En France, le parcours du cinéaste Yasujiro Ozu est assez spécifique. Découvert 15 ans après sa mort, vers la fin des années 70, il devient immédiatement, et à l’unanimité, un cinéaste-auteur. Commence alors le « mystère Ozu » ou le « phénomène Ozu » (comme l’aborde certains critiques), qui tient surtout aux nombreuses discussions et interrogations que ses films suscitent. Diverses analyses sur la particularité de son style sont avancées, faisant d’Ozu le cinéaste qui, à travers la grande simplicité extérieure de ses films, renferme une richesse intérieure cinématographique alambiquée. On distingue alors nettement deux positions au niveau de sa réception en Occident : d’un côté ceux qui voient en Ozu le cinéaste le plus typiquement japonais jamais connu en Europe; et de l’autre ceux pour qui Ozu est le cinéaste le plus occidentalisé (et donc universel) des réalisateurs japonais. Comment peut-on expliquer cette antinomie qui le précède ? Pour le comprendre, nous nous appuierons sur les études des auteurs anglais et américains qui ont consacré un livre, un chapitre, quelques lignes... sur le cinéaste Ozu. Toutes traduites en français, elles ont été publiées entre 1974 et 2005. A cela, nous ajouterons l’opinion d’une dizaine de critiques français, qui ont contribué, à la fin des années 70, à apporter un point de ce que nous appellerons, le style Ozuien. Au final, il conviendra de découvrir comment, et à partir de quoi, chacun a voulu parler des films d’Ozu, soit en le rapprochant de la culture nipponne, et notamment de la philosophie bouddhique, soit en privilégiant une approche purement cinématographique. Ozu le cinéaste le plus japonais | |
Ozu marque à lui seul la découverte d’un nouveau genre de films japonais. Les histoires du quotidien qu’il met en scène d’une façon si singulière ne laissent pas indifférents les critiques français. Quand ceux-ci découvrent ses premiers films (qui sont en réalité les derniers tournés par le cinéaste), ils ont affaire à des films qui retracent une période à part, une époque où le pays du Soleil Levant est partagé entre les élans de la modernité occidentale et la survie de la tradition nippone. Ce ne sont donc plus des films de la nouvelle-vague, reflet d’un Japon occidentalisé et moderne, et par conséquent proche de l’Europe. Encore moins des films historiques comme ceux de Kurosawa ou Mizoguchi où les geishas et les samouraïs servaient de point d’ancrage et de repère par rapport aux clichés japonais. Les « japonaiseries » traditionnelles ont disparu, au profit d’un Japon plus « vrai », plus « profond », qui va au-delà des apparences échafaudées et entretenues par les Occidentaux depuis le siècle dernier. Une caractéristique qui entraîne les auteurs à faire un lien entre l’art d’Ozu et une culture bien encrée dans les mœurs nipponnes : la religion/philosophie Zen. Un encrage culturel d’autant plus facile et plébiscité qu’il correspond au contexte de l’époque, que Nicolas Bouvier nommera le Zen-boom [1]. Dans les années 70, les français découvrent ce nouveau mouvement spirituel à travers la création de diverses associations, fédérations et publications sur le Yoga, la gymnastique Taoïste et le Bouddhisme. Un engouement mené par l’autodidacte américain Alan Watts [2] , qui devient populaire à travers son interprétation des philosophies asiatiques, et le moine Zen Taisen Deshimaru, qui est à l’origine, en 1970, de la première Association Zen Internationale et du premier dojo en 1972. | |
![]() | Pillow shot dans Dernier Caprice (1961) | |
Les critiques vont donc s’imprégner et se servir de cette nouvelle conception spirituelle pour interpréter les films d’Ozu. Ils vont ainsi multiplier leurs réflexions, percevant, à des niveaux différents, la présence manifeste de cette appartenance Zen : - Alain Remond compare les images à des compositions Zen, pour leurs plans fixes, la précision des cadres, le jeu des lignes, des objets et des acteurs. Pour lui « l’œuvre de Ozu ne peut se comprendre qu’à travers son enracinement culturel : le bouddhisme Zen.»[3] | |
- Pour Guy Gauthier, le rapprochement s’effectue au niveau de la fixité du cadrage, obligeant le spectateur à participer sans intervenir. Sorte de philosophie non verbale proche du principe du zen appelé « mu » (vide) [4] | |
- Joël Magny introduit le Zen par les faux « raccords regards », signe que les images se veulent simplement énonciatives, sans agression sémantique : « C’est un cinéma qui baigne dans le signifiant sans renvoyer à un signifié ultime, Dieu. » [5] | |
- Dominique Païni, se raccroche à la signification des plans de coupe qui, selon lui, montre la réalité du monde comme un « ainsi sans plus », similaire à un lieu de réflexion de la conscience de soi du spectateur [6] | |
Ces quelques exemples montrent de façon évidente le rapprochement systématique que font les critiques entre Ozu et le Zen. Si ces derniers peuvent se défendre de ne pas être des spécialistes de la culture nippone, ils ne sont pas les seuls à mener cette quête « zen », s’inspirant en général des études menées par les auteurs anglais et américains. Beaucoup plus prolifiques, ils ont eu l’opportunité de découvrir les œuvres d’Ozu dés les années 50 [7], et ont pu, à plusieurs reprises, considérer Ozu comme trop japonais en réalisant notamment son rapprochement avec la pensée Zen. Dans une étude de 1957 parue dans Sight and sound et publiée par la revue Positif en 1978, on découvre que Joseph Anderson fait le rapprochement selon l’expérience zen de l’éveil, qui est semblable selon lui à une expérience ordinaire du quotidien. [8] | |
Paul Schrader approfondit le rapport de Ozu avec la philosophie Zen conformément à trois phases stylistiques : La célébration du quotidien, la disparité entre l’homme et son environnement et la « stase » où l’être ne fait plus qu’un avec la nature. Selon lui ce rapprochement ne peut être nié, tant la personnalité du cinéaste comme celle de ses personnages, fusionnent avec celle du mono no aware jusqu’à ne plus les distinguer. C’est pourquoi le zen devient à ses yeux la quintessence de l’art traditionnel qu’Ozu a cherché à introduire dans ses films.[9] | Dans son ouvrage Ozu, Donald Richie s’appuie sur la connaissance qu’il a du Japon (pour y avoir vécu pendant plus de 30 ans), et les relations amicales qu’il a entretenue avec Ozu. Néanmoins, si son approche est basée sur de nombreux témoignages (équipes techniques, critiques,… ), des entretiens et écrits de Ozu, des livres, revues et articles consacrés à Ozu dans le monde, des discographies, des dessins et aquarelles de Ozu ; son analyse reste conditionnée par une grille d’interprétation occidentalisée. En voulant démontrer qu’Ozu est le cinéaste le plus japonais, il interprète les signes qui parcourent le cinéma d’Ozu de façon à ce qu’ils correspondent à la philosophie la plus japonaise que les Français connaissent : le Zen. C’est ce qu’il appelle « la philosophie de l’acceptation », qui consiste à accepter le monde tel qu’il nous est présenté. Un état d’esprit proche du mono no aware qui décrit le comportement propre à tous les personnages figurant dans les films d’Ozu. C’est également un terme qui traduit une forte impression produite par une petite chose, ou bien « l’acceptation tranquille d’un monde en transition, le plaisir innocent et éphémère goûté à l’activité quotidienne ou encore le contentement procuré par la précarité de sa propre existence.» (p.51) |
![]() | Pillow shot dans Fleur d'Equinoxe (1958) | En analysant les films d’Ozu dans Pour un observateur lointain, suivant une approche entièrement basée sur la culture et la façon de penser des Japonais, Noël Burch en conclut qu’à bien des égards, Ozu possède une approche formellement japonaise dans la façon de contempler, de s’imprégner et de dévoiler les choses : «La méthode de Ozu, non seulement pour les raccords de regard, mais aussi pour les raccords d’orientation et de position…, traduit bien l’approche typique des Japonais eux-mêmes dans leur façon de percevoir les trois dimensions.» (p. 175) Par exemple, il nommera les plans de coupes ozuien plus communément « nature morte » ou « pillow-shots » par analogie avec le « pilow-word » de la poésie japonaise classique. Il en conclut que les films d’Ozu sont « trop japonais » pour être compris des Occidentaux, étant d’une part le cinéaste le plus imprégné de la culture nippone, et d’autre part celui qui entretient un rapport purement subjectif avec les films occidentaux. (p. 192) Dans cette approche purement occidentale les auteurs et les critiques n’abordent pas le cinéma d’Ozu dans un plein esprit de découverte, d’ouverture et de prise de conscience de leur ignorance. Le rapprochement qu’ils opèrent entre le cinéaste et la philosophie Zen se révèle être assez schématisé, dans le sens où la conception de la pensée Zen est occidentalisée. La juxtaposition se fait conformément à la façon dont les Occidentaux perçoivent et comprennent cette philosophie. Ainsi, alors même que la définition du terme « zen » relève de la gageure, celui-ci est ressenti comme une expérience, une pratique, une attitude facilement adaptable à la façon de filmer, de mettre en scène, d’exprimer, de penser le cinéma d’Ozu. On peut donc y voir une façon bien pratique de détourner une véritable analyse des films du cinéaste, en lui apposant, parfois sans raison, une explication « zen ». Il est vrai que ces deux noms sont très proches par les trois lettres qui les composent et leur sonorité en « z ». Mais bien plus encore que ces caractères apparents, le cinéaste comme la philosophie ont été découverts en France à la même époque, et ont suscité un élan de ferveur analogue, en réunissant un certain nombre d’adeptes et en favorisant un certain nombre d’écrits. Néanmoins, en voulant démontrer qu’Ozu est le cinéaste le plus japonais, les auteurs interprètent les signes qui parcourent ses films, de façon à ce qu’ils correspondent à la philosophie la plus japonaise que les Français les Américains ou les Européens connaissent : le Zen. En effet, aux yeux des Occidentaux, le style ozuien et la philosophie Zen ne représentent pas le côté superficiel du Japon, à l’image des samouraïs et des geishas, au contraire, ils reflètent ce que le Japon a de plus profond. C’est certainement pour ces raisons qu’Ozu est devenu « Le cinéaste le plus japonais des cinéastes japonais » et qu’il fut, par la même instance, considéré comme « trop japonais ». Un statut qui va constituer un des principaux reproches émis par un courant adversaire. Ozu le cinéaste le plus occidentaliséCe second courant est beaucoup plus mineur, seuls quelques rares auteurs défendent une thèse inverse selon laquelle Ozu n’est pas le cinéaste le plus japonais, mais le cinéaste le plus occidentalisé. Cette approche est essentiellement soutenue par Shigehiko Hasumi, dans une étude publiée en 1983 au Japon, et traduite en français 15 ans plus tard : OZU Yasujiro (Ed. Cahiers du cinéma). En réaction contre les lectures occidentales qui interprètent sans regarder, Hasumi tente d’expliquer l’esthétique du cinéma d’Ozu suivant des approches historiques, psychologiques et sémantiques. Un des objectifs est surtout de démanteler certaines interprétations occidentales jugées trop arbitraires. Il cherche alors à comprendre pourquoi ce cinéaste, qui est le moins japonais de tous, a été considéré comme typiquement japonais. Philosophe, essayiste, enseignant, spécialiste de littérature française et critique japonais, Hasumi se trouve de l’autre côté du miroir ; il n’est pas un spectateur étranger découvrant Ozu, mais un Japonais connaissant parfaitement sa culture et toute la filmographie du cinéaste. C’est pourquoi, alors que les Occidentaux recherchent constamment une interprétation symbolique, métaphorique pour donner un sens aux images et à la mise en scène ozuienne, Hasumi ne voit, à travers ces images, que de la simplicité, des sensations et des sentiments. Par exemple, la récurrence des plans dévoilant un couloir désert et l’absence manifeste d’un escalier entre le rez-de-chaussée et le premier étage, n’a pour lui « aucun sens symbolique, ils assurent le maintien harmonieux de la durée narrative, avec une totale simplicité, sans bavardage métaphorique.» (p. 93) De même, le plan sur un vase dans Printemps tardif, a suscité bien des réflexions occidentales, notamment entre le fait que ce vase soit vide et le concept Zen mono no aware dont parle Burch et Richie. Alors que les Japonais voient dans ce même plan l’ombre sur la fenêtre coulissante qui leur évoque la sensation de la saison, c’est à dire le printemps tardif et le sentiment du temps, de la nuit au clair de lune ; les critiques occidentaux ne remarquent que le vase car il est facile pour eux de trouver une corrélation symbolique. Tout de suite le regard est annihilé et une opération métaphorique se met en place suivant un niveau culturel donné. D’un côté les Occidentaux privilégient le vase, lui donnant un sens profond et excessif ; de l’autre les spectateurs japonais voient l’intégralité du plan qui représente le résultat d’une harmonie avec les choses environnantes. Cette différence impliquerait, selon Hasumi, l’existence d’une contrainte institutionnelle du regard. L’attention portée sur les œuvres d’Ozu se révèle différente selon l’origine du spectateur, puisque les regards sont éduqués et influencés par la culture propre à chaque pays. |
![]() | Pillow shot dans Herbes Flottantes (1959) | |
Si Hasumi ne remet pas en question l’attachement d’Ozu avec la philosophie Zen, il en atténue la proximité et le sens. C’est ce que fera également Max Tessier, un des rares critiques français à avoir lui aussi relativisé cette approche. Lors de la rétrospective à la cinémathèque en 1980, il voit se dessiner les limites de l’amalgame entre Ozu et la philosophie Zen, accusant la critique française d’être à l’origine de cette invention. «Yasujiro Ozu est un cinéaste qui se suffit à lui-même, nécessaire et suffisant, tout le contraire … de ce bouddhisme Zen que l’on veut parfois y voir.» Philippe Durand ira encore plus loin, en déclarant que l’ancrage culturel présent dans les films d’Ozu ne limite pas ces derniers à un public japonais, mais au contraire, c’est le signe même d’une internationalisation cinématographique : « Ozu n’atteint l’universalité que dans la mesure où il demeure l’homme qui incarne une culture spécifique.» [10] Une approche qui apparaitra de plus en plus évidente, notamment quand en 2005, lors d’un entretien de Nicolas Thévenin avec Yoichi Umemoto et Shinjiro Kinugasa, celui-ci reviendra sur la manière dont la critique française, dans les années 1970, a accueilli les films d’Ozu, et plus précisément sur cette question cruciale de la japonité dans ses œuvres. Voici les réponses explicites, apportées par ces deux universitaires japonais [11]: | Yoichi Umemoto - « Si on évoque cette question, je pense toujours à ce que disait Renoir : plus un film est régional, plus il devient global, international. Même chose chez Hou Hsiao-Hsien, même chose chez Godard : la portée de leurs films est mondiale, en dépit de leur ancrage territorial et culturel. Idem pour Truffaut, qui tournait toujours ou presque à Paris. Donc, la japonité d’Ozu, c’est pour les japonologues. Mais pour les cinéphiles et les gens de cinéma, ça n’a aucun rapport avec la nationalité, ce sont les personnes et les paysages qui comptent. Regardez par exemple le cas de Kiarostami : personne n’a jamais dit de ses films qu’ils étaient trop iraniens. Pour Ozu, c’est un fait d’exotisme. » Shinjiro Kinugasa - « Cette approche était en effet récurrente, mais désormais obsolète, relativisée. […] C’est la réception du langage cinématographique, de la narration et de la mise en scène, qui alimentaient les discours des cinéastes français. » Yoichi Umemoto : « C’est sans doute la faute de Donald Richie, qui a considérablement insisté sur la japonité d’Ozu. Son livre a été traduit dans de multiples langues, et a rapidement fait école. Et l’approche était la même dans les ouvrages du japonais Tadao Sato. » conclusionErudit ou novice en la matière, chacun apporte son lot d’interprétations selon ses propres connaissances. Pour certains, le jumelage se fait sur des bases issues d’un ensemble d’idées présupposées sur le Japon ; pour d’autres, la connaissance et l’apprentissage d’une telle culture a été nécessaire à la lecture des films. Dans le premier cas, l’approche reste abstraire, tandis que dans le second l’œuvre est abordée habilement, concourant à une lecture et un sens plus adéquat. Max Tessier confie alors à ce propos que sa lecture est différente parce qu’il se réfère directement aux éléments de la culture japonaise et non pas aux éléments de la culture occidentale regardant le Japon. Dans ce cas précis, les spectateurs se retrouvent liés à cette figuration endoxale dont parle Barthes, où la représentation est dévorée par des associations stéréotypées et figées d’une communauté étrangère. Avec le temps donc, il paraît relativement incontestable que la réception des films d’Ozu a été détournée pour en faire un discours qui correspondait à une spiritualité philosophique en plein boom. C’est pourquoi nous pouvons avancer l’idée que le rapprochement entre Ozu et le Zen, est presque entièrement l’apanage d’une invention de la critique occidentale. S’appropriant, puis définissant les signes et les principes de la pratique spirituelle Zen, afin de pouvoir parler et interpréter les films d’Ozu. Les critiques ont ainsi peut-être trop rapidement voulu poser des images cinématographiques, sur un concept qui semblait parfaitement se marier avec lui. Dès que fonctionne une grille d’interprétation culturelle, les yeux ne regardent plus et sont limités à une perception institutionnalisée. De plus, quand les critiques tentent de saisir le sens d’un signe dans une zone culturelle différente de la leur, ils font appel au langage le plus éloigné de cette zone pour le déchiffrer. Mais ce déchiffrement finit souvent par n’être plus qu’un ersatz des images d’origine. Finalement, comme le suggère Max Tessier, les critiques ont posé une étiquette « zen » bien pratique pour éluder des aspects plus importants et plus profonds. Les films d’Ozu semblent donc avoir été sacrifiés sur l’autel du zen, pour satisfaire un certain attrait exotique et retarder toute approche universelle. Comme l’exprime Alain Bergala, au moment de la découverte de Fin d’automne, les critiques reconnaissent qu’ils ont déjà trop eu « tendance un peu partout (et ici même aux Cahiers) à tirer Ozu du côté de la spiritualité, du zen, de la japonéité, bref à recouvrir ses films au lieu de les découvrir.» [13] Et c’est bien là que réside toute l’ambiguïté des approches des films d’Ozu : soustraire, apposer une analyse, un regard…. selon, par rapport, ou en fonction d’une connaissance culturelle occidentalisée, et non en examinant les films dans une pleine ouverture, tout en réduisant un terme (zen) à une signification parfois trop simpliste. |
Un article de Nolwenn Le Minez – Janvier 2009. Crédits photos : Shochiku
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