Que Nagisa Oshima soit un grand enthousiaste de Jeu de famille n’étonnera guère tant on y retrouve ici son attrait pour une thématique sociale contemporaine mêlée à un dispositif scénique affirmé. Après un court détour par l’école du roman-porno, Yoshimitsu Morita accouche ici d’une œuvre emblématique des années 80 prenant les traits d’une satire grinçante plus complexe qu’elle n’y parait et s’inscrivant à plein dans une ère moderne marquant la transformation du paysage du cinéma japonais. S’attachant à décrire le portrait d’une famille tranquille de la classe moyenne japonaise, Morita se distingue par la subtilité et l’étrangeté qu’il insuffle dans une histoire presque ordinaire. Gravitant autour du jeune Shigeyuki montrant d’inquiétants signes de désintérêt envers ses études, le film étudie l’intrusion d’un élément étranger (personnage du tuteur scolaire) dans une cellule familiale et ses répercussions directes sur son environnement proche. Une chronique du dérèglement familial qu’on retrouvera par la suite déclinée dans Crazy Family (1984) ou le plus récent Visitor Q (2001). S’inspirant du roman de Yohei Honma, Morita procède à des aménagements conséquents en sacrifiant le point de vue narratif du frère de Shigeyuki et surtout en faisant du tuteur un personnage central beaucoup plus ambigu qu’à l’origine. Incarné par un Yusaku Matsuda tout en magnétisme froid, il devient l’élément influent d’un récit minimaliste dérivant vers des horizons inattendus. Structuré comme un huis-clos narrant la relation singulière que vont nourrir Shigeyuki et son tuteur confident, Jeux de famille étend sa sphère thématique à des contrepoints abordant aussi bien la famille qu’un milieu scolaire toujours prompt à l’humiliation et l’exclusion. | |
![]() | la notion d’espace est au cœur même du dispositif de Morita qui y trace une géographie des relations entre protagonistes. | Débutant comme un classique récit narrant la prise de confiance progressive de l’élève, le film se dévoile in-fine comme une mise en abime plus globale. Un projet thématique indissociable de solutions scéniques remarquables appuyant et nuançant le propos, et de techniques narratives audacieuses jouant du décalage, de l’exagération et de l’effet de répétition nourrissant ce qu’on hésite encore à qualifier de comédie noire. L’appartement familial prenant les airs de petit théâtre pathétique où les travers monomaniaques de ses habitants sont manifestés par l’entremise de la nourriture, voir ces plans récurrents d’une famille attablée d’un unique coté ou ces recours marqués aux décalages sonores, les bruitages sur-amplifiés de mastication devenant une bande-son grotesque et une hyperbole à part entière. Plus qu’un énième tuteur s’attachant au problème ‘Shigeyuki’, l’intrus va se révéler par ses méthodes atypiques. Confrontant le jeune au vide de son existence et à la médiocrité de sa famille, il parvient progressivement à lui insuffler son envie d’indépendance et d’autonomie. Les nombreuses séquences en tête à tête se distinguent par des dialogues finement ciselés alternant sondage psychologique et violence morale. Une relation qui s’illustre aussi par des silences marquants d’où surgissent des éclats de violence physique et une pesante ambigüité sexuelle. Une sphère d’influence qui s’étend progressivement aux parents à leur tour mis à nu et ne sachant plus s’ils doivent se défaire de leur invité et de son aura débordante. Personnage malfaisant ou bienfaiteur ? Morita maintient cette ambigüité tout du long en réussissant à ménager une subjectivité s’invitant à l’interprétation du spectateur. Le personnage énigmatique du tuteur révélant lui aussi des travers inquiétants, à l’image de cette hallucinante catharsis où un diner de remerciement s’achève en orgie violente laissant les membres de la famille gisant sur le sol alors qu’il se retire avec nonchalance, non sans se fendre d’une ultime révérence distinguée. |
![]() | ... l'absence repétée de lignes de fuites caractérise le projet scénique du film | Jeu de famille se manifeste également par des procédés scéniques opérant aussi bien en tant que soulignement de l’action qu’axes visuels symboliques. Ainsi, la notion d’espace est au cœur même du dispositif de Morita qui y trace une géographie des relations entre protagonistes. La promiscuité de l’appartement se trouve symbolisée par le rapprochement et la confrontation de bulles intimes (la chambre du garçon, la cuisine de la femme, la voiture comme espace de repli) dont le tuteur viendra bousculer le fragile agencement. Un cadre resserré dans lequel le cinéaste recoure sans cesse à des jeux s’articulant autour de l’abolition de cette distance catalysant le dérèglement des personnages et accentuant l’aura malaisante du tuteur. Le sentiment claustrophobe y étant accentué par des surcadrages 'forcés' (apposition de cache sur l’image), des cadrages ‘plats’ sans ligne de fuite ou de nombreux contrepoints visuels avec un l’environnement extérieur : espaces circonscrits par une urbanisation envahissante, cour de récréation/prison vue du ciel. Œuvre aux tonalités multiples et à l’irrésolution stimulante, le film bénéficie en outre d’une puissante interprétation d’un Yusaku Matsuda personnifiant littéralement l’ambigüité du propos. Une qualité de plus à mettre à l’actif d’un projet mené de main de maitre par un cinéaste éclatant alors au grand jour. Souvent dénigré, le cinéma nippon des années 80 ne cesse de révéler ses atouts et de se constituer une facette moderne digne d’intérêt. |
Un film de Yoshimitsu Morita | 1984 | Avec Yusaku Matsuda, Juzo Itami, Saori Yuki, Ichirota Miyakawa | Autres titres : Kazoku Gemu, Family Game • Une chronique de Martin Vieillot
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