.Cinéma de genre : l'influence Okura
 
 

Innovation et cruauté


Le Plafond d'Utsunomiya

Si les productions horrifiques à suivre se démarquent sensiblement de cet héritage des romans classiques, leur maturation n'a pas été instantanée et s'est déroulé parallèlement aux kaidans ‘respectables'. Ainsi dès 1956, Le plafond d'Utsunomiya du prolifique Nobuo Nakagawa s'affiche comme un curieux film hybride qui s'achève dans un timide final horrifique où l'on découvre les premières expérimentations du réalisateur dans le domaine. Si l'enjeu du canevas principal gravite autour de la personne du shogun et de ses fidèles vassaux, le cœur de l'intrigue tend peu à peu vers le thriller médiéval où la figure de samouraï sournois et calculateurs se trouve égratignée de par leurs agissements sournois . Machinations et assassinats de sang froid constituent ainsi les ressorts narratifs où des personnages typés émergent (Tetsuro Tamba en assassin peu loquace, Ryuzaburo Ogasawara en samouraï dévoué qui se transforme bientôt en espion). Nakagawa évacue vite les scènes de cour pour des séquences d'enquête et d'espionnage où le spectateur est laissé dans l'expectative. Viennent s'y adjoindre des enjeux plus ludiques : chambara sur les toits ou dans des impasses, scènes de bar aux femmes lascives, filatures et meurtres graphiques gratuits. Très connoté mélodramatiquement, le film étonne par son recours à des artifices narratifs ‘grotesques' (le plafond du titre cache en fait de lourdes pierres qui seront projetées sur l'infortuné shogun en visite) et son virage inattendu dans le kaidan-eiga où le fantôme d'un architecte fraîchement empoisonné vient rétablir le cours de l'histoire. On note la référence à la roue karmique, une récurrence thématique du réalisateur (ici présentée via la poulie d'un puit). Connu pour ses procédés techniques habiles et audacieux, le Nakagawa du Le plafond d'Utsunomiya reste encore d'un classique académisme. L'unique et courte apparition horrifique reste plastiquement faible et sans inventivité, les quelques beaux éclairages expressionnistes étant réservés aux plans dramatiques. Couplée à une bande son atmosphérique de Sadao Bekku ( Matango ), la photographie sombre et de sinistre augure, qui nappe même jusqu'aux scènes diurnes, préfigure les plongées fantastiques de ses prochains travaux. Plus improbable , Le seigneur de la maison aux serpents (57) reprend les postulats des films noirs américains où des savants fous accouchent de monstres incongrus et fantastiques. Piochant ainsi encore chez la Daiei rivale qui avait déjà expérimenté le genre (la série de L'Homme invisible ), Okura transpose le récit aux temps féodaux. On peut notamment y voir un docteur mégalomane altérer un homme pour donner naissance à une bête monstrueuse qui l'aidera dans ses plans de conquête du monde.


Le Militaire et le fantôme

L'année suivante, Okura franchit allègrement la barrière du bon goût en produisant Le militaire et le fantôme . Se déroulant sur fond de second conflit mondial; on y voit un lieutenant laisser échapper un précieux document à l'ennemi chinois. Dans le collimateur de ses supérieurs, le sinistre personnage fait porter la faute à un innocent soldat qu'il torture avant de l'abattre. La suite voit le lieutenant s'attaquer à la veuve du soldat qu'il kidnappe puis viole avant que le fantôme haineux du défunt ne viennent réclamer justice. Relativement osé pour l'époque, le film se pose comme un chaînon emblématique du cinéma commercial vu par la Shin-Toho. Synthétisant les genres populaires (films de guerre et de fantômes) tout en l'enrichissant de séquences de tortures, le résultat incongru est un produit purement racoleur qui récolte des recettes satisfaisantes pour justifier et prolonger la démarche ‘créatrice' de son géniteur. Autre sous-genre emblématique issu d'une même démarche, les films de ‘plongeuses sous-marines et fantômes' résultent d'une trahison assumée à l'héritage classique des kaidan-eiga . En insufflant des thématiques et parti-pris stylistiques aux résonances contemporaines troublées, Okura accouche de curieux et exotiques avatars lorgnant délibérément vers une jeune audience masculine dont l'influente demande ne cesse de croître. Figures classiques qu'on retrouve déjà dans des estampes d'Hokusai et mélodrames populaires ( La perle bleue de Ishiro Honda en 1951), les plongeuses ( Ama ) constituent un champ d'expérimentation bien commode pour illustrer le thème de la sensualité et de la sexualité larvée. Si aujourd'hui, ces plans de peaux exposées paraissent pudiques et naïfs, ils représentent bien les germes d'une révolution cinématographique sensuelle et sexuelle qui explosera littéralement dès 1962. Initiée en 1956 par La vengeance de la reine des perles , la série introduit la pulpeuse Machiko Maeda en femme vengeresse. Le film est resté célèbre pour comporter une des premières scènes de nudité explicite (face contre terre) du cinéma japonais. Suivront ensuite à intervalles réguliers des variations de ce maigre matériau, Plongeuses en péril (1957) de Toshio Shimura , Les plongeuses mangeuses d'hommes (1958) de Yoshiki Onoda, Les plongeuses de la maison hantée (1959) de Morihei Magatani, Le fantôme de la plongeuse (1960) de Goro Kadono.

La Vengeance de la reine des perles
Les Plongeuses mangeuses d'hommes

Les Plongeuses de la maison hantée

Le Fantôme de la plongeuse

Si dans La vengeance de la reine des perles , la filiation avec le kaidan n'est pas encore évidente, les autres opus du genre marquent un glissement transgressif vers le genre. En effet la composante kaidan n'est que secondaire, le cœur du sujet étant les pulsions humaines tiraillées entre désir de chair et d'argent. Les plongeuses de la maison hantée illustre bien cette quasi-schizophrénie à vouloir emprunter à tous les genres (fantômes, yakuza, sexe,..). Ce cross-over, avec l'égérie sexy Yoko Mihara, débute avec un générique aux atours surnaturels (éclairages lugubres, musiques flottantes) pour ensuite se dévoiler plus franchement lors de séquences sous-marines où les corps des nageuses sont avantageusement cadrés. Si le film reprend certains éléments surnaturels, il apparaît bien vite qu'en fait des fantômes, il s'agit plutôt de personnages à la solde de mafieux n'hésitant pas à se déguiser en spectre pour mieux terroriser l'héritière d'un trésor ancestral. Ce détournement et prise de distance combinés avec un ancrage contemporain marquent une rupture nette dans la continuité du genre. Fracture encore plus marquée au vu des d'éléments gothiques occidentaux inédits (grotte souterraine, tombeau,..) et d'une thématique sur la cupidité et la tentation avec une nette inflation exponentielle à la sulfure. Cette série B, d'une qualité intrinsèque d'ailleurs assez quelconque, se construit sur l'empilage des séquences où la suspicion, le calcul et le désir sexuel plombent notablement l'ambiance d'une petite communauté autonome de pêcheurs. L'omniprésence de la mer comme frontière infranchissable, l'absence de liens extérieurs font glisser l'ensemble vers le huis-clos à ciel ouvert. Un enfermement catalyseur des passions humaines qui constitue le fil tenu autour duquel se déroulent les dérives et interdits. Une oppression d'autant plus accentuée par les scènes d'intérieur, qui loin d'offrir un contrepoint, jouent efficacement sur la claustrophobie plongeant des décors banals dans une obscurité d'outre-tombe où les ornements décoratifs prennent des reflets sinistres.

Les Plongeuses de la maison hantée

La peinture de l'homme y apparaît comme ambiguë. Dépeint comme une figure élégante (les yakuzas en costumes chics dans un univers rural), sa nature profonde se révèle sous les traits d'un être manipulateur voire même prédateur. Cette animalité transpire tout du long du métrage lors de leurs nombreuses coucheries (dans des débarras ou cabane de bord de mer) mais plus encore dans leurs débordements tel cet homme étranglant une femme adultère avant de lui écraser le visage, ou encore ce yakuza tuant un congénère pour tenter de violer une femme prisonnière. Les jeunes femmes, ici littéralement des proies, n'en restent pas moins sous tension (scène de catfight sur la plage, rivalités entre clans de pécheuses) et aussi soumises au désir comme un contrepoint libératoire (servante fricotant dans une réserve, étreintes interdites sur la plage). D'apparence anodine, la scène finale vient rappeler le tribut du film à l'influence occidentale et son esthétique gothique : le tombeau renferme un squelette, élément novateur dans un genre où les croyances et rites shinto jouent un rôle moteur. Les plongeuses de la maison hantée et ses compagnons des salles obscures constituent en l'état de bien curieux témoignages des expérimentations d'Okura dans sa quête de dynamiser les codes cinématographiques de l'époque. Le charme exotique et incongru de la formule, la peinture nerveuse de l'être humain mis en abîme par les forces (sur)naturelles offrant une variation contemporaine du kaidan-eiga. Un court chaînon qu'on peut rétrospectivement considérer comme l'ancêtre des ero-kaidan des années soixante dont Okura sera l'un des grands promoteur en compagnie de son acolyte Kinya Ogawa.


La Femme vampire

La Fiancée vampire

La Lance ensanglantée de la 99ème vierge

Ces germes gothiques précédemment entre aperçus ne tardent pas à faire l'objet d'adaptations plus ciblées. Si la figure du Vampire réalisé par Nakagawa en 1956 à la Toho n'était qu'allusion métaphorique d'un thriller urbain, La Femme vampire (59) de Nakagawa est le premier film japonais à présenter un vampire avec ses atours traditionnels (cape, dents acérées). Le résultat s'avère symptomatique de méthodes de production brassant leurs influences sans grand souci d'homogénéité. L'élément fantastique s'il est bien présent se trouve complètement dilué dans une banale intrigue où se télescopent joyeusement tout les poncifs du genre. Souffrant d'un rythme inégal, La Femme vampire est une incursion faiblarde faite de bric et de broc brodée autour d'un script rempli d'invraisemblances et coïncidences allant jusqu'à mentir sur son titre (le véritable vampire se trouve être un homme). Si l'ancrage européen du film recours à des lieux gommant consciencieusement toute référence locale (rues ‘européennes', château, caves), la transposition s'avère particulièrement maladroite en trahissant jusqu'aux codes même du vampire : le personnage-titre n'est pas soumis à des besoins de sang ; la lumière du soleil ne l'affecte aucunement (au contraire de la lumière lunaire !). On retient surtout un curieux duo de personnage (un vampire dandy accompagné de son acolyte de nain), une torture au candélabre et un final grotesque dans une grotte aux bains d'acides où se croisent policiers et vampire. Pour un réalisateur livrant la même année Les fantômes de Yotsuya , le film n'apparaît que comme alimentaire : peu de recherches graphiques, seul ici et là quelques travellings travaillés suggérant une présence invisible, ou encore des jeux de lumières et de clairs-obscurs. Peu convaincu du résultat, Okura poursuit pourtant sa démarche avec La Fiancée vampire (1960) qui rompt définitivement tout idée de fidélité au matériau original, faisant la part belle à l'inflation outrageuse et marquant les prémisses des euro-kaidan qui apparaîtront les années suivantes (Le fantôme caucasien , Le fantôme du bossu ,..). Toujours actifs, Okura s'attèle parallèlement à d'autres projets où l'ombre occidentale plane. La Lance ensanglantée de la 99 ème vierge (59) marque une césure nette avec le passé et s'affirme en rejeton contemporain des ses congénères occidentaux. Jouant sur la confrontation de la civilisation moderne avec les croyances ancestrales, le film narre l'enquête d'un policier sur les traces d'un enlèvement le conduisant dans une communauté rurale où se déroule un traditionnel sacrifice de vierge censé apaiser la colère des dieux.

L'Enfer

Sorti en 1960, L'enfer constitue l'achèvement de cette logique inflationniste ainsi qu'un chaînon majeur entre deux époques. Projet ambitieux d'un studio à l'équilibre financier fragile, le réalisateur Nobuo Nakagawa va même jusqu'à injecter ses deniers personnels dans l'entreprise. Distanciation notable envers la tradition horrifique japonaise, L'enfer prend en effet une tournure plus universelle (l'introduction qui cite les grandes religions mondiales) et plus contemporaine (voire la peinture nihiliste d'une jeunesse dans la pure tradition taiyozoku ). S'il souffre de son script ambitieux (100 minutes au lieu des 60 habituelles) et pèche par une première moitié traînant en longueur, le film de Nakagawa doit se voir comme une véritable évolution stylistique et thématique au sein d'une production japonaise encore très sage. Ce film-manifeste convoque les pulsions misanthropes du réalisateur doublées de percées gores avant-gardistes et de fulgurances esthétiques stupéfiantes vis-à-vis d'un budget réduit. Fruit de l'évolution et de la perversion du kaidan-eiga , L'enfer pose un regard désabusé sur le genre humain et en profite pour illustrer l'inflation sexuelle moteur du drame. Par l'entremise de Tamura, diabolique personnage métaphore de la culpabilité, Nakagawa dresse un portrait peu glorieux de la lâcheté humaine inter-generationelle. Le climat crépusculaire et sulfureux trouve son contrepoint dans des envolées provocantes (angles déformés, motifs surréalistes et suggestifs) et sardoniques (la maison de retraite nommée ‘Maison du Paradis'). Réflexion intéressante sur le déterministe (référence à la roue karmique) et la culpabilité (omniprésence de la vue divine via nombres contre-plongées), le film marque durablement son époque par sa veine violente et cruelle. La seconde partie du métrage, une vue métaphorique d'un esprit torturé, convoque tous les personnages du récit condamnés à errer dans les terres maudites et soumis aux supplices punitifs. Amputations des membres et des dents, dépeçages, tortures psychologiques sont les moteurs de scènes surréalistes où l'inventivité formelle du réalisateur éclate littéralement  (grand espaces théâtraux, jeux d'ombres, aplats de couleurs électriques, ..) renforcée par des recours astucieux aux trucages et autres dispositifs grotesques et outranciers. Film majeur dans la chronologie de l'horreur japonaise, L'enfer constitue tout à la fois la somme thématique de son auteur, une rupture nette avec l'héritage kaidan ainsi que l'avènement fracassant de la cruauté et de l'esthétique baroque dans la production japonaise.

L'Enfer