Débutant comme photographe-plateau à la Nikkatsu, c’est pourtant le studio de la Shochiku qui permit à Koichi Saito d’effectuer ses premiers pas en tant que réalisateur. Mélomane notoire, on lui doit notamment des films de jeunesse à la mode musicale traité sur sous forme de cinéma-vérité (Feuilles et Baisers en 1969). Le rayon du mélodrame constitue son autre domaine de prédilection avec le beau succès de La promesse (1972). L’attrait de l’indépendance l’amène logiquement à la rencontre de l’ATG pour accoucher du sommet de sa carrière, La ballade de Tsugaru (1973), un grand succès critique (premier au classement annuel de la renommée revue Kinema Jumpo) et public (les projections débordent du circuit classique des salles ATG) que Saito ne retrouvera jamais par la suite dans une filmographie progressivement déclinante. Le projet de Saito trouve une part de son inspiration dans le regain d’intérêt autour des figures des goze (traditionnelles chanteuses aveugles itinérantes) initié notamment par les peintures de Shinichi Saito et Le voyage des musiciennes aveugles, documentaire TV de Nagisa Oshima (1972). Ce n’est donc pas un hasard si le réalisateur recourt à des inserts graphiques stylisés reprenant directement les peintures de son homonyme, ni que que la célèbre goze Chikuzan Takahashi fasse office de conseillère musicale (elle sera d’ailleurs ensuite à l’honneur dans La vie de Chikuzan, film de Kaneto Shindo de 1977). L’attachement à ce pan de patrimoine s’inscrit ici comme l’élément central de l'oeuvre à savoir l’évocation de la subsistance d’un Japon millénaire, ici représenté par la région de Tsugaru. Que Shuji Terayama, fasciné par l'imagerie d'un Japon primitif, soit originaire de cette province viendra en rappeler son particularisme et identitarisme affirmé. Un sujet que le réalisateur se propose de traiter sur le mode de la sensualité, un parti-pris étonnant qui trouve paradoxalement sa pleine résonance au sein d’une progression narrative atypique. A contre-courant des visions fantasmagoriques débridées de Terayama, Saito procède en entame par un dispositif plus conventionnel du drame amoureux. Huis-clos à ciel ouvert dans un petit village isolé du monde, le film évoque l’échouage d’un couple d’infortune fuyant Tokyo et se confrontant à un mode de vie radicalement autre. Véritable microcosme, ce petit village côtier balayé par les vents sauvages fonctionne en circuit-fermé et s'oublie dans l'ennui. L’irruption du couple ne viendra d’ailleurs pas fondamentalement bouleverser cette apathie géneralisée. Au contraire, l'ambiance mystique et hors du temps qui caractéristique les lieux imprègnera littérallement le couple vagabond, et fera office de révélateur premier. Ceci avant qu’une conclusion tragique ne viennent emballer une trame jouant sur l’engourdissement progressif du quotidien et le décalage se tissant avec un lointain Japon urbain dont le souvenir s'évanouit. Enigmatique et belle amante retrouvant son village natal, Izako retrouve émue une part de son enfance et ne tarde à y reproduire son mode de vie oscillant entre désœuvrement, lascivité qu’un rôle occasionnel d’hôtesse vient pimenter. Tetsuo, son amant et jeune dandy, s’acclimate plus difficilement et peine à tomber le masquer (ses lunettes de soleil, véritable rempart dissimulant un visage enfantin et peu assuré). A l’image du manteau ‘rouge passion’ de l’amante/prostituée et du costume savamment négligé du jeune premier, le film construit de vrais clichés glamours pour évoquer un idéal romantique et mystique, synchrone aux aspirations de l’époque. Une modernité qui va de pair avec un traitement scénique original et qui laisse apercevoir une filiation nette avec la tonalité des roman-porno de la Nikkatsu de l’époque (on pense notamment aux oeuvres de Tatsumi Kumashiro et Toshiya Fujita). La structure libre du film s’attache ainsi surtout à souligner le subtil cheminement intime de ses protagonistes, suggérant l’influence terrestre de la Nature sur les Hommes. Izako révélant un caractère primitif sulfureux participant à la charge érotique du projet ; Tetsuo s’y transformant en être ouvert. | |
![]() | Akira Oda et Kyoko Enami prennent la pose, un célèbre cliché du cinéma nippon 70s | Koichi Saito surprend en ménageant des trajectoires inhabituelles à ses personnages et introduit progressivement la figure de Yuki, une jeune aveugle aspirante goze. Antithèse de Izako, ce personnage mutique et fragile va faire dériver le film dans l’univers parallèle que constitue ce Japon traditionnel. A mesure que l’issue du triangle amoureux se précise, le film semble littéralement se figer et la léthargie envahir ses protagonistes. Le village se trouve bientôt comme suspendu hors du temps, et se fait l’écho de percées extra-ordinaires comme les scènes illustrant le monde des goze, quelque part entre rituels cruels et fascinantes échappées irréelles. Le projet de mise en scène de Saito s'articule ainsi entièrement autour de cet engourdissement progressif. Si à première vue, la mise en scène ne fait pas montre de signes ostensibles de raffinement, les solutions visuelles et sonores participent pourtant à plein à ce tunnel sensoriel, de la présence obsédante et hypnotique d’une mer déchainée au superbe travail photographique (violentes percées de lumière, contre-jours aveuglants), aux échos plaintifs de shamisen lointain ou encore d’un montage fluide et langoureux, La Ballade de Tsugaru tisse une toile dans lequel il emprisonne, mine de rien, son spectateur témoin fasciné d'un courant animiste insuflant une tension vitale et mythologique omniprésente. Autre grande clé de cette réussite, les performances des acteurs littéralement épatantes. Distillant fragilité, doute, lâcheté et autres renoncements, ces personnages-type du cinéma nippon réussissent à briser leurs attraits romantiques ténébreux pour révéler une distance humaine touchante et universelle, soulignant par leurs non-dits les tournants de cette expérience humaine. En résulte une pellicule séduisante en diable, synthétisant les courants modernes de son époque, procédant par jeux de miroirs et mises en creux afin d'interpeler le spectateur et amorcer une réflexion ouverte sur la coexistence de societés moderne et ancestrale, à l’image de ces séquences faussement anodines appuyant l’exode des jeunes ou la fascination d’une gamine pour cette étrange dame en rouge venue de la ville. |
Un film de Koichi Saito | 1973 | Avec Kyoko Enami, Akira Oda, Mihoko Nakagawa, Ko Nishimura | Autres titres: Tsugaru Jongara Bushi , Tsugaru Folk Songs | Photos © 1973 Saito Koichi Production - Art Theatre Guild of Japan • Une chronique de Martin Vieillot
|