.Cinéma de genre : l'influence Okura
 
 

De l'importance des femmes

Si les femmes sont depuis toujours des éléments moteurs des kaidan-eiga , un regard sur le reste des productions du studio suffit à se convaincre que les héroines-spectres ne sont qu'une partie d'un projet plus global de modernisation des figures féminines dans le cinéma de genre. Erotomane notoire, Okura ne se cachait d'ailleurs pas de relations extra-professionnelles avec ses actrices (ce qui valut sa célèbre réplique amusée ‘ J'ai fait de ma femme une actrice' ). Explorant plus en amont les formules de thrille r, les rôles féminins d'Okura apparaissent vite comme une toile de fond privilégiée. Ainsi lorsque que le studio lance la série du Dandy Sachichi , (soit six films avec Tomisaburo Wakayama campant un détective élégant sous l'ère Edo), on n'est guère surpris de voir les mystères graviter autour des femmes  (dans la premier opus, la trame se focalise sur six belles prostituées assassinées dans la quartier des plaisir de Yoshiwara). Des figures féminines qu'on trouve aussi en victimes fortement sexuées dans le thriller urbain L'assassinat du modèle-nu (1958) ou encore Le militaire et la beauté au cadavre démembré en 1957 (une femme enceinte est retrouvée décapitée et démembrée au fond d'un puit). Outre ces films formulatiques, le grand apport d'Okura est de mettre les femmes en haut de l'affiche, les hommes n'occupant que des rôles ‘faibles'. Citons La chair obscène d'une nonne (1958) sur fond de relations lesbiennes dans un couvent, La doctoresse-militaire et le faux patient fou (58) en bel exemple de fétichisme des uniformes ou encore Les cinq filles violentes (1960) où un groupe d'étudiantes protège leur établissement contre les agissements d'un menaçant yakuza.


La Chair obscène d'une nonne

La Doctoresse militaire et le faux patient fou

Dame Ran, le Serpent venimeux

L'essor des films noirs se aussi trouve être l'occasion idéale d'expérimenter les nouvelles figures féminines fortes chères à Okura. La série des Dokufu (femme vénéneuse) introduit l'archétype de la perfide femme tatouée autour de laquelle gravitent de sombres affaires ; soit trois films en 1957-58 aux titres explicites  : Kinu la Dame tempête et la céleste Dame Tama (de Kyotaro Namiki), Dame Ran, le serpent venimeux (de Goro Kadono) et Dame Den, la femme-poison (de Nobuo Nakagawa). Se basant sur des figures de criminelles réelles, les films sont des retranscriptions très libres des faits transposant les codes du film noir à l'ère Meiji (autour de 1870). Si dans Dame Den, la femme-poison , l'inventaire des situations osées recèle déjà tous les schémas classiques du film d'exploitation (prison secrète de prostituée, fouille complète au corps de la voleuse, nombreuses coucheries), l'ensemble reste finalement très sage et hésite constamment dans sa façon de dépeindre son personnage féminin central, reléguant paradoxalement sa part d'ombre en second plan au profit d'un humanisme attendri. Le caractère sulfureux et venimeux de la femme ne se suggère que par des archétypes trop sages pour convaincre. Exempt de vice et de cruauté, le moteur du récit s'en trouve désincarné en alignant sans liant crédible des saynètes, autant de chocs frontaux des genres. On pense notamment à ces scènes à la tonalité mélodramatique exacerbée (la mort de la petite fille de l'héroïne) faisant suite aux passages racoleurs de prostituées parquées dans une cache souterraine. L'influence des ‘formules Okura' s'illustre ici dans sa propension à confronter des éléments disparates en un curieux patchwork branlant où l'érotisme sous-jacent ne demande qu'a éclater, soient des scènes ludiques à la cruauté de pacotille s'enchaînant dans tempo plus ou moins efficace avec des scènes de filatures ou de mélodrame. Plus intéressant et désarçonnant est la manière de diaboliser les personnages secondaires de manière à faire ressortir la pureté de son héroïne (un ex-mari qui lui quémande de l'argent pour pouvoir élever leur petite fille, argent qu'il dilapidera non sans laisser mourir de maladie sa progéniture). Autre exemple typique, celui du patron de bijouterie qui cache un proxénète kidnappant et parquant d'innocentes jeunes filles dans une cave-prison. Un tel manichéisme qu'on ne peut s'empêcher de rapprocher des figures archétypales des kaidan-eiga . Sur la forme, le film se distingue par des traits stylistiques intéressants où la réalisation soignée de Nakagawa rend crédible une reconstitution historique à petit budget. L'entame de film évoque directement un certain cinéma d'avant-guerre de par sa dimension illustrative et son montage musical extrêmement rythmé (des plans syncopés et répétitifs retranscrivent la folle fuite en pousse-pousse en fixant les détails du véhicule). On y retrouve également l'attrait marqué du réalisateur pour les mouvements d'appareils fluides et amples comme lors du long travelling suivant la fuite d'un personnage. De part sa thématique, le thème du regard est bien sur au centre du récit et vaut des plans composés (omniprésence de la vue plongeante inscrivant et oppressant les personnages dans leur environnement). On note aussi quelques belles fulgurances témoignant du talent de plasticien du réalisateur mettant à profit un noir&blanc travaillé : une ruelle lugubre aux atours fantomatiques, un plan expressionniste de visage féminin quasi-spectral.

Le Femme du couloir de la mort

Des figures féminines qu'on trouve aussi mise en avant dans le curieux La femme du couloir de la mort (1960) du même Nakagawa. Sous des allures de film policier contemporain, on décèle des éléments bien typiques du style Okura. Partant sur les bases d'un classique whodunit , le film se révèle un parfait exemple de brassages des genres. Outres ses caractéristiques policières noires, l'ensemble lorgne ainsi vers le film de prison de femmes, le thriller de fugitifs pour s'achever dans un pur mélodrame familial. Si la fusion des genres pâtit bien souvent d'un script volage, La femme du couloir de la mort reste d'une remarquable cohérence dans ses variations rythmiques et thématiques, le tout emballé dans une durée extrêmement réduite et une ambition formelle affirmée basée sur le noir et blanc. L'apathie généralisée des personnages se trouve accentuée par des clairs-obscurs déréalisants (les vapeurs d'un train enfonce une gare dans une dimension autre) et un cachet statique aux beaux moments de lassitude. Si Nakagawa met l'emphase sur l'innocence de :l'héroïne injustement condamnée à mort pour le meurtre de son père, l'ambiguïté permanente n'est pourtant levée qu'en toute fin laissant le spectateur dans un état d'expectation permanent . Un climat lourd qui intensifie l'ensemble jusqu'à faire douter d'un happy-end pourtant évident qu'on pressent tourner au twist tragique. En dehors de ses scènes imposées dont une partie tendue de filature dans un train, le film se distingue par une incursion dans le Women in Prison au traitement relativement inattendu. En effet plutôt que d'accentuer le pathos du destin injuste de la femme-titre, Nakagawa dérive son récit dans un pénitencier femmes aux prisonnières lesbiennes en cruel manque d'hommes. On y voit notamment des attouchements directs, un chantage de dénonciation aux matonnes aboutissant en une étreinte saphique ou encore une femme hystérique feintant un malaise pour pouvoir étreindre un docteur dépassé par les évènements. Le cadre rigide de la prison offre au film ses plus belles recherches formelles : caméra oppressant la cellule depuis le plafond, un travail sur les perspectives et surcadres rectilignes, et une mise en abîme des ombrages aux fort relents de kaidan . En résulte un condensé d'influences à la réalisation moderne d'un réalisateur qu'on surprend appliqué envers un matériau de prime abord superficiel.

La série "Joo-Bachi"

Parallèlement à son apport aux films noirs, l'autre chantier majeur d'Okura a trait à la féminisation du yakuza-eiga , notamment par l'entremise du réalisateur Teruo Ishii. La série des Joo-Bachi (littéralement ‘Reine des abeilles') instaure sur les écrans la figure de l' Anego (femme tatouée aux commandes d'un groupe de yakuza) invariablement incarnée par Yoko Mihara, la star aguicheuse maison. Si la Shin-Toho avait raté le train du yakuza-eiga médiéval, elle se retrouve cette fois-ci précurseur dans sa déclinaison contemporaine. En trois volets (58-60), la série agite les bases du yakuza-eiga classique et élabore le prototype qui inspirera les films ‘féminisateur' du genre : La Chatte joueuse (Nikkatsu, 1965), La Joueuse (Daiei, 1966-71) et La Pivoine rouge (Toei, 1968-72). Les canevas simplistes des Joo-Bachi sont quasi-interchangeables et mettent en exergue la confrontation de gangs féminins s'achevant par la confrontation de leur Anego respectif. L'ancrage contemporain affirme une ère moderne où les références aux éléments féodaux sont réactualisés et leur valeurs mis en balance. Les enjeux deviennent actuels et entrent en résonance avec la société de l'époque, la figure traditionnelle du sabre se mêle à celle revolver et les ressorts narratifs mettent l'accent sur l'action et les séquences sexy de cabarets et de prostituées. Aussi, lorsque la Toei sort le premier opus des Sukeban en 1971 avec Miki Sugimoto et Reiko Ike, la droite descendance avec les Joo-Bachi est ainsi clairement revendiquée (les deux films partagent le même sous-titre Joo-bachi no gyakushuu , soit La revanche de la femme abeille ). Loin d'être un exemple isolé, la formule des ‘films policiers aux femmes fortes' séduit le public et donnera de nombreux avatars à sortir de la Shin-Toho  : La Rose et la reine des pistolets (1958), Femmes hors-la-loi (1960), Les seins noirs (1960) où deux sœurs découvrent avoir un géniteur différent (un noble entrepreneur et un yakuza) ou encore Femmes bestiales (1960) narrant la fronde de deux femmes contre un syndicat de la drogue. Dans une veine plus récréative, Les comtesses de Monte-Christo (1960) est une variation féminine et sexy du roman d'Alexandre Dumas où deux sœurs utilisent l'argent d'un trésor fraîchement découvert pour se venger des hommes qui les ont trompé.


Femmes hors-la-loi

Les Comtesses de Monte Cristo

Femmes bestiales