Au Japon, mais pas à Tokyo, on ne sait pas vraiment quand (les bus ont une forme ancienne, mais rien ne nous dit que le film se passe dans les années 50 par exemple. Les codes vestimentaires pourraient aussi bien appartenir au présent du tournage, soit la fin des années 90). Une jeune femme, devenue poinçonneuse de tickets pour une compagnie de transports interurbains nippone tombe progressivement amoureuse du chauffeur de bus qu'elle accompagne dans ses tournées alors qu'elle écrit à une cousine qu'elle pense que ce chauffeur est un tueur en série de poinçonneuses. Elle s'enferme peu à peu dans une relation qui l'étouffe jusqu'au jour où le couple est victime d'un accident. Le film s'ouvre sur une narration en voix off avec des images en appui. La voix est celle d'un homme qui raconte avec de façon neutre et dégagée un accident, survenu ex-ante. Mettant en cause un autocar et un train à un passage à niveau le fait divers nous est décortiqué. Le narrateur nous donne la vitesse du train, du bus, les conditions météo et le bilan humain du drame, à savoir une femme décédée. Cette femme était une poinçonneuse nommée Tsuyako. Cette relation est suivie d'une autre, dite par une femme par contre, une autre jeune poinçonneuse, Tomiko, une amie de Tsuyako. Ce qu'elle dévoile est le texte d'une lettre qu'elle envoie à l'une de ses cousines, Chieko, ouvrière agricole qui rêve de venir en ville. Le générique du film est étalé sur plusieurs minutes, entrecoupé de séquences ou de scènes sans lien entre elles et qui nous sont livrées brutes. Cette période du film permet à Ishii d'installer l'ambiance qui nimbera la suite de l'œuvre : un noir et blanc presque saturé en blanc avec des contrastes très forts, des mouvements lents, un rythme plein de torpeur en même temps qu'une atmosphère lourde. Le silence devient assourdissant à force de s'imposer, comme s'il prenait de la place dans l'image. | |
![]() | ... un rituel immuable, des trajets et paysages, l'omniprésence du silence | Lorsque Tomiko commence à se livrer à son amie, par le biais de la lettre dont la lecture hachée émaillera le film, le spectateur peut faire le lien avec le fait divers qui introduit l'histoire (identité du métier de poinçonneuse). Tomiko est mise en binôme avec un nouveau chauffeur, Tatsuo Niitaka, qui s'avère vite être le chauffeur du bus à l'origine de l'accident du début. On prend connaissance alors de la rumeur qui court sur lui. Il séduirait les poinçonneuses qui travaillent avec lui, se fiancerait avec et une fois lassé d'elles il les tuerait en faisant croire à un accident. Tomiko veut en avoir le cœur net et décide d'aller jusqu'au bout avec lui. Le metteur en scène fera de cette progression de leur relation le fil conducteur de son film. Les premiers jours (ou semaines ?) se déroulent sans accroc, chacun semblant exécuter sa tâche mécaniquement, ils s'échangent juste des banalités d'usage, osant à peine se regarder. Puis les choses évoluent jusqu'au premier contact physique réel. Ishii est malin, il réussit à rendre palpable l'ennui qui préside à la vie de Tomiko. La répétition machinale des gestes professionnels exécutés comme un rituel immuable, des trajets et paysages, l'omniprésence du silence…Car ce que cherche en réalité la jeune femme est du mouvement, le grand frisson. Se frotter à Niitaka, qu'elle pense être un tueur la fait se sentir vivante. Sa vulnérabilité ainsi exposée lui donne aussi paradoxalement l'énergie de continuer, d'aller plus loin. En face d'elle, le chauffeur est un bloc de marbre sombre. Il ne laissera s'échapper que rarement des bribes qui ne pourront être interprétées ni même contextualisées qu'avec le peu de matériau que l'on a sur lui, c'est à dire avec une grosse marge d'erreur. Laisser tant de flou dans la narration présente l'intérêt d'ancrer véritablement le film dans un fantastique dénué d'effets fantastiques justement. Le parti pris du décorum onirique de la mise en scène ne permet pas d'adopter un point de vue objectif. Cela rend le déroulement de la relation nébuleux, presque irréel. Les personnages, définis uniquement par miettes insignifiantes, deviennent alors des ectoplasmes mus par d'obscures forces (les choses paraissent plus claires tout de même pour Tomiko qui cherche à combler un vide émotionnel par un trop plein d'émotions). Sans pouvoir s'attacher à eux, condamnés à les regarder se mouvoir entre fantasme et réalité supposée le film devient une rêverie angoissante. Le travail fait sur la musique et la bande son en général accentue cette sensation, nappes de son graves et bruits divers quasi organiques. L'ennui existentiel et professionnel de Tomiko lui-même se mue en anxiété car il modèle le possible, l'imaginable. |
![]() | ... un rythme plein de torpeur en même temps qu'une atmosphère lourde. | Sa quête, sans autre fin possible qu'une confrontation directe avec la mort est pathétique. Le dénuement psychologique des personnages, corps en chute perpétuelle, les rend victimes des faits relatés. Tomiko subit les idées qu'elle s'est mise en tête depuis qu'elle a entendu parler de la rumeur. Niitaka en est aussi la victime. Ils sont des petits êtres engoncés dans une réalité qui ne semble tenable, viable que par son ancrage dans un quotidien machinal. Le personnage de Chieko apporte de la mélancolie au film avec son besoin ardent de quitter sa campagne pour venir vivre en ville, ainsi qu'un regard extérieur, presque lointain. Lorsqu'elle est dans le champ, qu'elle lit la lettre que lui a envoyé Tomiko le spectateur prend conscience d'une faille entre les deux univers, comme si le monde était dissocié ou difracté. Le travail sur le noir et blanc happe littéralement l'attention et fait entrer ces teintes dans l'histoire même en les rendant indissociables de l'environnement exposé. Le labyrinthe des rêves n'est donc pas un film qui se suit. Pour en apprécier la saveur un peu amère il faut s'y laisser prendre et accepter la manipulation esthétique de Ishii, inspirée probablement du manga dont le film est tiré : les surimpressions dynamiques d'images, la recherche du beau plan quitte à ce qu'il soit totalement gratuit, l'avarice des dialogues… tout concourre à ancrer ce mélange d'Eros et Thanatos dans un univers de pacotille éthéré. |
Un film de Sogo Ishii | 1997 | Avec Rena Komine, Tadanobu Asano, Kotomi Kyono, Tomoka Kurotani | Autres titres: Yume no ginga, Labyrinth of Dreams | Photos © ED Distribution • Une chronique de Jean-Sebastien Leclercq
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