'époque de leur création l'utilisation du vocable Aniki (frère) pour permettre a leurs hommes de se désigner entre eux tandis que la figure paternelle du groupe, l'Oyabun, regroupait l'ensemble de ses subordonnés sous le terme générique de Kobun (fils). La dévotion que les yakuza semblaient porter aux idéaux chevaleresques inscrits dans leur Jingi leur gagnat presque immédiatement un inconditionnel élan de sympathie générale qui alla bientôt jusqu'à les placer juste à la droite des vertueux chevaliers samouraïs parmi ces héros entièrement dévoués à la défense du faible et de l'opprimé qui peuplaient alors l'imagerie populaire. Toutefois, en dépit de cette flatteuse image publique, l'organisation yakuza n'avait pour principales préoccupations que l'expansion de son cercle d'influence et son accroissement économique. On assista ainsi au fil des années à un glissement des occupations traditionnelles du groupe (le jeu et le commerce) vers des domaines franchement plus lucratifs bien que désormais de nature parfaitement illicite. Désormais en passe de devenir partie prenante d'une organisation criminelle à part entière étendant son emprise sur l'ensemble du territoire nippon, les familles yakuza purent ainsi radicalement diversifier leur champ d'action, englobant dès lors des activités telles que la prostitution, l'extorsion et les trafics en tous genres. Les débuts au cinémaLe cinéma ne tarda bien entendu pas à s'approprier ce phénomène et des le milieu des années 20, les exploits des yakuza se voyaient illustrés sur grand écran au travers d'oeuvres telles que Carnets de voyage de Chuji du réalisateur Daisuke Itô. Dépeignant généralement les yakuza sous les traits de justiciers solitaires immanquablement écartelés par de cornéliens cas de conscience dans lesquels s'opposaient de façon parfaitement irréconciliables leur conception du Giri (devoir envers le clan) et du Ninjo (aspirations personnelles) ces films, précurseurs du courant Ninkyo Eiga (littéralement : films exaltants les vertus chevaleresques), ne firent que propager durant de longues années une vision hautement romantique, mais aussi parfaitement erronée du monde des yakuza en les réduisant à d'archétypales représentations du chevalier errant toujours prompt à se lancer à la rescousse de la veuve, de l'orphelin ou encore à laver dans le sang tout manquement à l'honneur de sa caste. Le brusque regain de popularité que connut le cinéma japonais après les années noires de la guerre et leur interminable cortège de films de propagande amena tout naturellement les producteurs nippons à se pencher à nouveau sur les vieilles recettes qui avaient fait les beaux jours de leur industrie à l'aube du déclenchement du conflit mondial. | |
![]() | Une scène du Carnets de voyage de Chuji de Daisuke Itô | C'est ainsi que les Ninkyo Eiga refirent progressivement leur apparition sur les écrans pour finir par s'imposer au début des années soixante comme l'un des courants les plus populaires du cinéma de genre japonais. Naguère spécialisé dans le drame historique et le film en costume, la Toei traversait à cette époque une période extrêmement difficile, puisque ces deux genres cinématographiques qui avaient depuis sa création assuré la renommée du studio étaient en passe de se faire désormais presque exclusivement phagocyter par la télévision. Voyant une frange considérable de ses spectateurs les plus assidus délaisser les salles obscures au profit du petit écran, les pontes de la Toei réalisèrent très rapidement qu'il ne leur restait plus qu'une alternative, s'adapter ou disparaître. Le salut vint en 1963 d'une petite production intitulée Theater of Life: Hishakaku et réalisée par Tadashi Sawashima qui suscita, à la surprise générale, un véritable engouement. Offrant à des comédiens tels que Ken Takakura et Koji Tsuruta l'opportunité d'incarner pour la première fois ces personnages de yakuza chevaleresques qui allaient bientôt s'imposer comme la marque de commerce de la Toei, ce succès inespéré allait, en donnant naissance à toute une série de suites et de déclinaisons, sauver le studio de la faillite et relancer durablement la mode du Ninkyo Eiga. L'avenement de Kinji FukasakuEn tant que réalisateur presque exclusivement appointé par la seule Toei, Kinji Fukasaku fut bien évidemment à de nombreuses reprises pressé d'exploiter à son tour ce si fructueux nouveau filon cinématographique. Pourtant, en dépit de la fascination que le monde du crime et les milieux interlopes semblaient exercer sur lui, le réalisateur n'apparaissait franchement pas disposé à désirer s'illustrer dans le domaine du Ninkyo Eiga. Déjà irrité par la place de plus en plus prépondérante que les membres de gang de yakuza semblaient vouloir prendre au sein de la Toei (engagés au départ en tant que conseillers techniques ils étaient désormais si impliqués dans tous les stades de la production que le studio fut, à plusieurs reprises, soupçonné de collusion avec la pègre), Kinji Fukasaku ne tenait pas particulièrement à compromettre son intégrité dans la réalisation de l'un de ces portraits hagiographiques de criminel notoire dont le studio se faisait désormais une spécialité. En effet, l'infiltration de l'industrie cinématographique par les membres des yakuza répondait à une double logique : tout d'abord un objectif d'ordre purement pécuniaire, car cette mainmise sur un studio procurait aux gangs une non négligeable source de revenus divers (cachets, participation au bénéfices ainsi que la possibilité de «laver» de l'argent sale en injectant des fonds de provenance douteuse dans un projet pour ensuite récupérer la somme investie sous forme de royalties licites) ainsi qu'une finalité plus spécifiquement logistique puisque la glorification effrénée que les Ninkyo Eiga faisaient des rites et coutumes du crime organisé facilitait grandement l'enrôlement tous azimuts des Chinpira, ces jeunes recrues assignées aux tâches les plus ingrates et souvent les plus dangereuses des gangs de yakuza. Inutile donc de préciser que Kinji Fukasaku ne voyait pas d'un très bon œil l'implication de plus en plus ostensible de ces gangsters dans le domaine cinématographique (certains yakuza notoires tels Noburo Ando entamant même une prolifique carrière de scénariste et de comédien), pas plus d'ailleurs que la fraternisation excessive de certaines stars «maison» (entre autres Ken Takakura et Koji Tsuruta pour ne pas les citer) avec ces tapageurs nouveaux partenaires. Sous la pression du producteur Koji Shundo (père de celle qui allait bientôt devenir la star féminine incontestée du Ninkyo Eiga, Junko Fuji), Kinji Fukasaku fut néanmoins sommé de se lancer en 1967 dans la réalisation de deux de ces films tout entiers consacrés à l'exaltation des vertus chevaleresques de l'univers des yakuza. En résultèrent Kaisan Shiki et Bakuto Kaisan Shiki qui ne remportèrent pas, et pour cause, un grand succès auprès du public, le réalisateur s'étant employé tout au long de ce deux films à pervertir et à détourner de leurs objectifs habituels tous les clichés et les poncifs du Ninkyo. L'histoire ne dit pas comment le producteur Koji Shundo, qui semble-t-il ne portait déjà pas Kinji Fukasaku dans son cœur, réagit à ce véritable camouflet mais cela explique peut-être pourquoi la Toei ne s'opposa point au fait que le réalisateur aille pour un temps finaliser ses projets plus personnels au sein d'un studio concurrent, la Shochiku. |
![]() | Guerre des Gangs à Okinawa, un jalon important dans la carrière de Kinji Fukasaku | Néanmoins la manne inespérée que les Ninkyo Eiga firent pleuvoir sur la Toei tout au long des années soixante commença à sérieusement s'essouffler au tout début de la décennie soixante-dix. Malgré l'adjonction d'éléments aussi bassement racoleurs que l'érotisme, le sado-masochisme et autres scènes de viol, (donnant au passage naissance à un sous-genre nommé Koshoku Rosen), la fréquentation des salles tombait dramatiquement en flèche, sonnant ainsi le déclin annoncé des années d'or du Ninkyo Eiga. Ayant regagné le bercail de la Toei après ses stimulantes expériences menées sous la tutelle de la Shochiku puis de la Shinsei Eigasha, Kinji Fukasaku reprit en 1971 le chemin des plateaux de la compagnie qui avait vu ses débuts, retrouvant pour l'occasion ses complices scénaristes Fumio Konami (Japan Organized Crime Boss) et Hirô Matsuda (Mansion of the Black Rose) afin de concocter le roboratif Guerre des gangs à Okinawa. Mettant en vedette les stars «maison» Noburo Ando et surtout l'excellent Tomisaburo Wakayama (impeccable incarnation du Itto Ogami, l'impavide héros de la série Baby Cart et frère du comédien Shintaro Katsu qui personnifia durant près de 30 ans le personnage du sabreur aveugle Zatoichi), ce petit film d'action sans grandes prétentions racontait les mésaventures d'un groupe de yakuza expulsé de Tokyo venant semer la zizanie entre les deux factions rivales d'un même gang d'Okinawa au but de les affaiblir suffisamment afin de leur ravir leurs positions respectives. Profitant de l'occasion pour adresser toutes une série de clins d'œil à certains de ses metteurs en scène favoris (on reconnaîtra aisément, à l'énoncé du scénario évoqué ci-dessus, au choix une relecture du « Yojimbo » d'Akira Kurosawa ou du « Per un Pugno di Dollari » de Sergio Leone), Kinji Fukasaku offrit, pour la première fois à la Toei, les prémisses d'une alternative viable au défunt Ninkyo Eiga en ébauchant une peinture radicalement plus réaliste du monde de la pègre. Promu au début de l'année 1972 à la tête d'un studio Toei en pleine débandade, le producteur Koji Shundo ne s'y trompa pas. Lui qui pourtant n'appréciait guère plus que de raison la personnalité et le style de Kinji Fukasaku se rendit à l'évidence, et ce, dès les premières minutes de projection de la dernière œuvre en date du réalisateur Yota le pourfendeur que ce dernier détenait probablement là le prototype exact du genre d'oeuvre qui allait rendre à la Toei son rôle prédominant dans le domaine du film policier. Le pas de géant que firent franchir au film de yakuza Guerre des gangs à Okinawa et Yota le pourfendeur fut sans aucun doute l'abolition du tabou voulant que tous les films du genre ne se déroulent exclusivement qu'au cours des période Meiji (de 1868 à 1912) ou Taisho (1912 à 1926). En effet, à l'exception notable de certains films signés Seijun Suzuki tels que La Jeunesse de la bête – 1963 ou encore Le vagabond de Tokyo – 1966), pratiquement aucun film n'avait encore osé évoquer de façon réaliste les répercutions que pouvaient avoir les agissements des diverses ramifications du crime organisé sur la société contemporaine japonaise. Jusqu'à présent cantonné dans une vision idyllique du passé tiré d'une estampe de Kobayashi Kiyochika parmi les geishas, les kimonos de soie, les éventails de laque et les duels chevaleresques au sabre, la représentation cinématographique du phénomène yakuza pouvait aisément se parer de l'alibi de la distance historique pour éviter d'aborder des sujets trop épineux. Loin des prétentions auterisantes ou esthétisantes d'un Seijun Suzuki, Kinji Fukasaku installa donc la dynamique de ses récits dans une contemporanéité crue et un réalisme brut de décoffrage, se débarrassant au fur et à mesure des conventions au genre et des effets de style trop souvent attachés au domaine de la fiction. Ainsi, la violence ultra stylisée régissant les affrontements de gangs dépeints dans Guerre des gangs à Okinawa et dans lesquels, par parenthèse, le cinéaste hongkongais John Woo puisera son inspiration pour les hallucinants gunfights qui feront plus tard sa renommée, cédera sa place à l'expression d'une brutalité plus sauvage et nettement moins graphique pour Yota le pourfendeur. Servi par une l'ultra réalisme de son propos, ce portrait sans concession d'un chef de gang de Gurentai (petits délinquants extrêmement violents servant quelque fois d'exécuteurs des basses besognes pour les yakuza) interprété avec fougue par un Bunta Sugawara survolté connut auprès du public et de la critique un succès retentissant. LA GENESE D'UN SUCCESEn homme pragmatique, Koji Shundo sut rapidement mettre de côté l'animosité qu'il éprouvait pour Kinji Fukasaku et lui confia les rennes de l'un des projets les plus importants de la Toei pour l'année 1973, l'adaptation cinématographique des mémoires de celui qui fut l'un des plus notoires chefs de bande yakuza du district d'Hiroshima, Mino Kozo. Recueillies alors que ce dernier purgeait une longue peine d'emprisonnement par le journaliste Koichi Iiboshi, tout d'abord sous forme d'articles, pour ensuite être regroupées dans un livre, les confessions de l'ex yakuza avaient à plusieurs reprises été pressenties pour faire l'objet d'une adaptation au grand écran avant que le principal intéressé n'oppose invariablement son veto au projet. Fin 1972, la Toei finit ultimement par obtenir d'un Mino Kozo tout juste libéré de prison un accord de principe pour la mise en chantier d'un long métrage inspiré de son expérience au sein du crime organisé. La rédaction du script fut immédiatement confiée au scénariste Kazuo Kasahara. Féru de réalisme et mettant un point d'honneur à toujours soigner ses intrigues jusque dans le moindre détail, le scénariste se rendit immédiatement jusqu'à Hiroshima afin d'y rencontrer en personne le protagoniste principal de son récit. Au cours des nombreuses et longues entrevues que son interlocuteur lui accorda, il recueillit une multitude de faits nouveaux et d'anecdotes qui vinrent, à satiété, enrichir le récit qu'il était à la veille de composer. Passionné par la richesse et l'ampleur du sujet, l'auteur entreprit également la délicate mission de tenter d'approcher la totalité des personnes encore vivantes nommément citées dans les mémoires de l'ancien gangster. |
![]() | Le réalisateur Kinji Fukasaku, maillon clé de la révolution yakuza | Après de laborieuses semaines d'enquête et d'âpres transactions durant lesquelles le scénariste ne se laissa jamais décourager un instant par les innombrables refus polis, fins de non-recevoir et autres rendez-vous manqués qu'il essuya, Kazuo Kasahara put enfin retourner à Tokyo la tête pleine de ces récits connexes et de ces histoires parallèles qu'avaient fini par lui confier tous les autres protagonistes de la biographie de Mino Kozo et qu'il allait bientôt intégrer à la trame centrale de son scénario. Son euphorie fut malheureusement de courte durée car l'annonce, à quelques jours de là, de la nomination de Kinji Fukasaku au poste de réalisateur du projet désormais intitulé Combat sans code d'honneur fit sur le scénariste l'effet d'une douche froide. En effet, les chemins deux hommes s'étaient déjà brièvement croisés quelques années auparavant à l'occasion d'un projet antérieur. Kinji Fukasaku avait alors refusé en bloc un scénario sur lequel Kazuo Kasahara avait sué sang et eau, n'exigeant rien moins qu'une refonte totale du script. Après une entrevue orageuse avec le metteur en scène, le scénariste, la rage au cœur, avait fini par accepter de s'exécuter et, tandis qu'il était en train de mettre la dernière main à son nouveau traitement, il avait appris que le réalisateur jugeait préférable de se retirer du projet. Peu disposé à réitérer une nouvelle fois ce genre d'expérience, ce ne fut donc qu'avec une extrême circonspection que Kazuo Kasahara soumit à l'approbation de Kinji Fujkasaku la somme de plusieurs mois d'un labeur aussi acharné. Après avoir parcouru d'une seule traite l'épais scénario, le réalisateur reprit immédiatement contact avec le scénariste et annonça à un Kazuo Kasahara soudainement rasséréné qu'il était absolument hors de question de changer ne serait ce qu`une seule virgule à son œuvre. HISTOIRE De TOURNAGEAyant recueilli l'approbation du réalisateur, le projet pouvait désormais entrer en phase active de pré production. A la volonté délibérée du grand patron de la Toei Koji Shundo de faire de Combat sans code d'honneur le véhicule idéal pour la star maison Ken Takakura, le réalisateur opposa bien évidemment la plus farouche des résistances, lui préférant un comédien bien moins préoccupé de son image et plus disposé à incarner à l'écran des personnages antipathiques, Bunta Sugawara. Révélé l'année précédente aux grand public par son électrisante performance de Banto (chef de bande Gurentai), violent et névrosé dans Yota le pourfendeur déjà sous la direction de Kinji Fukasaku, Bunta Sugawara s'imposait sans conteste comme le candidat idéal pour incarner à l'écran l'alter ego du yakuza Mino Kozo, Shozo Hirono. Dès leur première rencontre sur le tournage de Japan organized Crime Boss – 1969 le comédien et le réalisateur avaient immédiatement été réunis par une même communauté de pensée. Tous deux issus de cette Slums Generation (ou génération des bidonvilles, autre qualificatif servant à designer la Black Market Generation, cette portion de la population japonaise ayant vécu les heures noires de l'après reddition), ils cultivaient l'un comme l'autre un goût certain pour la provocation, l'anticonformisme, la contestation ainsi qu'un penchant avéré pour les idéaux libertaires assortis d'une salutaire défiance vis-à-vis de toutes les formes d'autorité. |
![]() | L'electrique Bunta Sugawara dans Combat sans code d'honneur | Comprenant qu'il serait tout à fait contre-productif et de toute manière parfaitement inutile de vouloir faire baisser pavillon à son metteur en scène vedette, Koji Shundo se plia à la décision de Kinji Fukasaku qui en profita pour distribuer une bonne partie des rôles secondaires de Combat sans code d'honneur à certains de ses comédiens habituels tels que Tetsuro Tamba (Blackmail is my Life et qui, en 1967, interpréta auprès de Sean Connery le rôle de Tiger Tanaka l'équivalent nippon de l'agent 007 dans You only live twice), Sonny Chiba , Tsunehiko Watase (Guerre des gangs à Okinawa), Hiroki Matsukata (Blackmail is my Life) ainsi que quelques membre du «Piranha Gang» dont Takuzo Kawatani et Hideo Murota. Le tournage devant, pour de pures raisons logistiques, se dérouler presque exclusivement en studio (entièrement reconstruite après sa totale destruction, la ville d'Hiroshima affichait désormais un aspect beaucoup trop pimpant pour servir de décor au film), toute l'équipe fut donc priée de rallier la ville de Kyoto où étaient sis les studios historiques de la Toei, beaucoup plus spacieux que leurs homologues tokyoïtes. Simultanément, une seconde équipe se déplaçait jusqu'à la ville martyre afin de saisir sur pellicule quelques images spécifiques de la ville tel ce symbolique plan aérien du dôme dévasté de l'ancien palais de l'exposition industrielle du district d'Hiroshima. Les prises de vue de cet unique bâtiment à avoir partiellement résisté au souffle incandescent de l'explosion atomique du 6 août 1945, désormais désigné sous le nom de Atomic Bomb Dome et situé au cœur même de l'Hiroshima's Peace Memorial Park feront ainsi office de fil rouge tout au long des cinq épisodes que comptera ultimement la saga de Combat sans code d'honneur. Au sein des studios Toei de Kyoto, Kinji Fukasaku, fidèle à ses habitudes, entama le tournage de ce qui allait devenir le premier opus de la fresque des Combat sans code d'honneur sur les chapeaux de roues. Imposant des cadences de travail infernales à ses comédiens et à ses techniciens (ironiquement surnommés par les autres équipes «The Midnight Crew» en raison de la propension du metteur en scène à leur imposer quotidiennement d'interminables dépassements d'horaires), le réalisateur eut bientôt fait de mettre l'ensemble de la distribution de son film sur le flanc. Une journée «régulière» de travail débutant généralement aux environs de 9 heures du matin, il n'était pas rare que l'infatigable Kinji Fukasaku ne la fasse se prolonger jusqu'aux petites heures du lendemain. Sur les coups de 4 heures du matin, il entraînait alors immanquablement, une poignée de comédiens dans le bar le plus proche où il passait encore quelques heures à deviser avec eux devant un verre de bière. A raison de moins de trois heures de sommeil par nuit, les acteurs arborèrent bientôt l'air hagard, le teint plombé et le regard fiévreux qui seyaient parfaitement à cet état quasi-permanent de fébrilité qui caractérisait à la perfection le mode de vie de leurs personnages. Prenant pour cadre le décor apocalyptique d'un Hiroshima tout juste dévasté par l'holocauste nucléaire de 1945, ce premier opus de la saga exposait, sur une période de cinq ans, les guerres intestines et les luttes d'influences qui ponctuèrent la sanglante bataille opposant deux gangs rivaux de yakuza, les familles Doï et Yamamori, dans leur tentative de mainmise sur la ville. L'épine dorsale du récit, s'articulant principalement autour du personnage de Shozo Hirono et de sa trajectoire au sein du gang Yamamori, ne servit bien évidemment que de prétexte à un Kinji Fukasaku désireux d'aborder dans sa globalité la problématique du crime organisé et de ses répercussions sur la société japonaise dans son ensemble. Le film allait, en outre, donner au réalisateur l'opportunité de dresser un tableau ultra réaliste et sans concession du japon des bidonvilles de l'après-guerre, et de mettre en lumière, en ne se basant scrupuleusement que sur des faits rigoureusement exacts et parfaitement avérés, certains des épisodes les plus sombres de la période de reconstruction de son pays. Dès les premières minutes, le ton était donné, la toute première image n'étant rien moins qu'une photographie d'archive représentant le champignon incandescent qui avait réduit en cendre la totalité de la mégalopole d'Hiroshima et la grande majorité de sa population. La scène suivante, filmée en couleur, nous transportait immédiatement dans l'enceinte de l'un de ces bidonvilles surpeuplés qui s'étaient alors essaimés sur l'ensemble de l'archipel. |
![]() | Tsunehiko Watase et Hiroki Matsukata | C'est au sein même de cette zone sinistrée qu'allaient symboliquement se nouer les destins des principaux personnages de la saga, des membres des clans Doï et Yamamori, jusqu'à Shozo Hirono et ses anciens compagnons d'armes. Il faut évidemment envisager la récurrence presque invariable au sein de la saga Combat sans code d'honneur (ainsi d'ailleurs que dans la plupart des autres oeuvres de Kinji Fukasaku) de ces séquences prenant pour cadre des bidonvilles, des dépotoirs et autres terrains vagues comme l'expression d'une volonté explicite du réalisateur de rappeler à son public que le c'est bel et bien sur ce limon insalubre que put finalement s'épanouir et prospérer la société japonaise moderne. Par une brève série de courtes séquences filmées au cœur de l'action, camera à l'épaule, rythmées par un montage ultra cut et ponctuées par les riffs saturés de guitares électriques et les cuivres éclatants de ce qui allait bientôt devenir le thème récessif de la série composé par Toshiaki Tsushima, Kinji Fukasaku parvenait magistralement à capturer les sensations de chaos, de violence et de démence qui caractérisèrent cette période de l'immédiat après-guerre. On découvrait successivement au sein de cette vision cauchemardesque d'une société en pleine décomposition une foule en colère prenant d'assaut une échoppe branlante ou se vendait de la nourriture au marché noir, des hommes de mains d'un clan mafieux tranchant le bras droit de deux membres d'une faction rivale ayant osés s'aventurer sur leur territoire, un groupe de GI's américains abusant d'une jeune japonaise sous les yeux d'une foule apathique, ainsi que Shozo Hirono tentant d'abattre un yakuza ivre mort armé d'un Katana et découvrant avec terreur que le pistolet avec lequel il le tient en joue s'est enrayé. UN NOUVEAU MONDe YAKUZAA la différence des zélateurs du Ninkyo Eiga, Kinji Fukasaku n'opposait pas à cet implacable constat social une vision idéalisée des us et coutumes du monde des yakuza. Sans toutefois ne jamais émettre le moindre point de vue moral sur les agissements de ces familles liées au monde du crime organisé, le réalisateur ne dévia jamais d'un pouce de sa ligne initiale de conduite qui était de se cantonner uniquement au faits et de ne jamais céder à la tentation d'en romantiser les protagonistes. Ainsi, le portrait au vitriol qu'il dressait du personnage de l'Oyabun du clan Yamamori (qui aurait été, semble-t-il, très largement inspiré à Kazuo Kasahara par le portrait que l'on lui aurait fait du chef de gang, Ryochi Sasakawa, un ex-criminel de guerre gracié par le gouvernement américain en échange de son implication dans une série d'actions visant à empêcher par tous les moyens l'implantation de cellules du parti communiste au Japon), le présentait sous les traits d'un être méprisable, lâche, velléitaire et âpre au gain et n'hésitant pas à se livrer sur ses hommes à une forme assez perverse de chantage affectif afin de conserver leur loyauté. Ce parti pris absolu de réalisme fit donc littéralement voler en éclats les conventions de style rattachées au genre du Ninkyo Eiga en exposant au grand jour toutes les faiblesses de la condition humaine que cristallisait l'univers des yakuza. Ainsi exhibés sur grand écran, la trahison, l'avidité, le manquement à l'honneur, les mensonges et la cruauté qui constituaient l'ordinaire de ce monde impitoyable du crime organisé sonnèrent définitivement le glas de l'âge d'or de l'exaltation cinématographique des idéaux chevaleresques des yakuza. L'incroyable violence graphique de la plupart des scènes de règlement de compte, la crudité du langage, la franchise avec laquelle étaient abordés certains sujets encore tabous à l'époque (par exemple le fait que le gouvernement des États-Unis avait directement appointé une famille yakuza d'Hiroshima afin que celle ci soit exclusivement en charge de l'acheminement des armes et des munitions dont l'armée américaine aller user durant la guerre de Corée), ajoutés à l'incroyable maestria de la mise en scène et à l'excellence de l'interprétation fit que l'oeuvre connut dés sa sortie en 1973 un triomphal succès qui, non content de donner lieu à toute une série de suites (le matériel recueilli par Kazuo Kasahara lors de ses recherches serait suffisant pour la rédaction de quatre autres épisodes), allait également donner une nouvelle jeunesse à un genre cinématographique nommé Jitsuroku. |
![]() | Un monde mouvementé où les valeurs traditionnelles volent en éclats | Signifiant littéralement «histoire vraie», le Jitsuroku, qui n'était à l'origine qu'une simple sous-classification du Ninkyo Eiga regroupant une série de biographies à forte connotation hagiographique de certains des plus éminents chefs de bande yakuza, gagna dès la sortie de Combat sans code d'honneur le statut d'un courant cinématographique à part entière dont le fondement même serait plus proche du monde du documentaire que de celui de la pure fiction et à qui, les opus suivants de la série allaient tour à tour conférer toutes ses lettres de noblesse. Ainsi, en un peu moins de deux ans; Kinji Fukasku et son équipe allaient ajouter quatre fleurons supplémentaires à la saga, respectivement intitulés, Duel à mort à Hiroshima, Conflits de gangs, Tactiques policières et Episode final, évoquant ainsi en filigrane l'odyssée de la reconstruction nationale de 1945 à 1970 au travers du parcours criminel de Shozo Hirono, l'une comme l'autre étant, selon le réalisateur, parfaitement indissociable de la montée en puissance des organisations de yakuza que connut le Japon durant cette période. Kinji Fukasaku évoqua ainsi au fil des différents chapitres de la saga l'utilisation de ces groupes criminels par les politiciens locaux à de viles fins électoralistes ou leur collaboration avec les forces de police dans leur lutte contre l'émergence d'une pègre d'origine coréenne ainsi, bien entendu, que leurs accointances avec les différents paliers de gouvernement et les hautes sphères de la finance. Il fit aussi plus fugacement référence à l'instrumentalisation des clans yakuza par l'armée d'occupation américaine ainsi que par les services de renseignements yankees au sein d'une gigantesque opération visant à écraser dans l'oeuf toute tentative de création d'union syndicale. N'ayant jamais fait grand mystère de leur complaisance pour thèses propagées par l'aile extrême de la droite japonaise, les organisations yakuza mirent au service de l'occupant une impressionnante batterie de méthodes destinées à réduire le plus rapidement au silence toute velléité de revendication gauchisante. Intimidation, menace, passage à tabac, bris de grèves, ne furent que quelque unes des pratiques que le crime organisé déploya au cour de cette sanglante lutte anti-syndicale dont le point culminant fut atteint le 12 octobre 1960, lorsqu'un militant d'extrême droite âgé d'à peine 17 ans assassina sauvagement à coups de sabre le leader syndical Inejiro Asanuma en direct à la télévision, sous les yeux horrifiés de millions de téléspectateurs. Les conséquences du traumatisme que causèrent au sein de la population nippone la brutalité et donc l'efficacité de ces actions anti-associatives se révélèrent si douloureuses et si profondes qu'encore de nos jours le Japon se classe parmi les pays industrialisés comptant l'une des représentations syndicales les plus faibles. UNE FRESQUELes premiers opus de la saga se concentrèrent également sur les sanglants affrontements qui opposèrent durant près de vingt ans les deux principales familles yakuza du district d'Hiroshima, l'une comme l'autre ayant, au travers d'un complexe jeu de manœuvres, d'alliances et de trahisons, respectivement rejoint les rangs des deux plus importantes organisations criminelles du pays, la famille Akashi et le Shinwa Group. Le conflit qui opposait depuis déjà de nombreuses années le clan Yamamori et ses adversaires cristallisa désormais l'animosité réciproque qu'éprouvaient les deux géants du crime auxquels ils avaient dès lors prêté allégeance. Se mesurant dorénavant par faction interposée, le Shinwa Group et la famille Akashi déplacèrent ainsi le champ de leur querelle jusque dans les rues d'Hiroshima qui devinrent le théâtre de toute une série d'affrontements d'une violence jusque là sans précèdent entre les phalanges des clans Yamamori et Murakao. Bien évidemment, Kinji Fukasaku ne manqua pas d'établir un parallèle entre ces événements et la situation politique internationale de l'époque durant laquelle les deux super puissances d'alors, empêtrées l'une comme l'autre dans les tenants et les aboutissants d'une guerre prétendue froide, ne s'en livraient pas moins à une lutte d'influence sans merci le plus souvent par l'entremise de nations étrangères telles que la Corée ou encore le Vietnam. La seconde partie de la saga débuta par l'annonce de la désignation de Tokyo comme ville hôte des jeux olympiques de 1964. La tenue prochaine de cet événement d'ampleur internationale ainsi que la multiplication des affrontements entres différentes factions antagonistes de clan Yakuza à Hiroshima amenèrent les autorités à réviser leur attitude envers le crime organisé. L'archipel devant devenir le point de mire des media de l'ensemble de la planète durant toute la durée des jeux olympiques, il était désormais inconcevable pour le pouvoir politique japonais de laisser perdurer au grand jour ces sanglants règlements de compte que la presse locale désignait désormais sous le nom de Hiroshima's Street War. Aiguillonné par une opinion publique exaspérée par le semblant d'immunité dont semblaient jouir les yakuza, les pouvoirs publics n'eurent bientôt d'autre choix que de lancer une opération policière de grande envergure qui allait permettre de démanteler pour un temps la plupart des principaux gangs criminalisés et de placer leur Oyabun respectif quelques temps sous les verrous. Rendus pratiquement exsangues par la mise hors jeu momentanée de leurs chefs historiques, les clans yakuza durent, à la suite de cette offensive sans précèdent de l'autorité publique, envisager de radicales modifications de leurs statuts internes. La fin des années soixante fut donc le théâtre de l'ultime mutation entreprise par l'organisation yakuza, la reconversion apparente de la plupart des plus grandes familles la composant en associations de nature parfaitement licite. Se dissimulant désormais aux yeux du public sous l'apparence de d'associations de citoyens, de groupe de pression voire de partis politiques généralement d'obédience ultra nationaliste ou d'extrême droite (le parti démocrate libéral fut ainsi formé puis largement financé durant des décennies par le chef yakuza Ryochi Sasakawa), la pègre japonaise put ainsi, tout en continuant à se consacrer à ses activités illégales usuelles, étendre durablement son emprise sur la classe politique japonaise dans son entier. |
![]() | L'affiche de Conflits de Gangs, le troisième volet de la série des Combat sans code d'honneur | En plus de porter un éclairage inédit sur certains des événements les plus dramatiques que le Japon avait connu depuis sa reddition, cette évocation de plus de vingt-cinq années d'histoire du crime organisé à Hiroshima, faite au travers des cinq épisodes qui composèrent l'essentiel de la série Combat sans code d'honneur permirent également à Kinji Fukasaku de poser les jalons stylistiques de ce que l'on pourrait considérer comme un véritable renouveau du cinéma de genre japonais. En faisant se télescoper au sein d'une même œuvre ces univers presque antagonistes du documentaire et de la fiction pour créer ce qui devint l'expression la plus pure du Jitsuroku, Kinji Fukasaku ne se contentait pas de revitaliser un sous-genre presque oublié du film de yakuza mais venait également profondément ébranler les assises tant dans le fond que dans la forme du cinéma traditionnel nippon. Ainsi, l'utilisation d'images d'archives, auquel Kinji Fukasaku avait déjà recouru lors du tournage de Sous les drapeaux, l'enfer deviendra à partir du premier volet, une des immuables constante de la série (ainsi que de beaucoup des œuvres ultérieures du réalisateur) puisque le générique de la totalité des épisodes sera invariablement conçu selon le même modèle, soit une succession de plans reproduisant des véritables articles de journaux d'époque agrémentés de leurs photos en sépia sur lesquels s'imprimaient en caractères écarlates le titre et la distribution de chaque nouvel opus. Cette scrupuleuse allégeance à la vérité historique se retrouva bien évidemment tout au long de chacun des cinq films, puisque Kinji Fukasaku déploya à l'écran un véritable arsenal de techniques destiné à ne pas nous faire perdre de vue une minute que tout ce que nous voyions se dérouler sous nos yeux demeurait le reflet le plus fidèle possible d'une réalité pas si éloignée de la nôtre. Il ponctuait ainsi invariablement la première apparition de la plupart des protagonistes principaux du récit par un plan fixe de leur visage tandis que se voyaient précisés par le biais de caractères apparaissant à l'écran leur nom, leur grade et leur appartenance à un quelconque clan. Le même procédé était également utilisé lors de la disparition de ces mêmes protagonistes (le plus souvent par suite d'une mort violente), la date du décès étant alors simplement ajoutée à la liste des informations ultérieurement énoncées. Kinji Fukasaku eut, en outre, également recours à de nombreuses reprises à l'utilisation d'un narrateur en voix off afin d'aider à la compréhension de certains des passages les plus nébuleux de cette l'intrigue déjà passablement alambiquée. Par ces continuelles références à des événements bien réels, le réalisateur plaçait donc son film dans une catégorie indéniablement distincte de celle du film de fiction, supprimant ainsi la confortable distance s'établissant généralement entre le public et le contenu parfois troublant de certaines oeuvres. Il devint donc extrêmement difficile pour certains spectateurs de faire totalement abstraction de la brutalité des faits dépeints, tant cet incessant rappel à la factualité du récit les rendait insoutenables. LE STYLE FUKASAKULa somme des innovations stylistiques que Kinji Fukasaku expérimenta lors du tournage de ces cinq épisodes ne se résumait bien entendu pas uniquement à une étroite interpénétration de la réalité et de la fiction puisqu'il sut profiter de l'opportunité que lui offrit un projet de l'envergure de Combat sans code d'honneur pour pousser encore plus avant ses recherches esthétiques, que se soit par le biais de l'utilisation de techniques avant-gardistes de montage que par une audace toujours plus consommée dans l'art de composer ses cadres de prise de vue. Il poussa ainsi jusque dans ses derniers retranchements son recours habituel à la technique du Freeze Frame en réduisant au montage une séquence entière de règlement de compte à une succession d'images fixes sans que cela ne nuise jamais en rien à l'efficacité de cette dernière. Encouragé par ce résultat, il dépouillera par la suite certaines scènes de confrontation jusqu'à l'extrême, les ramenant à quelques plans fixes sur fond de dialogues. Le tournage fleuve permit également à Kinji Fukasaku de parfaire sa déjà superbe maîtrise du format cinémascope en privilégiant l'utilisation de focales courtes (grand angle) pour la plupart des scènes se déroulant en intérieur tout en se réservant l'emploi de focales plus longues (téléobjectif) afin de concentrer la dynamique des scènes d'action dans les limites d'un cadre plus réduit. Alors extrêmement codifié, l'ensemble des règles qui régissait au sein du cinéma japonais la structure formelle de l'élaboration des prises de vue ne souffrait encore que de peu d'exceptions. |
![]() | Kinji Fukasaku et ses acteurs sur un plateau de tournage | Ainsi, le plan type le plus communément associé à cette conception classique du septième art nippon reprenait peu ou prou la plupart des caractéristiques suivantes, un axe de prise de vue en légère contre plongée, une camera généralement statique à l'exception de quelques légers travellings ou de discrets pano assortis d'un cadre composé de façon extrêmement précise. Ainsi, dans le cas du Ninkyo Eiga, les usages exigeaient que l'Oyabun ou encore le personnage principal du film se place invariablement au tout premier plan du cadre, les autres personnages se voyant relégués plus ou moins loin à l'arrière plan selon le degré de hiérarchie qu'ils occupaient au sein de l'organisation. A cet agencement si minutieusement réglementé, Kinji Fukasaku préfèrera toujours le chaos. Il filmera donc le plus souvent ses personnages de gangsters comme une meute compacte et désordonnée généralement regroupée au premier plan du cadre, substituant à l'impression de cohésion et de discipline induite par la représentation traditionnelle des yakuza une intense sensation de vitalité. En faisant de la caméra un objet presque perpétuellement en mouvement (nombre de séquences seront ainsi filmées appareil à l'épaule), Kinji Fukasaku changea également la perception même que le public pouvait avoir de ses films. En précipitant son audience au cœur même de ces sanglants affrontements entre gangs de yakuza, au lieu de la tenir respectueusement à distance tel qu'il était alors usage de faire, le réalisateur parvenait une fois de plus à abolir cette frontière symbolique entre le public et le film, faisant pour certains spectateurs de cette vision une expérience parfois assez éprouvante. QUESTION D'AMBIVALENCED'une brutalité souvent assez inouïe, les multiples scènes de meurtre qui jalonnent immanquablement chacun des épisodes de la saga sont en effet suffisamment directes et explicites pour provoquer un étrange sentiment mêlant de façon terriblement troublante la fascination et la répulsion. Toutefois, cette extrême violence que l'on retrouve à de nombreuses reprises exprimée dans l'œuvre de Kinji Fukasaku ne répond bien évidemment pas uniquement à une simple d'ordre volonté ludique voire mercantile, mais se double bel et bien d'une réflexion extrêmement pertinente sur le sujet. Composante inhérente de la société japonaise de l'après guerre, particulièrement au sein des classes sociales les plus démunies, l'expérience au quotidien de cette brutalité voire cette sauvagerie dont pouvaient faire preuve certains hommes envers leurs semblables fut probablement pour le jeune Kinji Fukasaku l'élément fondateur le plus déterminant ce cette vision si nihiliste du monde que l'expression de sa profession lui permettrait plus tard de sublimer à la perfection. Cette dualité attirance/répugnance que le cinéaste éprouva toute sa vie durant pour la violence et pour l'ensemble de ses manifestations se retrouve ainsi superbement résumée par deux extraits d'entrevues que le réalisateur accorda à quelques années d'intervalle, confessant dans l'une la troublante fascination qu'il avait, dès son enfance, éprouvée pour les personnages ayant érigé la brutalité et la force au rang de mode d'existence et comparant dans l'autre la violence à un répugnant parasite, vivant et se développant au plus profond de chacun d'entre nous et luttant insidieusement pour prendre le contrôle de nos existences. Les manifestations de cette profonde ambivalence s'expriment également dans le traitement que Kinji Fukasaku appliqua à la réalisation même des ces scènes d'affrontement. Ne faisant à aucun moment abstraction de la dimension avant tout humaine de ces brutales confrontations armées, la violence ainsi dépeinte ne déshumanise jamais totalement les personnages qu'elle entraîne dans son sillage. Ni magnifiée ni même stylisée, elle met avant tout l'accent sur tout la palette d'émotions humaines ressenties simultanément tant par la victime que par son agresseur. Communément le fait d'une poignée d'homme de mains aussi inexpérimentés et paniqués que mal armés (les pistolets de piètre qualité se vendant au marché noir ayant une fâcheuse propension à s'enrayer au moment le plus crucial, les Chinpira sont souvent contraints de se rabattre sur des armes plus rudimentaires telles que couteaux, hachoirs, bambous effilés, harpons ,fusils de chasse dont le canon, scié en biseau et aiguisé faisait également aussi office de baïonnette….), ces exécutions se déroulent la plupart du temps de façon aussi brutale que désordonnée. Criblées de balles à bout portant, lardées de coups de poignards ou rouées de coups de gourdins, les victimes succombent généralement sous le nombre de leurs assaillants dans un flot torrentiel d'hémoglobine qui va parfois jusqu'à rejaillir sur l'objectif de la caméra. Dans le chaos absolu qui entoure l'essentiel de ces combats, il est d'ailleurs relativement fréquent de voir les instigateurs du guet-apens lamentablement rater leur coup par manque évident de sang froid, se blesser eux-mêmes dans le feu de l'action ou encore abattre un de leur acolyte par erreur. |
![]() | Une des nombreuses morts violentes qui rythment la saga | Réunissant symboliquement par le biais des sentiments communs (excitation, haine, terreur, panique…) éprouvés au cœur même du conflit tant par les assaillis que par les assaillants (littéralement suant la peur par tous les pores de leur peau, il n'est pas rare de voir ces derniers vomir ou s'uriner dessus, horrifié par les exactions qu'ils ont ou se préparent à commettre), les pitoyables exécuteurs des basses œuvres des gangs de yakuza perdent ici en superbe ce qu'ils gagnent en poignante humanité. Cette absence de témérité ne demeure bien évidemment pas l'unique apanage des seuls Chinpira et autres sans grades de l'univers du crime organisé. Les Oyabun eux-mêmes ne dissimulent que maladroitement sous la morgue et l'arrogance de leur pose et l'agressivité ostentatoire de leur tatouages rituels une perpétuelle hantise de la mort. Tout aussi couards que leurs subordonnés, ils n'hésitent en effet pas à courir se réfugier à couvert a la moindre alerte à se faire un bouclier du corps de leurs hommes ou encore à abandonner leurs troupes au milieu du combat afin de sauver leur misérable existence. Le personnage même de Shozo Hirono n'échappe d'ailleurs pas à cette triste réalité, lui qui bat quelquefois ses hommes comme plâtre et qui n'hésite pas à exiger de l'un de ses subalternes qu'il purge à sa place une peine de douze années de prison, s'enfuit parfois piteusement devant ses adversaires plutôt que de les affronter. Heureusement, Kinji Fukasku sait toujours contrebalancer la cruauté et le pessimisme de son propos par quelques touches bienvenues d'un humour volontiers grinçant. L'indécrottable maladresse ajoutée à l'incommensurable bonne volonté de ces Chinpira prêts à se mettre en quatre pour devancer la moindre exigence de leur chef donne ainsi lieu à quelques scènes de comédie plutôt noires. Ainsi l'un d'entre eux, sommé de se conformer au Yubitsume (Pratique rituelle consistant en une amputation volontaire de l'extrémité de l'auriculaire à laquelle doivent se livrer les yakuza ayant d'une quelconque façon offensé ou compromis l'honneur de leur clan) se tranchera la main droite à la hauteur du poignet espérant ainsi surpasser les espérances de son supérieur. Un autre, une fois la mutilation effectuée ne parviendra plus à retrouver ce morceau de doigt tranché qu'il se doit d'impérativement remettre à son l'Oyabun en signe de repentir. Dans un registre plus léger, les hommes de Shozo Hirono, désireux de ne pas gaspiller trop rapidement la maigre cagnotte de leur clan, mitonneront les repas de leur chef en décimant le cheptel des chiens errants du voisinage. Hirono aura finalement vent de la supercherie lorsqu'il remarquera que les canidés survivants du quartier probablement assez peu enclins au cannibalisme refusent obstinément de consommer les reliefs de ses soupers. Point culminant de la carrière de Kinji Fukasaku; la saga de Combat sans code d'honneur s'imposera également comme le plus éclatant de ses succès au box office nippon. Il ne sera égalé que bien des années plus tard par le triomphe que connaîtra un autre de ses films qu'il défendra contre vents et marées : Battle Royale. Source d'inspiration pour nombre de cinéastes à travers le monde au rang desquels on peut citer, en autre, William Friedkin, John Woo, Takashi Miike ou encore Takeshi Kitano, Kinji Fukasaku succomba le 12 janvier 2003, entouré de sa famille et de quelques fidèle (dont le comédien Bunta Sugawara), emporté par un cancer alors qu'il se préparait à entamer le tournage de Battle Royale II : Requiem, fidèle jusqu'à son ultime souffle à sa chère devise : «lutter jusqu'à la mort et rendre les armes avec grâce». |
Un article de Edmund Dorf. Texte précedemment paru sur Une Porte. Crédits photos : Toei
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