Catalogué artiste de la peur et de l’angoisse, c’est sans doute oublier trop vite la trajectoire d’un cinéaste ayant œuvré dans presque tous les registres, faisant voler en éclats ce dualisme confrontant auteurisme et cinéma de genre. Des films d’angoisse donc, mais aussi des histoires de vengeance policière ou encore de stimulantes expérimentations érotiques où l’on découvre un Kiyoshi Kurosawa redéfinissant le genre sans irrespect et sans se départir de ses motifs personnels. Nous aborderons donc ici principalement les pans négligés de sa filmographie tout en tachant de mieux connaitre l’état d’esprit qui l’animait dans ses jeunes années. Cette rétrospective est l’occasion pour le public français de découvrir un pan de votre filmographie antérieur à vos films d’horreur. Quel regard portez-vous sur cette période de jeunesse ? Il y a énormément de films que je ne veux plus jamais voir de ma vie, j’en ai trop honte. La Cinémathèque a tenu à projeter l’intégralité de mon œuvre et n’a pas accepté mon refus de tout montrer. C’est quelque chose de très pénible pour moi. Mais l’avantage de tout ça est que si mes films de jeunesse sont montrés au public, il se rendra compte que c’est l’œuvre d’un jeune fou qui se cherchait à travers des films médiocres, mais qu’au fur et à mesure des années et du travail, il accoucha progressivement des œuvres plus abouties. Cela pourra encourager de jeunes cinéastes ou des gens qui aspirent à le devenir. C’est en cela que j’ai accepté de laisser projeter cette partie de mon œuvre. | |
A vos débuts, vous avez tourné en 8mm, mais avez aussi été assistant pour Kazuhiko Hasegawa et Shinji Somai, qui créeront plus tard la Directors Company [1]. Comment s’est passée cette époque, notamment avec des gens comme Banmei Takahashi ou Toshiharu Ikeda ? | Comment pourrais-je parler de cette époque ? Effectivement, étudiant à l’université, je tournais seul dans mon coin mes petits films en 8mm, alors que les cinéastes cités venaient pour la plupart de grands studios réputés. Ces réalisateurs se moquaient de moi en me demandant ce que pouvait bien m’apporter le 8mm. La vraie raison est que ces cinéastes avaient participé dans leur jeunesse à des mouvements politiques étudiants et trouvaient immature le fait de réaliser des films amateurs. Du coup, cela m’a donné l’envie de me rebeller, de me révolter contre ces ainés pour qui j’avais beaucoup de respect, mais qui me donnaient l’envie de faire de biens meilleurs films qu’eux. Même si je suis resté très ami avec eux, il y avait un très fort sentiment de rébellion qui prédominait en moi. |
Alors pourquoi ne pas avoir réalisé votre premier long-métrage professionnel dans la cadre de l’Art Theatre Guild [2], alors que c’était le cas pour plusieurs cinéastes de votre génération et au parcours similaire? | |
C’est une question assez délicate et je me demande si j’ai le droit d’en parler. Cela remonte à très loin, mais bon... Il est vrai que beaucoup de jeunes réalisateurs de 8mm ont choisi l’ATG pour leur premier long-métrage. Débuter sa carrière ainsi était le parcours choisi par beaucoup d’aspirants cinéastes de ma génération. Même mes camarades de la Directors Company me demandaient pourquoi je ne faisais pas mon premier film à l’ATG. Je reconnais ne pas avoir été contre cette idée, mais faire un film dans un tel cadre demandait deux ou trois années d’attente et de préparation, alors que je pouvais tourner un pinku tout de suite. [3] | Evidemment, le genre imposait un cahier des charges et certaines contraintes, mais comme on me donnait carte blanche et surtout l’assurance de tourner un mois après, je n’ai pas hésité un seul instant. Je me rappelle très bien que beaucoup de mes camarades de la Directors Company m’ont dit que cela n’était pas une bonne idée. Surtout Hasegawa et Somai qui étaient inquiets pour mon avenir, se demandant même si je continuerai à tourner après. C’est alors que Banmei Takahashi est intervenu assez en colère, lui qui venait du pinku. Il leur a demandé où était le mal de faire un tel premier film. C’est avec ces arguments que Hasegawa et Somai ont finalement accepté mon choix. |
![]() | Les clins d'oeil à Godard dans Kandagawa Wars, le premier film de Kiyoshi Kurosawa | Puis après, vous avez enseignez à l’université de Rikkyo. Pouvez-vous nous parler de cette période et de vos rapports avec vos étudiants Takashi Shimizu et Makoto Shinozaki ? D’abord, je n’ai jamais enseigné à Rikkyo. J’y étais étudiant, mais jamais enseignant. Makoto Shinozaki, un peu plus jeune que moi, y a étudié aussi en même temps que moi. Mais à partir des années 90, je suis devenu enseignant à la Tokyo Film School dont un des premiers étudiants de ma première année fut Takashi Shimizu. J’avoue que la perspective de devenir enseignant de cinéma ne m’a jamais vraiment intéressé, mais nous avions Shigehiko Hasumi comme professeur, sa vision du cinéma et ses cours nous ont beaucoup influencé. C’est ainsi que j’ai compris que des films, des critiques, des idées pouvaient influencer des cinéastes, et nous mener plus tard à devenir enseignant à notre tour. À propos de Shigehiko Hasumi, continuez-vous vos critiques pour la version japonaise des Cahiers du Cinéma ? Je participe volontiers lorsque leur rédaction m’y invite, mais je ne fais pas ça régulièrement. Autant cela ne me gêne pas du tout d’écrire des critiques positives, autant cela me met mal à l’aise de devoir en faire des négatives, même si cela amuse les lecteurs. Ma position de cinéaste fait que je rencontrerai un jour ou l’autre dans un festival le réalisateur dont j’ai critiqué le film… d’où ma répugnance à dire du mal du travail des autres... mais ce sont les règles du jeu. |
J’aimerais revenir sur votre période vidéo, et notamment les séries A Bout de Souffle [4], et Revenge. Est-ce que vous choisissiez vos scénaristes selon les épisodes ou tout était établi dès la conception de la série ? | Ce sont des films où j’ai pris énormément de plaisir à tourner, je discutais énormément avec les scénaristes sur les grandes lignes de la série. Dans le cas de la série A Bout de Souffle qui compte six épisodes, l’acteur principal, le formidable Shô Aikawa, a pu aussi donner son avis et soumettre ses idées sur le devenir des épisodes. Plus nous étions nombreux à discuter de la conception d’A Bout de Souffle, et plus nous allions loin vers l’expérimentation. Ce fût une expérience assez riche et très précieuse. D’autant plus que nous avions la chance d’avoir un producteur qui acceptait tous nos délires. D’où ce génial épisode final, Le Héros, qui commence comme une comédie yakuza assez drôle pour finalement déboucher vers cette fin apocalyptique, très annonciatrice de vos futurs films cinéma … |
Cela me fait énormément plaisir qu’on me parle d’A Bout de Souffle. Comme je viens de le dire, j’ai pris beaucoup de plaisir à faire cette série. Si tout ça été tourné pour le marché de la vidéo, ce sont pour moi de vrais films dans ma carrière [5]. Et depuis quinze ans que la série a été réalisée, personne au Japon n’en parle, ni en bien ni en mal. Je n’ai jamais été interviewé ni vu aucune analyse. Cela m’émeut presque de savoir qu’on peut parler en France d’A Bout de Souffle. C’est vraiment en faisant ces films pour la vidéo que j’ai enfin compris que j’étais capable de réaliser des films aussi libres que mes longs-métrages suivants, tel Cure ou Charisma. | Maintenant, j’aimerais m’attarder sur ce le diptyque Revenge et le personnage de Goro Anjo incarné par Shô Aikawa. Comment avez-vous crée la trajectoire de ce personnage noir ? Comment avez-vous travaillé avec le scénariste Hiroshi Takahashi ? Je tiens d’abord à dire que de toute ma filmographie, c’est le diptyque Revenge que je préfère. Je ne m’attendais pas à ce que j’en parle un jour en France. C’est tellement loin que je ne saurais quoi dire, mais je tiens vraiment à vous remercier d’avoir cité cette saga ! Comme c’étaient des films destinés au marché de la vidéo, nous n’avions pas beaucoup de moyens. Aussi, le producteur m’a demandé de développer deux épisodes d’une série centrée sur le thème de la vengeance. Nous nous étions mis d’accord pour que le premier volet, A Visit From Fate, soit scénarisé par Hiroshi Takahashi et que le second, The Scar That Never Fades, le soit par moi-même. J’estimais que l’accomplissement d’une vengeance ne pouvait déboucher sur un happy-end, le héros ne pourrait jamais retrouver son bonheur passé. Ceci constituait l’approche de notre diptyque. Nous avons commencé l’écriture de nos épisodes respectifs en parallèle, le manque de temps et d’argent nous imposaient de devoir tourner les deux films à la suite. Hiroshi Takahashi n’arrivait pas à finaliser son scénario, alors que j’avais déjà bouclé mon épisode … j’avais donc la fin sans connaître le début. J’avais écrit l’histoire d’un homme qui devait se venger pour une seconde fois, portant en lui le poids du vécu de sa première vengeance. Puis Hiroshi Takahashi a enfin terminé son scénario et c’est bien plus tard, durant la préparation, que j’ai découvert l’histoire de ce flic qui refuse de porter des armes à feu, mais qui devra finalement en utiliser pour accomplir sa vengeance. |
![]() | Kunihiko Ida et Shô Aikawa dans Revenge - The Scar That Never Fades | C’est amusant car on retrouve des similitudes avec Le Chemin du Serpent, écrit par Hiroshi Takahashi et Les Yeux de l’Araignée, par vous-même. Est-ce que vous aviez là aussi écrit vos épisodes en même temps ? |
En fait, il y avait surtout une continuité. Le Chemin du Serpent et Les Yeux de l’Araignée ont été pensés à l’origine comme Revenge 3 et Revenge 4. Mais entretemps, il y a eu un changement de maison de production [6] qui fit que ce second diptyque n’avait plus de lien avec le premier cycle, mais pour moi cela reste une tétralogie. C’est d’ailleurs entre ces deux cycles que j’ai réalisé Cure. Comme avec les Revenge, j’avais déjà fini l’écriture de ma partie alors que Hiroshi Takahashi n’avait pas encore achevé la sienne. J’ai repris le personnage du vengeur qui recherche le sens de la vie en continuant à assassiner des gens. Je ne m’inquiétais pas du scénario de Takahashi car je savais que ce personnage continuerait, inlassablement à se venger et à se vider de plus en plus. | Avoir réalisé des œuvres pour la télévision a-t-il influencé votre manière de travailler ? Non, je ne fais pas de différence entre mes films pour le cinéma, ceux pour la vidéo et mon travail à la télé. Étant donné que l’avancée des projets cinématographiques prend du temps, il m’arrive de travailler sur des séries TV. Le format est différent, la durée, les consignes comme l’insertion des plages publicitaires. Mais le tournage et la conception de mon œuvre télévisuelle est similaire au cinéma. Comme avec le marché de la vidéo, la télévision m’a permis d’expérimenter des choses salutaires pour mes futurs films. Tout mon travail sur la représentation de la terreur et les fantômes à l’écran a commencé à la télé. J’ai remarqué que vous avez tourné à deux reprises pour la télévision des récits sur la figure mythique Hanako-san, en 1994 et 2001. Etait-ce une figure imposée ou vouliez-vous faire votre propre saga ? Je n’ai jamais vraiment eu l’intention de faire une saga sur Hanako-san. Il se trouve que cette légende urbaine est très populaire au Japon. Ayant réalisé des feuilletons sur des fantômes dans les écoles, les producteurs me proposaient toujours l’épisode consacré à Hanako-san. Et j’acceptais avec plaisir car ce personnage plait à tout le monde. Ce fût une expérience très enrichissante pour moi par la suite, car c’est dans mon premier Hanako-san que j’ai crée cette dame en rouge et aux longs cheveux noirs qui se mouvait lentement, une figure que l’on retrouvera dans beaucoup de mes films futurs. Votre dernière œuvre Redemption, qui n’est pas diffusée lors de cette rétrospective, est un TV-Drama qui serait le prologue du film Confessions de Tetsuya Nakashima, adapté d’un roman de Kanae Minato. Pouvez vous nous en dire quelques mots ? Alors, peut-être que vous n’avez pas eu l’information exacte, le TV-Drama Redemption est en effet l’adaptation d’un roman à grand succès au Japon. Confessions, qui est un autre roman de l’auteur Kanae Minato, a été adapté au cinéma, il y a deux ans, mais je tiens à dire que cela n'est pas tiré du même roman. Normalement, je suis le premier à l’avoir adapté à l’écran et mis-en-scène. Redemption a été diffusé au Japon en cinq épisodes, ce fut un projet assez long à mettre en oeuvre. Quels sont vos prochains projets ? Pour ce qui est de la suite, je devrais entrer en tournage un peu avant l’été pour un nouveau film, mais je ne peux pas vous en divulguer davantage pour le moment. |
Propos recueillis par Mohamed Bouaouina (Eigagogo) et Anel Dragic (East Asia) en Mars 2012 à Paris à l'occasion de la Retrospective Kiyoshi Kurosawa à la Cinemathèque. Traduction par Shoko Takahashi. Photo par Florian Hien. Remerciements à Elodie Dufour.
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