Bref aperçu
du documentaire au Japon de 1898 aux travaux d'Ogawa
1)
Le documentaire comme un outil de propagande
Le documentaire au cinéma est – par définition
– "un genre qui se fixe pour but théorique
de faire état d'une réalité, sans
intervenir sur son déroulement".
Les premiers films tournés pour le cinéma
– pour la plupart de longs plans fixes d'un lieu
sans que rien, ni personne n'intervienne – pourraient
donc être apparentés à une sorte de
mini-documentaire.
Si les Frères Lumière étaient officiellement
les premiers au monde à faire naître le cinéma
par leur "Sortie de l'usine Lumière
à Lyon" dès 1895,
le Japon emboîtait rapidement le pas avec "Une
rue à Tokyo" en 1898.
La suite ne s'écartait pas davantage du cheminement
emprunté par la plupart des pays mondiaux exploitant
la voie cinématographique. Les réalisations
allaient diverger : d'un côté, de cinéastes
commençaient à scénariser leurs œuvres,
de l'autre le documentaire se développait progressivement
jusqu'à prendre la forme embryonnaire d'une "actualité".
Au Japon, ce fut avant tout le conflit russo-japonais
de 1904 qui permit de faire
un réel bond en avant dans l'art de couvrir un
événement. Nombre de cinéastes se
dépêchaient sur les champs de bataille pour
graver à jamais quantité d'images sur la
pellicule. Les journalistes pouvaient donc pour la première
fois dépeindre toute l'horreur graphique d'un tel
conflit et montrer aux gens restés au pays ce qu'était
véritablement un enrôlement militaire. En
revanche, les pouvoirs en place avaient tôt fait
de saisir toute la subtilité du pouvoir de l'image
et s'accaparaient des médias pour pouvoir influencer
l'opinion publique. Ils se servaient des avancées
victorieuses de l'armée nippone pour encourager
l'opinion publique à rejoindre et soutenir le conflit;
parallèlement, ils se faisaient bien de cacher
les horreurs et les échecs. Peut-être plus
que dans tout autre pays, la forme documentariste au Japon
était très vite soumis à une utilisation
"dictatoriale", largement due à l'Histoire
particulière du pays. Les autorités s'en
servaient comme d'un outil de propagande pour promouvoir
une forte identité nationaliste, puis pour colporter
des idées d'extrême droite dès les
années vingt, avant de couvrir les conflits sino-japonais
et la Seconde Guerre Mondiale comme bon leur semblait.
Certains responsables japonais passèrent maîtres
dans l'art de la manipulation de l'image, mais empêchèrent
également que d’autres cinéastes s'accaparent
du média pour aborder des sujets autrement plus
épineux.
Par cette utilisation particulière, la forme des
documentaires n'évoluait pas beaucoup. Comme dans
les autres pays, il s'agissait pour la plupart de simples
plans couvrant un événement et commentés
par 'une voix off. L'autorisation, dès les années
trente, d'importer des documentaires russes ou allemands
très riches visuellement, semble n'avoir eu aucune
réelle incidence sur une production figée.
Les cinéastes japonais n'étaient pas au
bout de leurs peines. Après le strict contrôle
des autorités japonaises durant la Seconde Guerre
Mondiale, ils étaient soumis à la forte
notion de Censure instaurée par l'occupant américain.
Plus encore que les restrictions concernant les longs
métrages, les documentaires servaient dorénavant
à une autre forme de propagande officieuse, l'endoctrinement
à la gloire d'une prétendue démocratie.
2.)
Naissance d'un nouveau genre
Susumu Hani
- "Premier amour" (1968) |
Ce
n'est finalement que par le relâchement relatif
de l'étroite surveillance, que pouvaient émerger
de nouveaux talents. En résultent au milieu des
années cinquante les remarquables travaux de
Susumu HANI au sein de la compagnie de production Iwanami.
Véritable instigateur d'un cinéma vérité,
il avait brillamment innové en se contentant
de placer la caméra au milieu de l'action et
de tourner sans mot dire. Ses "Enfants
dans la classe" et "Enfants
qui dessinent" devenaient donc un modèle
du genre pour bon nombre de cinéastes et inspirait
certainement le fort courant documentariste à
émerger dans les années 60.
Une nouvelle fois, l'évolution du documentaire
était étroitement liée à
l'Histoire. Avec l'avènement d'un courant contestataire
mondial, le support documentaire devenait un moyen pour
revendiquer clairement ses idées politiques.
D'ailleurs, il n'est pas étonnant de voir en
chef de file de la vague de documentaires des réalisateurs
se revendiquant ouvertement d'un courant gauchiste,
voire extrême-gauchiste. Troublés par une
société en pleine mutation entre l'abandon
des traditions et l'incontrôlable explosion économique,
des cinéastes voulaient faire entendre leurs
opinions et pointer du doigt la progression des disparités
entre classes sociales. Profitant aussi bien d'un équipement
cinématographique de plus en plus sophistiqué
et de l'état de crise des grands studios voyant
leur main-mise se relâcher, ils arrivaient pour
la première fois de l'Histoire du Cinéma
Japonais à exprimer pleinement leurs idées.

Shohei Imamura
- "Histoire du Japon racontée par une
hôtesse de bar"
|
A
cause des restrictions de la liberté d’expression,
les cinéastes n'avaient donc eu l'occasion d'exploiter
pleinement le format du documentaire. L'avènement
de la télévision au cours des années
soixante avait certes contribué à redonner
un souffle nouveau aux actualités, mais également
contribué à figer dès le départ
la couverture médiatique à l'écran
dans un schéma conventionnel donné. Le
talentueux réalisateur Shohei IMAMURA fut sans
doute celui qui chamboulait en premier les codes du
genre en réalisant en 1967
son méconnu "L'évaporation
d'un homme". Docu-fiction, il emploie
l'acteur Shigeru TSUYUGUCHI pour interpréter
un journaliste présent à l'écran
pour réduire l'identification du spectateur aux
véritables témoins de l'enquête.
Documentaire désamorcé par un dernier
tour de force étonnant, le long métrage
n'est pas moins bourré d'innovations, qui seront
bientôt reprises par les véritables professionnels
du métier. Ses futurs "Histoire
du Japon d'après-guerre racontée par une
hôtesse de bar", puis ses réalisations
(forcées) dans le documentaire télévisuel
dans les années 70 allaient brillamment faire
continuer son incursion dans le genre.
L'autre personnage influent fut Nagisa OSHIMA, qui –
dès le début des années soixante
avec "Jeunesse sous la glace",
"Une armée oubliée"
ou "La Forteresse d'un révolté"
– allait précéder de quelques années
la vague contestataire avec ses nombreux documentaires
et docu-fictions.
Kazuo Hara -
Mon Eros très privé (1974)
|
Noriaki
TSUCHIMOTO, Shinsuke OGAWA et Kazuo HARA étaient
incontestablement parmi les réalisateurs les plus
réactionnaires de cette génération
particulière. Ils ne se contentaient non seulement
de s'impliquer personnellement dans leur sujet, mais s'engageaient
activement pour mener de véritables combats. TSUCHIMOTO
s'attirait respect et foudres en révélant
l'énorme scandale impliquant un fleuron de l'économie
japonaise en plein boom économique, l'usine chimique
de Shin Nippon Chisso. Ayant déversé des
années durant du mercure dans un fleuve, ils avaient
contaminé faune, flore et
riverains des alentours. Le résultat fut un nombre
impressionnant de décès et surtout des nouveaux-nés
atteints de malformations monstrueuses ou naissant handicapés.
Consacrant plusieurs longs métrages au sujet, il
réussit à faire condamner les responsables
après de très longues tergiversations, mais
surtout à faire admettre à l'industriel
et aux autorités japonaises leurs forts torts dans
l'affaire étouffée.
Shinsuke OGAWA poussait son implication encore plus loin.
Alors que TSUCHIMOTO revenait régulièrement
sur les lieux du drame, OGAWA décidait carrément
d'emménager à proximité de son sujet
d'action, puis de s'immerger totalement dans le monde
observé. A l'instar du français Jean Rouch
et de ses documentaires tournés en Afrique, il
pouvait ainsi brosser une représentation aussi
précise que possible.
Kazuo HARA suivait dans le sillage de ses illustres aînés.
Commençant à tourner dès le début
des années 70, il aimait à malmener la société
japonaise en traitant de front des interdits et en accusant
ouvertement l'opinion publique. Son "Au revoir
CP" s'attache donc à traiter de la
déconsidération de la nation envers les
adultes atteints de paralysie cérébrale;
puis son "Mon Eros très privé"
met carrément en scène sa propre vie pour
dénoncer la structure familiale.
Le documentaire finit par atteindre son apogée
dans les années 70. Au milieu d'une société
en plein chamboulement, ils rendaient compte au mieux
de ces changements et des véritables intérêts
de la nation. Revendications ou révélations
étaient soutenues par une population demandeuse
d'artistes engagés. Pour saisir l'air du temps,
les techniques de tournage changeaient fondamentalement,
également aidés par la mise à disposition
d'un équipement plus léger (caméras
8 ou 16mm). La diffusion des films indépendants
– autrement impossible dans un circuit commercial
fermé – se passait dans de nombreux lieux
publics et jouissait de la forte affluence d'un public
demandeur.
L'engouement durait le temps du semblant du soulèvement
populaire et s'éteignait petit à petit dans
la seconde moitié des années soixante-dix.
En revanche, les progrès et la folie créatrice
indéniables de la ribambelle de cinéastes
ayant profité du vent du succès avaient
jeté les solides bases pour une exploitation désormais
régulière du support. Le documentaire était
bel et bien né et continue à survivre sous
diverses formes, malgré les actuelles difficultés
de financement, en partie compensées par un matériel
cinématographique toujours plus abordable. |