.Cinéma de genre : l'influence Okura
 
 

La vague classique des Kaidan-Eiga

Pourtant si l'on se souvient surtout des formules novatrices du producteur, son apport au cinéma traditionnel du film de fantômes ( kaidan-eiga ) est capital et vaudra quelques unes des plus belles pages horrifiques du cinéma japonais. Dans le large catalogue maison, le genre représente en effet le versant le plus respectable du studio. Avant tout conçus pour s'inscrire dans la lignée des rentables avatars de la Daiei qui rencontrent un succès considérable, les composantes horrifiques s'affichent d'abord aux seconds plans de jidai-geki . Le drame Il devait mourir (Kumio Watanabe,1956) ou dans une veine fantastique et ludique avec Youn Satomi kaikyoden (1956) tiré d'un roman de Bakin Kyokutei (le père de La légende des huit samouraïs ), une production en réaction aux séries équivalentes de la Toei ( Satomi Hakkenden , Les sept serments ). Les incursions suivantes de la Shin-Toho se font plus franches et s'appuient sur de solides nouvelles des dramaturges Nanboku Tsuruya et Encho Sanyutei dont nombres d'adaptations cinématographiques ont déjà été tournées depuis le début du Xxème siècle. Masaki Mori en tire notamment deux films de factures très classiques. Le premier, Les fantômes de Yotsuya (56) est de par son approche humaniste à rapprocher de la longue version de Kinoshita de 1949. Souvent présentés sous des atours machiavéliques, le couple Iemon/O-Iwa n'apparaît que comme la victime de machinations qui le dépasse. Récit-métaphore d'une époque rude où dans 'ce monde cruel, il faut être cruel pour survivre', Mori dépeint avec humanisme et dans une veine mélodramatique la plongée aux enfers du couple. Bien que passablement passéiste et amorphe, Iemon est bien loin du monstre amoral souvent présenté. Cette variation se concentre donc avant tout sur les ressorts dramatiques et motivations psychologiques du couple. Iemon, pivot du récit, interprété tout en retenue par un jeune et méconnaissable Tomisaburo Wakayama dans un rôle aux antipodes de celui qui (re)jouera dans la relecture de Kato. Sa femme O-Iwa offre quant à elle un contrepoint sensible, toute inconsciente qu'elle est des sombres desseins qu'ils l'attendent. Mori illustre le dilemme qui ronge Iemon, obligé d'assassiner la femme qu'il aime, se forçant à la haïr malgré lui. Le charme naïf des décors de studio, le noir et blanc sans éclat et le classicisme de la réalisation inscrivent le film dans son contexte d'époque d'où peine à émerger une rigueur formelle et une ambition mélodramatique. Principal intérêt du film, les passages fantastiques sont inégaux. Les brèves apparitions fantomatique de O-Iwa sont néanmoins convaincantes par leur simplicité et leur sens graphique tout en dépouillement et inquiétants ombrages. Quelques apparitions telles celles du corps de O-Iwa flottant au gré des courants et croisant le regard désespéré de son mari ou encore lorsque cette femme découvre avec horreur son visage se tuméfiant. Les autres éléments fantastiques , en fait des visions des personnages sous l'effet d'un sortilège, perdent de leur force au fur et à mesure de leur sur-représentation qui perde le récit dans les travers horrifiques trop démonstratifs. Si elle recèle quelques beaux plans furtifs saisissants, cette rigoureuse adaptation reste finalement assez académique. Autre œuvre du réalisateur, Le fantôme du marécage de Kagami (59) s'inscrit dans la même lignée même s'il pâtit d'un scénario bien moins impliquant. La courte durée et des personnages caricaturaux ne réduisent l'exercice qu'à une illustration classique à bases de plans étirés où la présence du lac en contrepoint alourdit l'atmosphère. Mori se reposant sur l'indéniable force brute de ces regards haineux sans chercher plus en avant à transcender ces visions dantesques par des expérimentations visuelles soutenues. S'appuyant sur des procédés routiniers telle cette omniprésente et lassante voix hantée sensée suggérer l'effroi, la patine crépusculaire convaincante laisse paraître des ressorts de l'effroi quelque peu mécaniques d'un genre peu enclin à l'innovation et pathologiquement tourné vers son glorieux passé.

Fantômes du marais de Kasane

En 1957, Nobuo Nakagawa qui s'attaque aux Fantômes du marais de Kasane (une adaptation d'une nouvelle de Encho Sanyutei) va dynamiser le genre. Si le réalisateur était surtout connu pour ses drames et comédies, le film va marquer un tournant majeur dans sa carrière, le propulsant bientôt ‘maître de l'horreur' comme s'attache à le promouvoir Okura. L'inflation rythmique est notable, ainsi l'introduction inhabituelle balaie en une dizaine de minutes le schéma classique d'un kaidan (meurtre puis vengeance) offrant ainsi, dès l'entame, des manifestations horrifiques normalement réservées en conclusion. Décorrélé de l'introduction, la suite consiste en un triangle amoureux qui, s'il finira tragiquement, prend tout d'abord une allure inhabituelle de comédie romantique. Par de brusques variations de ton héritées de ses réalisations antérieures, Nakagawa traite ainsi énergiquement moult sous-intrigues où les allusions sensuelles sont clairement perceptibles. Si le cachet statique du genre est quelque peu bousculé par des mouvements d'appareils (travelling horizontaux), la facture reste encore très classique bien que l'on note le recours à des trucages aux superpositions disproportionnées. Plus intéressantes sont les prémisses thématiques témoignant de la veine misanthropique du réalisateur. En effet, le moteur du drame n'est pas tant l'agissement de personnages calculateurs que la fatalité qui vient frapper sans distinction toute une descendance maudite. Coïncidences tragiques et funestes agitent un récit au pessimisme étouffant, voir le plan final où de vieux serviteurs accompagnent du regard le départ des âmes de la famille maudite, emportant sans distinction aussi bien mari coupable que femme et enfant innocents finalement rattrapés par leur destin.

Plus torturé et cruel, Histoires fantastiques de l'arbre mère est une autre nouvelle de Encho Sanyutei, moins connue que ses F a ntômes du marais de Kasane ou La lanterne pivoine , dont Goro Kadono modifie la trame originelle de sa version de 1939. Témoignage de la maîtrise grandissante du studio dans le genre où bien que pourvu de moyens faibles (casting réduit, lieu unique), le résultat assume des partis-pris démonstratifs et commerciaux dans une parade cruelle aux fulgurances fantastiques. Le récit ne fait pourtant que recycler les éléments traditionnels du genre sans grande originalité. On retrouve la veine cruelle d'un Tsuruya dans ce portrait du ronin Isogai qui se fait apprenti d'un maître peintre dans le seul but de séduire sa belle épouse. Le drame inévitable se produit lorsque le ronin calculateur s'enfonce dans une spirale possessive et autodestructrice en violant  la femme (en la menaçant de tuer son nourrisson de son sabre étincelant) pour finir par assassiner la mari devenu gênant au détour d'une sombre route longeant un marécage. Si Isogai s'arrange pour acheter le silence de témoins gênants, il ne pourra rien contre la toile du maître laissé inachevée, un majestueux dragon aux deux orbites vides qui seront le vecteur de son ressentiment. Lorsque sa folie semble condamner l'innocent nourrisson que sa mère ne peut plus allaiter, un étrange arbre nourricier à l'écorce-mamelle viendra contrer une issue qui semblait inéluctable. Comme souvent une parabole des faiblesses la nature humaine, ce kaidan eiga élude la dimension sociale sous-jacente pour se concentrer sur la figure maléfique d'Isogai. Malgré sa courte durée, le rythme alerte et les manifestations fantastiques généreuses, le film évite l'écueil de la superficialité grâce à un récit tendu puisant sa force dans son unité de lieu, de temps et de personnages. Par sa concision et son minimalisme, la dimension théâtrale participe à plein aux petits jeux fantastiques et cruels où Isogai campe une figure tragique rongée par ses pulsions primaires. Kadono brode une esthétique morbide au noir et blanc d'outre-tombe. Les zones d'ombres sont vues comme autant d'aplats enfermant les personnages dans des parois/frontières funestes d'où surgissent des spectres vengeurs : muscles tendus, yeux inquisiteurs, blancheur spectrale de la peau. Quelques scènes mémorables se détachent comme ce plan superbe où le peintre-transparent finit par se superposer à la toile qu'il est en train de peindre. Ce même jeu de superposition est utilisé dans le long final où le ronin se trouve encerclé par des spectres dans le jardin de l'arbre-mère. La dimension animiste des manifestations fantastiques amplifie le courroux des esprits : voir l' inquiétante toile inachevée d'un dragon en colère ou bien encore l'arbre mystérieux qui semble diriger à distance l'issue tragique du héros. La tonalité funeste du récit cohabite efficacement avec un rythme généreux, comme ces scènes où Isogai se débat avec des boules/esprits volantes conférant un dynamisme peu commun au genre. Une production qui témoigne d'un vrai style maison où les poussées sensuelles et expressionnistes savent s'affranchir des contraintes budgétaires.

Histoires Fantastiques de l'arbre mère

Désormais bien rodée et ayant su fédérer son public, le kaidan eiga made in Shin-Toho va franchir un nouveau cap avec Le manoir du chat fantôme (58) de Nobuo Nakagawa. S'attaquant à la branche du bakeneko-eiga à la riche tradition (on recense ses premières variations cinématographiques dès le début du Xxème siècle), le film est l'occasion tardive de concurrencer la Daiei qui s'est spécialisé dans le sous-genre ( Le chat-fantôme du palace d'Arima en 1953, Le chat-fantôme d'Okazaki en 1954). Fidèle au genre mais avec une nette inflation rythmique et ludique, la Shin-Toho impose une nouvelle approche du genre. L'habituel crescendo horrifique est désormais également reparti sur la durée du métrage ; la plastique d'ambiance devenant le vrai enjeu du film au détriment d'une rigueur dramatique habituellement empesée. L'arrivée de la couleur, une première pour le studio, va motiver une structure narrative superficielle où trois couches temporelles se trouvent imbriquées. Bousculant les trames linéaires habituellement de rigueur, l'ancrage va progressivement glisser du contemporain vers une période féodale avant d'achever son cycle en resituant l'intrigue de nos jours. Pour un Nakagawa où le motif de la ‘roue du destin' est central, cette narration cyclique est comme un moyen d'illustrer le sujet du karma. Enthousiasmé par l'arrivée de la couleur, le réalisateur se voit pourtant bridé dans l'élaboration de l'esthétique son film. En effet, le budget couleur est insuffisant et ne peut couvrir qu'un tiers du métrage. Nakagawa adopte alors une démarche audacieuse en inscrivant la période contemporaine en un noir et blanc, laissant le privilège des couleurs aux intrigues ancestrales. Une intéressante illustration de contournement artistique où les limitations budgétaire conduisent à des choix esthétiques novateurs.

Le Manoir du Chat Fantôme

Moins axé sur la veine mélodramatique que sur du pur divertissement, Nakagawa semble par instant opter pour une distance ironique en plongeant ses personnages dans des situations archétypales aux ressorts forcément attendus, les manifestations horrifiques virant par moment vers du ‘ kabuki sportif' rappelant le surprenant Le chat d'Arima (1937). La conclusion outrageuse telle une pièce rapportée en complet décalage peut se voir comme un pied de nez au happy-end imposé de la production. L'usage du hors champ vient aussi bien en contrepoint pudique aux excès violents qu'en catalyseur aux scènes d'effroi suggérées. Si Le manoir du chat fantôme marque son époque, c'est dans son traitement graphique et ses expérimentations visuelles étonnamment précurseurs. L'usage du plan-séquence est ici particulièrement remarquable comme dans cette scène introductive constituée d'un long travelling horizontal puis vertical aboutissant à une longue plongée dans la profondeur du plan. Une scène où le point de vue est brillamment brouillé : le plan d'ensemble se fond bientôt en une vue subjective pour finalement déboucher sur un plan ‘à la troisième personne' avec l'irruption d'un personnage modifiant la perspective. L'alternance des ancrages temporels et de leur cachet visuel respectif insuffle une étrange vibration au récit : la nonchalance lisse et clinique du temps présent laissant place à la charge incandescente du passé aux couleurs presque électriques. Nakagawa s'essaye à des expérimentations novatrices comme des superpositions animées, des plan détourés par des caches (vue depuis l'iris d'un chat) et l'éclairage (un squelette isolé du plan par la lueur de l'orage) , ou encore une séquence finale où la césure de la profondeur de champ donne l'impression de plans fusionnés où la couleur, telle une flamme diabolique, se trouve circonscrite autour d'un seul personnage, laissant le reste de l'image dans une obscurité funeste.

Les Fantômes de Yotsuya

Le maître plasticien Nakagawa se trouve logiquement aux commandes du prochain grand projet du studio. Nouvelle version des Fantômes de Yotsuya , cette variation de 1959 diffère de celle de Mori de part sa veine sensuelle, ses accès sanglants et la déréalisation progressive de son univers. Entièrement en couleur, le film ambitieux bénéficie d'un budget conséquent permettant de porter sur la toile les visions fantasmagoriques de la nouvelle. Synthèse du kaidan-eiga ‘classique' à l'ancrage féodal et à la lente montée en puissance aux percées plastiques modernes , Les Fantômes de Yotsuya reste, encore à ce jour, l'adaptation la plus célèbre de la nouvelle. Si la trame se focalise sur le personnage de Naosuke, offrant ainsi une variation intéressante, les lacunes de direction d'acteur du réalisateur apparaissent plus flagrantes dans le cadre d'un récit dramatique posé. La première moitié du film est à ce titre relativement paresseuse ; Nakagawa échouant à épaissir la dimension psychologique de ses protagonistes en se reposant sur une adaptation très littérale à l'aide de plans étirés et statiques. Moins typée et personnelle que les versions de Kato Tai ou Kenji Misumi, ce beau et longuet livre d'images se mue heureusement peu à peu en une plongée fantastique où les séquences d'effroi et l'étouffante atmosphère intensifient le drame. Si moins créatif et expérimental que Le manoir du chat fantôme , le film marque à sa manière l'apothéose visuelle du genre. Les chromas intenses littéralement emprisonnés de zones d'ombres retranscrivent à merveille l'ambiance crépusculaire et poisseuse du lac où se joue ce drame de la soif et de la cruauté. Les éclairages expressionnistes comme vecteur des force d'outre-tombe témoignent d'une maîtrise formelle certaine. L'usage du scope allié à une théâtralisation figée extrême offre une rigueur de cadre qui sied à la sécheresse baroque de cet enfer sur terre. Délire paranoïaque du héros, les séquences fantastiques virent au surréalisme et comptent sans doute parmi les plus belles du genre : apparitions spectrales d'O-iwa et son regard haineux à la force graphique frappante ; lac aux reflets maléfiques, apparition inattendue de serpents lugubres venant contaminer le plan. Un brillant film de fin de cycle pour un réalisateur affichant pourtant clairement ses limites dans le cadre du film d'horreur traditionnel. Impulsé par la politique d'Okura, L'enfer (1960) représentera bientôt la rencontre dégénérée entre formules novatrice chères au studio et univers misanthropique du réalisateur


Le Désir du Serpent

Figure horrifique récurrente et argument commercial certain, le motif du serpent comme métaphore du vice sera notamment mis en vedette par le producteur dans Le Désir du serpent (1960) où les atours de jidai-geki horrifiques ne cachent que peu l'ambition de mettre en valeur les corps de belles femmes impuissantes parcourus par les lentes ondulations sensuelles des rampants au sang froid. Okura n'aura pas eu à chercher loin la source de son inspiration, voir les variations de la Daiei réalisées par Kenji Misumi ( Le Serpent impitoyable ,1958) et Kazuo Hirotsu ( Le Bain de serpents verts , 1959) puisant elles mêmes leurs sources dans les premiers écrits de Junichiro Tanizaki, un auteur où la symbolique sexuelle occupe une place centrale. Des exemples symptomatiques des prémisses d'un tournant cinématographique catalysé par la lassitude du public envers le genre sur-exploité du kaidan . La poussée inexorable des chambara et ninkyou eiga met à mal les compagnies spécialisées comme la Shin-Toho qui oblige Okura change son fusil d'épaule pour tenter de capter l'inflation sensationnaliste et la demande sans cesse croissante de nouveauté. Le chat fantôme du marais d'Otama (1960) est un des derniers témoins classiques de cette période de transition. La trame sans surprise illustre la remontée de courroux divins à travers les âges ; les victimes étant un jeune couple en visite autour d'un lac qui viendra manifester les tourments de leurs ancêtres. Si l'ancrage contemporain apporte du sang neuf, les figures thématiques et stylistiques ne sont que des variations inspirées des travaux de Nakagawa. Pourtant derrière sa facture routinière, le film de Yoshiro Ishikawa bénéficie avantageusement de l'apport de techniciens rompus aux contraintes budgétaires qui élève le film bien au dessus de la moyenne. La tenue graphique de l'ensemble est une nouvelle fois brillante avec ses chromas sombres et étouffants, le scope offre l'occasions de jeu sur les espaces où l'escamotage des décors, les variations d'éclairages et les travelling brusques créent une tension mystique , le recours aux panneaux peints et une omniprésente brume ajoutent encore à la déréalisation du lieu. Si l'influence du No est toujours palpable dans la tenue figée des plans, une esthétique baroque à la Hammer se dégage imperceptiblement : voir le chat fantôme aux traits de monstre des marais ou encore cette mare de sang aux bouillons tumultueux.

Le Chat Fantôme du marais d'Otama