Comme nombre de réalisations du provocateur Shuji Terayama, L’Empereur Tomato Ketchup tire ses racines de son univers polymorphe. L’œuvre s’inscrit ainsi dans le prolongement de La Chasse aux adultes (Otona gari), un feuilleton radiophonique où Terayama, tel le pendant japonais du Orson Welles de La Guerre des Mondes, jouait au trublion en prophétisant l'arrivée imminente d'une révolution violente fomentée par des enfants tuant ou réduisant leurs parents en esclavage. Parodie avouée des mouvements de protestations estudiantins contre le renouvellement du pacte de sécurité nippo-américain, la diffusion du programme fut rapidement interrompue après que des protestations virulentes furent émises. Terayama, ravi de ce scandale, fut même interrogé par les services de police soucieux de mieux contrôler cet agitateur public. Stimulé et remonté, il mit alors en chantier ce qui allait devenir L’Empereur Tomato Ketchup, une œuvre qui marqua son premier passage significatif derrière la caméra après deux courts métrages réalisés plusieurs années auparavant (Nekogaku, en compagnie du romancier Shintaro Ishihara et du compositeur Toru Takemitsu, un travail à la structure éclatée directement inspirée du jazz-moderne bientôt suivi de l'étrange et surréaliste La Cage en 1964). Nouveau venu dans le monde cinématographique, Terayama transporte avec lui toute une conception narrative et esthétique prenant sa source dans son univers théâtral. Produit en indépendant avec l'énergie débrouillarde de sa troupe du Tenjo-Sajiki, il se démène avec un budget inexistant, tournant souvent en plein lieux publics. Si le propos politique est évident, c’est surtout l'aspect absurde et parodique de son entreprise qui est mis en perspective. Plus qu'un brûlot révolutionnaire, L’Empereur Tomato Ketchup reste avant tout une bouillonnante, stimulante et grand-guignolesque expérimentation de théâtre à ciel ouvert fixée sur pellicule. Son découpage en actes, autant de plan-séquences monochromatiques étirés où la caméra-temoin s'immisce dans un persistent monde fantasmagorique. Autant de séquences artistiques autonomes (omniprésence de l'art sous forme de musiques, danses, symboles,..) sans liens évidents qui s'enchainent nonchalamment avec l'appui de l'omniprésente voix d'un narrateur froid et détaché. Un monde où cruauté et érotisme s’entremêlent et où l’orientation allégorique et abstraite lui confère plusieurs degrés de lecture. | |
![]() | Les enfants sont les ambassadeurs d'une révolution innocente visant la figure parentale pervertie | Le film dépeint un monde fantasmé où des enfants lancent une grande vague de répression contre la figure parentale : pères et mères traqués et parqués dans des camps, réduits en esclavage, exécutés par des enfants-soldat. Un univers saturé de références militaires et autres réminiscences de la seconde guerre mondiale ancrant le récit dans une réalité alternative : hymnes martiaux, patrouilles de milices, chansons d'époques, insignes militaires (la croix, symbole du mouvement révolutionnaire, évoquant la croix gammée), discours politique, affrontements métaphoriques (une guerre de frontière représentée par partie de ping-pong où une femme nue ligotée fait office de filet, un absurde combat de pierre-feuille-ciseaux qui semble ne jamais se conclure) et autres spectacles de cabaret morbides à l'érotisme sous-jacent. Un monde que le cinéaste tente de faire rentrer en collision avec la réalité, il investit ainsi arrières-cours et lieux publics comme dans cette séquence filmée au téléobjectif où des enfants-militaires, au milieu de la foule, dessinent des croix géantes sur les murs d'un poste de police. L'influence du théâtre d'improvisation est ici particulièrement frappante, Terayama est en effet particulièrement intéressé par la liberté d'expression de ses protagonistes. Il dresse un cadre théorique à ses scènes (lieu, décor et idées générales), soit autant de 'performances surréalistes' dans lesquels les acteurs sont invités à s'exprimer et se mouvoir librement sans se soucier des dialogues assurés par un narrateur Une démarche qui lui valu quelques débordements non contrôlés de la part de ses soixante-dix enfants-acteurs. Trait esthétique typique du réalisateur, l'emploi des filtres voilées est systématique, les corps des acteurs en apparaissent presque évanescent, la lumière brute sur-expose même certaines scènes, les encombre de fumée jusqu'à les rendre quasiment illisibles. Comme le disait Terayama "Je ne crois pas en une révolution politique, je suis plutôt intéressé par une révolution sexuelle qui implique le langage, le toucher, l'écriture". En effet plus que l'imagerie militariste provocatrice de l'œuvre, L’Empereur Tomato Ketchup parle avant tout d'une révolution des sens. Une exultation et libération des pulsions enfantines face à l'oppression pernicieuse des parents conditionnant l'énergie vitale de leurs progénitures dans le cadre strict de la morale. Un monde où toutes les icônes doivent êtres rayées de la conscience collective comme le montre la scène d'introduction où une main rageuse barre les portraits de Dostoevsky, Marx, Mao Zedong, Jean Harlow et Machiavelli. Terayama plonge tout entier dans les délices freudiens où les enfants sont les ambassadeurs d'une révolution innocente visant la figure parentale pervertie : des pères qui se masturbent, les mères tentent d'engrainer leurs enfants dans leurs perversions sexuelles. Une révolution du corps, et donc forcement sexuelle, où les métaphores psychanalytiques abondent : sexualité infantile, viol de la mère par un enfant-soldat, découverte de l'onanisme, homosexualité refoulée (une imagerie provocante qui obligea l'auteur à demander et finalement recevoir une dérogation pour la sortie française. Le film fut ensuite interdit … alors qu'il avait déjà quitté l'affiche). |
![]() | Un monde allégorique où la violence et le pouvoir sont absurdes par essence. | Si par ce biais, Terayama illustre les dérives d'une révolution violente propice à l'extériorisation des pulsions morbides, L’Empereur Tomato Ketchup traite aussi de la futilité du pouvoir en troquant la figure de l'empereur contre celle d'un enfant innocent découvrant l'érotisme et le pouvoir de l'uniforme. Des métaphores qu’on retrouve dans d’autres passages montrant des enfants se déguiser en s'échangeant des postiches ("Celui qui à la barbe aura le pouvoir") ou encore dans une parodie de la constitution japonaise agrémentée d'alinéas saugrenus ("Le Ketchup, nourriture favorite de l'empereur, sera l’emblème national" , "L'empereur gardera son chapeau en toute occasion"). Un monde allégorique où la violence et le pouvoir sont absurdes par essence. Grave dans son propos, l'ensemble reste avant tout un brouillon iconoclaste non dénué d'humour. La révolution sera forcement permanente puisque quiconque est condamné à grandir, voir la constitution stipulant "Par décision de l'empereur, seul un enfant pourra accéder au trône. Celui ci sera tué l'adolescence atteinte". Une approche ironique où l’on voit même l’auteur s'amuser à lancer des fausses pistes d'interprétations, telle celle d'une relecture pro-communiste. L’Empereur Tomato Ketchup reste donc à bien des égards une œuvre unique. Figure emblématique d'un certain cinéma alternatif, le résultat passionnant n'en reste pas moins bancal. Les longues séquences, s'enchaînant paresseusement tel un cadavre exquis surchargé de références mais sans propos intelligible, ni portée universelle. Terayama reste d'ailleurs peu tendre envers sa création qu'il reproche de "ne jamais être qu'une caricature superficielle des luttes sociales et culturelles des années soixante", la qualifiant "d'assemblage hétéroclite et incroyablement naïf sans portée aucune". La première projection auprès d'un public pourtant à priori acquis fut un échec notable amenant Terayama à complètement redéfinir sa démarche créatrice. Reste que sans donner tort à son auteur, l’ensemble mérite plus que son statut de curiosité d'un temps passé et que son imagerie fascinante, ainsi que sa démarche personnelle et généreuse sauront encore toucher des années après, à l'image de l'hommage rendu par le groupe punk Bérurier Noir dans une chanson éponyme. |
![]() | Une scène de cabaret aux accents fantasmagoriques ... un dispositif typique du cinéaste |
Pour son exploitation en Occident, L’Empereur Tomato Ketchup fut remonté par son auteur, passant de 75 à 28 minutes. Une synthèse indigeste et désintéressée qui éludant le propos du film original ne fait qu'en recycler les figures provocantes, le débarrassant de ses filtres de couleurs au profit d'un noir&blanc aux teintes sépia, troquant ses filtres embrumés contre une image lisse, et liant le tout par des sonorités psychédéliques absentes du score original. N’en resta donc qu'une curiosité esthétique, pourtant la seule version diffusée et connue en Occident. L'année suivante, la longue séquence du combat de pierre-feuille-ciseaux tirée du montage original sera extraite pour donner le court-métrage autonome La guerre des pierre-feuille-ciseaux (Janken-Sensou). L’auteur déclarera d'ailleurs, tout autant amusé que dépité, "Ce film durait à l'origine 1h30, mais à cause du manque d'intérêt du public il a été peu à peu réduit jusqu'à atteindre 28 minutes. L'année prochaine il n'en restera sûrement que cinq, donc dépêchez vous d'aller le voir !".
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Un film de Shuji Terayama | 1970 | Avec la troupe du Tenjo-Sajiki et 70 enfants | Autre titre : Tomato Kecchappu Kôtei • Une chronique de Martin Vieillot
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