.Cinéma indépendant & Art Theatre Guild
 
 

La troisième vague

Les années cinquante sont généralement considérées comme l'Âge d'Or du cinéma Japonais. Du moins l'Âge d'Or pour les studios japonais. Après le difficile remaniement de la période d'après guerre, les studios Toho, Shintoho, Shochiku, Daiei, Nikkatsu et le dernier né Toei, dominent non seulement la production de films mais aussi tous les autres niveaux du marché du film en tant que distributeurs et diffuseurs. Avec la radio, les films sont devenus un loisir immanquable. Beaucoup de personnes viennent chaque semaine voir le nouveau double-programme. À la fin des années 50, le cinéma Japonais atteint son zénith. En 1958, 1,13 millions de personnes sont allés au cinéma, et l'année 1960 marque le record de films produits avec 548 nouveaux films. Afin de satisfaire la demande croissante désireuse de nouveautés, les studios donnent à plusieurs assistants-réalisateurs novices l'occasion de réaliser leur premier film à un jeune âge (une première). En particulier à la Nikkatsu et à la Shochiku dont plusieurs jeunes talents ont débuté de cette manière.

La jeunesse de la Nikkatsu  : Suzuki, Nakahira et Imamura

Le studio Nikkatsu a repris la production de films en 1953 après n'avoir été que distributeur de films Américains pendant la période d'occupation. Le studio récupère de jeunes assistants-réalisateurs d'autres studios, notamment de la Shochiku (Suzuki Seijun, Imamura Shohei, Nakahira Ko, Kurahara Koreyoshi), lesquels apporteront au cinéma Japonais un nouveau dynamisme. Le studio de la Shochiku , surtout spécialisé dans les mélodrames visant un public majoritairement féminin, a aussi essayé de contrer la soudaine chute d'audience (baisse du public féminin) en donnant à ses jeunes assistants-réalisateurs la chance d'essayer de nouvelles approches novatrices. En 1959, Oshima Nagisa débute avec Ai to kibo no machi Une ville d'amour et d'espoir  »), en 1960 Shinoda Masahiro suit avec Koi no katamichi kippu Un aller-simple pour l'amour »), Yoshida Yoshishige (plus tard Kiju) avec Roku de nashi Bon à rien »), Tamura Tsutomu avec Akunin shigan Désir d'être un homme mauvais ») et Takahashi Osamu avec Kanojo dake ga shitte iru Elle seule sait ») en 1960. Leurs films posent un nouveau courant que la presse va rapidement surnommer la « Nouvelle Vague Shochiku » d'après la Nouvelle Vague Française dont les films sortent au Japon à la même période. La différence entre les deux, c'est que la Nouvelle Vague Japonaise est essentiellement le produit des studios (Imamura Shohei associé, du moins en Occident, à la Nouvelle Vague Japonaise, travaille aussi pour la Nikkatsu ) tandis que la Nouvelle Vague Française tout comme d'autres mouvements précurseurs en Europe, s'est imposée d'elle-même en marge du système des studios.

"Nuit et brouillard au Japon" (1960)
"Bon à rien" (1960)

Oshima, Yoshida et Shinoda rencontrent très vite des difficultés avec la politique du studio, leur refusant la liberté nécessaire pour développer leurs idées. Dès 1960, Oshima quitte la Shochiku , alors que le studio retire son quatrième film Nihon no yoru to kiri Nuit et brouillard au Japon ») après seulement quatre jours d'exploitation. Yoshida quitte le studio en 1964 après que son film Nihon dasshutsu L'évasion du Japon ») ait été sévèrement coupé au montage par la Shochiku (avant cela, un de ses projets avait été annulé et il avait dû redevenir assistant-réalisateur pendant un temps). En 1965, Shinoda quitte finalement la Shochiku après y avoir réalisé une douzaine de films. Pour les réalisateurs de la Nouvelle Vague Japonaise et ceux qui plus tard parviendront à suivre l'exemple, réussir à échapper à la chaîne de production du système des studios est une étape importante pour affirmer leurs individualités et gagner en indépendance. Ils fondent alors leur propre société de production, Sozosha (Oshima), Gendai Eigasha (Yoshida) et Hyogensha (Shinoda) et continuent à réaliser des films en indépendants. Malgré les problèmes entre les réalisateurs et le studio (pas toujours réglé à l'amiable, comme dans le cas de Oshima), le cordon n'est pas totalement coupé. Même après avoir quitté le studio, leurs films sont toujours distribués par la Shochiku. C 'est seulement après avoir trouvé un nouveau distributeur, puis plus tard un nouveau producteur avec l'Art Theatre Guild, que les réalisateurs de la Nouvelle Vague ont pu rompre totalement leurs liens avec la Shochiku.

La jeunesse de la Shochiku  : Oshima, Shinoda et Yoshida

Ce cas est intéressant parce qu'il est toujours valable aujourd'hui, les productions indépendantes continuent à un certain degré (notamment au niveau de la distribution) à dépendre des grands studios. Cependant, cette dépendance n'est pas forcément unilatérale, parce que les studios, qui réduisent leur nombre de productions dans un souci d'économie, comptent d'autant plus sur les productions indépendantes pour remplir leurs contrats de distribution. D'une certaine façon c'est aussi vrai pour l'Art Theatre Guild, qui au milieu des années 60 devient le foyer artistique des réalisateurs de la Nouvelle Vague Japonaise. En fin de compte, même l'Art Theatre Guild est dépendant de la Toho , son principal financier et l'un de ses initiateurs. L'ATG n'est pas en compétition avec la Toho et les autres studios, ils sont plutôt complémentaires. Les expériences rendues possibles par l'ATG sont impensables au sein du système des studios, particulièrement dans une période de chute d'audience et de baisse des revenus. Les studios préfèrent se concentrer sur des genres de films lucratifs et laisser à d'autres le soin de s'occuper de films d'auteur peu vendeurs. Néanmoins, d'une certaine manière, les studios soutiennent les productions indépendantes telles que celles de l'ATG parce que leurs expériences sont considérées comme une importante source d'innovation. À partir de 1968, l'ATG devient le principal laboratoire expérimental du cinéma Japonais. Mais le rôle de l'ATG est aussi de dénicher des nouveaux talents, sur lesquels les studios vont pouvoir compter dès qu'ils en auront besoin.


Wakamatsu sur un tournage

Jusqu'aux années 1950, il n'y avait pas eu de véritables conflits entre la volonté artistique et la portée commerciale (par exemple, pratiquement tous les films de Ozu ont été des succès au box office), mais pendant les années 1960, les considérations commerciales prennent beaucoup d'importance. Cela s'explique en partie par un changement chez le public, de plus en plus varié et même divisé en petits groupes avec des intérêts spécifiques, représentant une demande qui ne peut être satisfaite avec un seul et unique film. Dans les années 60, la télévision devient le principal moyen de divertissement, remplaçant ainsi le cinéma. À cause de cela et du développement rapide de l'industrie du loisir, le cinéma connaît une terrible baisse d'audience. Si les studios sont bien touchés, c'est principalement les diffuseurs qui accusent les conséquences, étant liés aux studios par des contrats d'exclusivité. Les petits cinémas en particulier, voyant leurs profits chuter, ne sont plus capables de payer les contrats exorbitants des studios. Ils commencent alors à chercher des alternatives plus accessibles et trouvent la solution avec les films à petit budget des sociétés indépendantes, qui émergent au début des années 60. Comme ces films abordent des sujets toujours tabous chez les studios, par exemple le sexe, ils trouvent rapidement leur public et rapportent beaucoup d'argent aux propriétaires de cinéma ainsi qu'aux petites sociétés de production indépendante, tout ceci au détriment des studios.

Eroductions :
"La Morsure" (1966) et
"Le retour de la docteur sadique" (1967)

Le nombre de ces « eroductions » (erotic-productions) passe de 15 en 1962 à 98 en 1965 et 207 en 1966. En 1968, pour la première fois, les 265 « eroductions » dépassent les productions de films des studios. Vers la fin des années 60, ces productions indépendantes érotiques sont connues sous le terme de pinku eiga , toujours utilisé aujourd'hui. Tout comme les productions des studios, ces films sont produits surtout pour des raisons commerciales, mais sont moins limités au niveau du contenu et de l'histoire. C'est pourquoi tant que le budget le permet, plusieurs réalisateurs en profitent pour aller aussi loin que possible et réaliser des films très personnels et novateurs. Wakamatsu Koji, Adachi Masao et d'autres réalisateurs engagés utilisent leurs pinku eiga comme tract politique, d'autres comme Yamatoya Atsushi pour des expériences formelles. Kuzui Kinshiro , directeur de l'Art Theatre Shinjuku Bunka, qui organisa des projections spéciales, mérite d'être salué pour avoir permis de rendre visible les films de ces réalisateurs en dehors du circuit confiné du pinku eiga , leur permettant ainsi d'obtenir la reconnaissance des critiques de films. Dans les années 70, les grands studios commencent à envahir le marché lucratif de la sexploitation. La Nikkatsu change le registre de la totalité de ses productions pour des Romans Porno (films érotiques soft) en 1971, la Toei commence avec ses séries « Pinky-Violence » et même le studio Shochiku, connu pour ses films tout public, se lance dans la production de films érotiques par l'intermédiaire de sa compagnie-fille, la Tokatsu. Cependant , cela ne veut pas dire que les productions indépendantes de pinku eiga perdent de leur importance. Au contraire, comme la plupart des studios (sauf la Nikkatsu ) ont arrêté d'engager de nouveaux assistants réalisateurs pour économiser des frais, les aspirants réalisateurs voient diminuer leur chance de faire carrière. Ces derniers doivent chercher une alternative et trouvent la solution en réalisant des pinku eiga , synonyme de porte d'entrée dans le monde du cinéma.

Extraits de films expérimentaux par Matsumoto, Jonouchi et Obayashi

Takita Yojiro, Suo Masayuki, Kurosawa Kiyoshi et d'autres réalisateurs reconnus dans les années 80 et 90 ont commencé par là. Même certains réalisateurs, pourtant loin du pinku eiga , comme Oguri Kohei, Hara Kazuo ou Suwa Nobuhiro ont travaillé au début de leur carrière en tant qu'assistants réalisateur dans ce genre si essentiel au cinéma japonais. Beaucoup de ces réalisateurs ont déjà réalisé des films en 8mm au lycée ou à l'université. Les films d'étudiants et d'amateurs sont devenus une pièce importante du paysage cinématographique des années 70. Ces pratiques n'ont pas débuté dans les années 70, elles remontent à la fin des années 50. Le ciné-club de l'Université Nihon joua d'ailleurs un rôle décisif dans cette mouvance. Jonouchi Motoharu, Adachi Masao et Hirano Katsumi sont devenus plus tard des figures importantes du cinéma expérimental japonais. Si le terme « indépendant » doit définir une facette de l'industrie du film des années 1960, c'est bien le film expérimental. C'est là où l'ATG joue un rôle doublement important. D'un côté, à l'exception du Centre d'Art Sogetsu de Teshigahara Hiroshi, le Shinjuku Bunka Cinema de l'ATG et son cinéma underground Sasori-za sont devenus des endroits clés diffusant les films expérimentaux. De l'autre côté, l'ATG donne à plusieurs réalisateurs expérimentaux, l'opportunité de réaliser des long-métrages, parmi eux on trouve entre autres Matsumoto Toshio, les têtes de la scène du film amateur 8mm comme Obayashi Nobuhiko et Takabayashi Yoichi, mais aussi Terayama Shuji, un célèbre poète, dramaturge et figure dominante de l'avant-garde théâtrale japonaise. L'ATG leur permet de réaliser des films novateurs qui sont devenus des chef-d'œuvres du cinéma Japonais d'avant-garde. À l'origine, Matsumoto réalise des documentaires, ce qui représente le troisième pilier important (avec le pinku eiga , l'expérimental et les films d'étudiants) du cinéma Japonais indépendant des années 60. Le département cinéma de la maison de production Iwanami (ouvert en 1950) joue un rôle capital, surtout au niveau des films publicitaires et des documentaires. Hani Susumu, Kuroki Kazuo, Tsuchimoto Noriaki, Ogawa Shinsuke et Higashi Yoichi, tout comme d'autres réalisateurs, débutent chez Iwanami Eiga. Ogawa et Tsuchimoto continuent à réaliser des documentaires et sont reconnus internationalement dans leur milieu. Les autres ont plus tard réalisé des films.

L'école Iwanami du documentaire : Hani, Tsuchimoto et Ogawa

Dans les années 1960 et 1970, l'Art Theatre Guild a la mainmise sur tout le cinéma Japonais indépendant. L'ATG réuni les réalisateurs de la Nouvelle Vague , à leur sortie des studios, les documentaristes de Iwanami Eiga, les réalisateurs des « eroductions » ainsi que les grandes figures de la scène du film amateur et expérimental. Mais qu'était exactement l'Art Theatre Guild ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir une nouvelle fois sur l'Âge d'Or du cinéma japonais.