.Hara Kazuo, dans les entrailles du soleil levant
 
 
Entretien avec Kazuo Hara


Dans son entretien avec Kenneth Ruoff, Hara Kazuo, le réalisateur paria du Japon, décrit le tournage de ses films ainsi que les réactions que ceux-ci provoquent. Il évoque son style de réalisation "en équipe" et parle du rapport dialectique entre réalité et artifice dans le cinéma documentaire. Hara exprime sa volonté de faire du cinéma dit d'action, d'opter pour des films fortement narratifs, de tourner des scènes dramatiques avec des personnages confrontés à des situations difficiles. Il va jusqu'à citer Superman comme modèle cinématique. Renégat soixante-huitard, Hara rend hommage aux mouvements révolutionnaires de sa jeunesse, et justifie son engagement dans un cinéma qui remet en question tabous sociaux et vérités historiques.

Entretien réalisé par Kenneth Ruoff le 26 Avril 1992 avec l'aide de Yukihiro Hayakawa.

Traduit de l'anglais par Michaël Stern et Martin Vieillot, texte original disponible sur le site de Kenneth Ruoff

 

A/ Sur ‘Une vie consacrée' (1994)

 

Avec votre film actuel, sur Mitsuharu Inoue un écrivain d'après-guerre connu, vous espérez comprendre le processus par lequel la fiction naît de la réalité et de véritables expériences. Pouvez vous nous donner un exemple du processus que vous essayez de déterminer ?

Vous savez un documentaire n'est pas totalement “vrai”. Quand on est face à une caméra, on est forcément conscient de la caméra. Même hors caméra, dans la vie quotidienne, les gens jouent un rôle. C'est normal. M. Inoue a vécu beaucoup d'expériences. Il écrit de la fiction. C'est un écrivain qui a pensé à cette question sur la fiction et la réalité. Il a écrit de nombreuses fictions basées sur son propre vécu. Donc, quand on lit ses histoires, on a tendance à passer à côté de la réalité cachée derrière la fiction. Évidemment, Inoue le sait très bien. C'est sa manière d'écrire la fiction ; il ne se contente pas d'accepter des faits. Par exemple, Inoue écrit sur différents sujets – religion, jeunesse gauchiste, guerre, socialisme en URSS. Parmi ces écrits, on trouve des histoires sur un chef d'un petit groupe religieux, un groupe constitué de femmes et dirigé par un homme. Ce chef, c'est probablement Inoue. Quand on lit l'histoire, on se met à vraiment réfléchir sur Inoue. Mais Inoue lui dit, c'est de la fiction. Pourtant un écrivain ne peut écrire sans un vécu. Alors on se demande quelles sont les expériences de l'auteur. En fait, Inoue est un homme qui a eu beaucoup de relations avec plusieurs femmes – des relations sexuelles. Beaucoup de femmes l'ont fréquenté. C'est un playboy . Et aussi un homme qui aime sa vie de famille. Inoue écrit sur la politique, sur différents sujets, mais moi ce qui m'intéresse ce sont ses écrits sur le sexe, sur la relation homme-femme. Inoue écrit de la fiction basée sur ses véritables relations. Je cherche à connaître l'histoire de ces relations.

Néanmoins j'ai compris que c'était une chose difficile à savoir. Par exemple, Okuzaki [Ndt : personnage central de L'armée de l'empereur s'avance ] était un homme qui ne cherchait rien à cacher de son intimité. Inoue, parce qu'il est un écrivain, utilise son expérience personnelle pour écrire. Mais quand avec la caméra, j'essaye de lui extirper ces informations, il se referme sur lui-même. Je pense qu'un documentaire doit explorer les choses que les gens gardent secret, les faire apparaître, pour comprendre pourquoi ces personnes veulent garder un jardin secret. Quand les gens parlent d'eux-mêmes, ils instaurent des limites et tabous sur ce qu'ils veulent bien aborder, et ces tabous personnels et barrières reflètent ceux de la société. Je veux juste capter ce dont ils ne veulent pas parler, de leur intimité. Par conséquent, je veux connaître la facette privée de Inoue. Comme Inoue est un écrivain, il comprend immédiatement ce que je veux, et pose ses défenses. Je veux comprendre, par rapport à Inoue, la façon dont la fiction naît de la réalité, donc ses relations avec les femmes.

Mon second film montre ma vie privée. Avec le triangle existant entre moi, mon ancienne femme et mon épouse actuelle. Vous savez, je réalise des documentaires, et pour ce qui est de la réalité et de la fiction, il faut savoir que même un documentaire est construit de toutes pièces. En 1974, je fais Mon Eros Très Privé à propos de ma relation avec deux femmes. Plus tard, j'ai assisté à un cours de Inoue, qui m'a fait repensé à mon second film, et j'étais d'accord avec Inoue. On partageait les mêmes sentiments. Je voulais en savoir plus sur lui, sur le véritable Inoue. Et je souhaitais savoir ce que les femmes de sa vie pensaient de lui, et vice versa. Au départ, je croyais que Inoue s'ouvrirait plus.

Quelle sera “l'action” de ce film – qu'est ce qui interpellera le public ?

Quand on fait un documentaire, on le fait à propos d'un sujet dont on ne connaît pas grand chose. Quant à savoir précisément ce que je vais réussir à comprendre avec mon film en cours, je ne le sais pas encore. C'est pourquoi je continue de filmer. Je ne peux pas vous dire quel sera le sujet. Je m'interroge moi-même sur cette question. C'est la véritable différence entre les documentaires et les films dramatiques. Le réalisateur lui-même ne comprend pas ce qui va se passer. C'était clairement le cas avec L'armée de l'empereur s'avance . Je n'avais aucune idée de la tournure du film lorsque je le réalisais. J'ai fait ce film pour découvrir quel genre de personne était Okuzaki, et quand j'ai terminé j'étais surpris de voir les réactions du public vis-à-vis de Okuzaki, la façon dont ils l'ont vu, je me disais « Ahh, c'est comme ça qu'ils ‘voient' le film ». Donc je ne peux vraiment pas deviner quelle sera la réaction du public sur ce film.

Peu de temps après vous être décidé à réaliser ce film, il y a trois ans, Inoue a appris qu'il avait un cancer. Vous montrerez sa lutte contre le cancer. Cependant, au Japon, c'est plutôt rare pour les docteurs d'informer leurs patients qu'ils ont un cancer. Et là, il y a cet homme qui est d'accord pour faire filmer sa lutte contre le cancer. Il semblerait qu'encore une fois, vous faites un film sur un sujet tabou.

En général, avant les patients atteints d'un cancer n'était pas informé de leur diagnostique. Mais les choses ont changé récemment. L'idée que les patients doivent être informés prend de l'importance. Donc le cas de Inoue, le fait qu'il connaisse sa condition, n'est pas vraiment rare. À la télévision, il y a eu des documentaires sur des patients cancéreux, filmer le combat de Inoue n'a rien d'unique. Ce n'est pas tabou. La seule différence c'est qu'il est un auteur connu, un homme sachant s'exprimer – ce sera le premier long métrage sur un homme pareil – c'est là l'exception du film. Nous avons déjà filmé l'opération pendant laquelle Inoue a eu les trois quarts de ses intestins enlevés à la Tokyo University Hospital. Il nous a donné son accord, de même pour les docteurs, bien sûr on a dû filmer ça du haut des vitres d'une autre pièce. Filmer l'opération d'un auteur connu est rare. Mon but, comme je l'ai dit au début, c'est de faire un documentaire sur la façon dont Inoue écrit une fiction basée sur ses relations sexuelles. Et ensuite, c'est de filmer comment lui, en tant qu'auteur proche de la mort, lutte contre son cancer.

Je suppose que la fin de ce film sur Inoue, comment dire, que le final est déjà préparé, non ?

Ahh, sa mort. Je vais vous révéler une chose que je ne dirais jamais à Inoue. Tant que Inoue est vivant, son entourage ne parle pas. Mais je pense qu'ils me parleront après sa mort. Donc je continuerai de filmer après sa mort. C'est normal, quand la personne est toujours en vie, personne n'ose en parler.

Vous pensez aux femmes de sa vie ?

Oui. Toutes ces femmes sont des personnes ordinaires, à la différence de Okuzaki. En tant que telle, elles protègent leur vie privée. Et je crois que le film ne sera pas terminé tant que ces gens n'auront pas parlé.


B/ Réalisateur renégat

 

Beaucoup de films sont réalisés chaque année. Comment faites vous pour réaliser un film différent ?

De par ma situation, je me considère comme un renégat. Mon complexe de renégat est très fort. Je n'appartiens pas à la moyenne de la société, je suis dans ses bas fonds. À mon niveau, on méprise ces gens du mainstream . Un réalisateur de film des bas-fonds ne fait pas de film enjolivant la société mainstream . Je fais des films amers. Je déteste la société mainstream. À l'exemple du film sur les handicapés, ces gens-là sont des outsiders de la société japonaise. Quand on fait un film sur les marginaux, si on n'essaye pas de faire un film qui change la manière dont pensent les gens, alors ça ne sert à rien. Il y avait beaucoup de films et d'émissions TV sur les handicapés, mais je voulais faire quelque chose de totalement différent. C'est pourquoi j'ai réalisé Goodbye CP . De même pour Mon Eros Très Privé . Pendant les années 60 et 70, les étudiants révolutionnaires et les mouvements ouvriers m'ont énormément influencé. Quand j'ai réalisé Mon Eros Très Privé , je me demandais ce que moi aussi je pourrais faire à cette époque. Pour L'armée de l'empereur s'avance , dans l'histoire d'après-guerre japonaise, le seul homme a avoir lancer des billes de pachinko [http://fr.wikipedia.org/wiki/Pachinko] sur l'empereur était Okuzaki. Et ce n'était pas juste un fait d'actualité occasionnel, Okuzaki a persévéré dans ses actions. Je voulais comprendre d'où lui vient toute cette énergie.

Vous savez Imamura avait commencé à faire un film sur Okuzaki, pour la télévision. Imamura avait fait une série de documentaire sur les soldats de la Guerre du Pacifique. Vous savez, il y a eu beaucoup de soldats qui sont partis en guerre, ont survécu, mais ne sont jamais retourné au Japon. Imamura a consacré sa série TV à ces hommes. Au cours de la série, Imamura a commencé à filmer Okuzaki. Mais vous savez il y a beaucoup de tabous autour de l'empereur qui rongent les médias, donc Imamura n'a pas pu continuer. Quand j'ai décidé de faire un film sur Okuzaki, personne ne voulait me donner l'argent, j'ai dû emprunter à des amis. C'était vraiment le genre de film réalisable seulement en indépendant. Je n'avais pas d'argent, mais j'avais du temps et la liberté. Le temps et la liberté étaient les armes nécessaires pour réaliser un film sur un sujet tabou. La raison pour laquelle beaucoup de personnes sont venus voir mon film, c'est que j'ai su tirer profit du temps et de la liberté. C'était un film qui dépassait le seul cadre des tabous, un film surpuissant.

Tout à l'heure vous m'avez posé une question sur l'action d'un film, bien pour mes films ça doit être toute cette vigueur avec laquelle je peux montrer la liberté. Autrement dit, par liberté, je veux dire qu'il doit y avoir une pression ou résistance qui s'oppose à elle. La raison pour laquelle je voulais briser les tabous, c'est qu'il y avait un courant dans les années 60 et 70 qui s'attaquait aux tabous, et j'ai senti le besoin de m'y rattacher. Cette approche de la liberté pour briser les tabous, cette émancipation, m'a aidé à commencer à réaliser mes films. J'aimerais exprimer ce genre de liberté dans mes films.

Pouvez vous nous expliquer comment avez vous été influencé par les manifestations des années 60 ? À quelles manifestations avez-vous participé ?

Ahh, vous voyez, je ne suis pas allé à l'université. Je n'ai pas participé aux manifestations. J'avais un regard extérieur. Parmi ceux qui ont participé, il y a ceux qui ont tiré un trait, et ceux qui n'ont pas abandonné. Certains sont rentrés dans l'édition ou dans l'industrie du film. Le mouvement n'est pas mort mais beaucoup regrettent son échec. Ce sentiment d'échec est très présent parmi les anciens manifestants. Mais je n'ai pas été directement impliqué là-dedans, donc je n'ai pas cette impression ; mon regard se portait toujours de l'extérieur vers l'intérieur, je me disais « c'est génial ». Les années 60 et 70 continuent d'exister dans mon esprit.


C/ A propos de ‘L'armée de l'empereur s'avance' (1987)

 

Est-ce que L'armée de l'empereur s'avance a été diffuse à la télévision japonaise ?

Non.

Une diffusion est-elle prévue ?

Certains producteurs ont vraiment pensé le montrer, mais ça n'a jamais abouti. Donc je ne crois pas.

Pourquoi ?

Parce que c'est un film sur l'empereur, sur Okuzaki, un film sur l'homme qui a lancé des billes de pachinko sur l'empereur.

D'où provient cette pression empêchant la diffusion du film ?

Des directeurs TV en personne.

Et les partis de droite ?

Eux aussi, un peu.

Quand on entend le mot film documentaire, on pense à des films éducatifs qui essayent simplement de parler d'une actualité, mais vos films, bien qu'ils soient désignés comme documentaires, ressemblent vraiment à des films dramatiques .

C'est ce qui relie la fiction à la réalité. La vie est un jeu. Les gens ont deux visages. La personne qu'ils veulent être, et celle qu'ils sont. Dans mes films, je veux que les gens se comportent comme ils veulent être. Avec Okuzaki, on avait discuté à l'avance pour savoir comment faire le film. J'avais déjà pris connaissance du drame de l'exécution. Les films doivent avoir du bien et du mal, les méchants et les héros. C'est comme Batman et Superman. C'était pareil avec Okuzaki, il lui fallait un opposant. J'aime faire un film dramatique avec cette approche. J'y crois fermement, plus que n'importe quel autre réalisateur. J'adore les films d'action hollywoodien, je voulais que Okuzaki agissent comme une star de film d'action. Je veux faire des films documentaires d'action.

C'était pareil avec Takeda Miyuki. Elle disait qu'elle voulait aller à Okinawa. Accoucher par elle-même lui a été difficile. Personne n'avait jamais fait un film avec quelqu'un en train d'accoucher, alors c'est ce qu'elle voulait, et j'ai accepté de filmer. Cette scène a choqué beaucoup de personnes. Je ne suis pas du genre à filmer un évènement en cours, mais plutôt à provoquer l'évènement pour ensuite le filmer. Pour cette raison, je n'ai pas encore filmé, comme quelqu'un qui objectivement regarde de l'extérieur vers l'intérieur, un mouvement de travailleurs par exemple. Tant qu'il y a une caméra, les gens en ont conscience.

Est-ce que le succès de L'armée de l'empereur s'avance vous facilite la réalisation de votre prochain film ?

Avec les recettes des projections de L'armée de l'empereur s'avance, j'ai été capable de rembourser mes dettes. Et avec l'argent provenant de la location du film, je suis en train de réaliser le film sur Inoue .

La traduction anglaise de votre film Yukiyukite shingun est Emperor's Naked Army marches on [Ndt : L'armée nue de l'Empereur s'avance ]. Cela semble être une mauvaise traduction. Comment cette erreur est arrivée ?

Karatani Kojin [Ndt : célèbre philosophe et critique littéraire] a dit qu'il aime le titre japonais mais déteste sa traduction. Pour vous dire la vérité, quand il est devenu nécessaire d'avoir un titre anglais pour les projections internationales, c'était au moment où je voulais tirer une copie 35mm de la version originale 16mm. C'est un procédé très coûteux, 3000000 Yen [~ $22,000]. Donc j'ai demandé de l'argent à Kawakita Memorial Film Institute. Ils m'ont dit qu'ils me donneraient l'argent. Il y avait là-bas un sympathique vieil homme qui m'avait aidé, et il m'a dit « Je vais réfléchir à un titre anglais pour toi ». Vous savez, c'est le Japon, je n'ai tout simplement pas pu refuser. C'est de cette façon que le titre anglais est né. C'est un peu embarrassant. En anglais, le sens est différent. Mais à cette époque, je ne le comprenais pas – je n'avais pas encore été à l'étranger. Le caractère « shin » est très difficile à traduire ; on pourrait penser à Dieu mais ce n'est pas le sens exact en japonais. Le titre anglais suggère que Okuzaki continue de se battre pour l'empereur. Au moins, le titre paraissait être compréhensible à une audience étrangère. C'était le point sur lequel a insisté l'auteur du titre anglais. À l'époque, j'ai accepté. Le titre est ironique, mais il s'avère pas mal.

Pensez vous que sur le plan international votre film a parfois été présenté pour son coté ‘exotique' ?

Non. A Berlin, Paris, New York comme même a Tokyo, il était possible de prédire qui aimerait le film et qui le détesterait. De manière semblable, il a des personnes qui apprécient Okuzaki et d'autres qui le trouve déplaisant . Le clivage est généralement le même, peut importe où soit projeté le film. Au fait, Okuzaki est une quelqu'un de très querelleur, il se confrontait toujours avec l'équipe dont certains de ses plus jeunes membres sont parti. Moi même aussi en suit venu a détester Okuzaki. Il était chaotique. Dans le film, il ne paraît logique que grâce au un montage habile. Sa manière de s'exprimer est souvent incohérente. Je pensais que le public détesterait le film et qu'il serait déjà bien si deux personnes sur dix l'apprécient. Je n'ai jamais envisagé que tant de gens irait voir le film et l'aimer.

Que répondez vous aux critiquant disant qu'il est immoral de vous voir filmer Okuzaki en train de battre de vieilles personnes ? Certains disent que vous auriez dû stopper la prise pour intervenir.

Peut être aurais-je dû intervenir. Il n'était pas en train de tuer personne et se battait juste. Vous savez, lorsque nous filmions, nous ne savions jamais ce que Okuzaki ferait. Il est effrayant. Souvenez vous quand Okuzaki attaque Yamada, le vieil homme, cela était effrayant. J'ai un moment pensé que je devais cesser de filmer. Vous savez, dans l'esprit d'un cinéaste, le tournage doit toujours se poursuivre lorsqu'il y quelqu'un derrière la caméra. Si je n'avais pas tenu la caméra à ce moment, alors peut être l'histoire eut été différente. Une personne avec une caméra pense toujours qu'il doit filmer. Dans la scène avec Yamada, un de jeunes de l'équipe m'a demandé si nous devions cesser la prise, et j'ai répondu que non. Pourquoi ? D'abord parce que j'avais peur de m'impliquer, et ensuite parce que je tenais à ce que la caméra tourne. Au fond de moi, je pensais qu'il n'y avait pas de problème à continuer ; mais si Okuzaki avait eu un pistolet ou une arme blanche, j'aurais alors peut être trouvé nécessaire d'intervenir.

J'ai entendu que Okuzaki est venu vous demander de le filmer en train de tuer quelqu'un.

Ce fut un problème très délicat. Je devais décider si je devais filmer ou non. Je n'ai d'ailleurs toujours pas tranché. Une des raisons pour laquelle je ne l'ai pas fait est que je devenais vraiment malade d'Okuzaki. J'aurai pu le faire. Les êtres humains ont leurs cotés sombres, et les gens veulent voir quelque chose d'effrayant, découvrir l'aspect maléfique de ces personnes. Une petite voix intérieure me dit que j'aurai aimé le voir. J'en ai parlé à Shohei Imamura dont l'avis était complètement différent, il m'a dit de ne pas le faire. Mais la vrai raison reste que je ne l'ai pas fait car j'étais fatigué d'Okuzaki.

On vous cite disant qu'avec L'armée de l'empereur s'avance , vous avez voulu faire un film sur le présent plus qu'un film sur la guerre. Quelle était votre démarche ?

Je voulais suivre la façon dont le sentiment guerrier a persisté dans la société japonais actuelle. La démocratie d'après guerre a débuté en 1945, l'année de ma naissance. Les valeurs de cette démocratie sont toujours en débat. Je voulais voir ce que continue de signifier la guerre pour la génération de mes parents, comment elle affecte leur quotidien. Je voulais voir ce qui a évolué, et aussi ce qui est resté identique. Des ‘organisations' militaires continuent d'exister dans le Japon d'aujourd'hui. Le viol de Nanking, les expérimentations pratiquées sur les humains par l'Unité 731, etc,…. Même parmi les victimes, il y a peu de personnes désirant parler de ces événements. Pourquoi ? La guerre est finie, pourquoi n'en parlent-ils pas ? Parce que les valeurs guerrières subsistent dans la société japonaise. J'ai voulu filmer une partie de cette société qui perpétue encore les valeurs de cette période de conflits armés.

Allez vous tourner d'autres films liés à la guerre?

J'ai des projets pour quelques films, pour lesquels je suis actuellement en phase de préparation. Vous connaissez la ligne de train birmano-siamoise rendue célèbre dans Le Pont de la rivère Kwai , bien, il a eu des milliers d'asiatiques qui périrent en la construisant. Je pense que je devrais faire un film sur ce sujet l'année prochaine ou l'année suivante, ce projet me prendra plusieurs années

Si Okuzaki joue le rôle d'un révélateur sur le personnage de l'Empereur et l'éclatement de sujets tabous, L'armée de l'empereur s'avance traite surtout des crimes commis contre des soldats japonais par leurs propres supérieurs

C'est vrai, le sujet est sur ce que des japonais ont fait sur d'autres japonais.

Combien de personnes ont vu L'armée de l'empereur s'avance ?

Je ne sais pas exactement, mais en incluant les visions en vidéo, je dirais qu'environ un million de personne ont vu ce film au Japon.

Quelle influence a t'il eu?

Le film est sorti un petit peu avant la mort de l'empereur Showa. Bien qu'il n'y ait aucune relation de causalité, les tabous relatifs au système impérial ont alors commencé à perdre en vigueur. Je suppose que mon film y a eu sa petite influence.

Le film a grandement choqué le monde de la télévision au Japon. Il y a eu beaucoup de personnes qui, après avoir vu ce film, sont devenues insatisfaites envers leurs propres documentaires. Ils souhaitaient désormais créer quelque chose de semblable avec la même force d'impact. Enfin, le film a été une inspiration pour les cinéastes indépendants. Après sa vision, ils semblaient penser ‘ Si mon film est intéressant, il aura son public '. Cela leur a donné de l'espoir

Combien le film a t'il coûté?

Environ 30 millions de Yen. [Ndt: environ 200 000 euros ]

Le premier cinéma a projeter le film fut l'Euro Space, un petit cinéma indépendant de Tokyo. Quand avez vous su que le film serait si populaire?

Dès le commencement. Vous voyez, au Japon, dans les laboratoires de films, il y a quelques petites salles de projection pouvant accueillir environ vingt-cinq personnes. Lors de la première projection, j'ai demandé à quatre ou cinq personnes de venir. La fois suivante, ils étaient cinq ou six. Et puis mon téléphone a commencé a sonner, d'autres personnes voulait voir le film. C'était en août 1986. J'étais abasourdi de découvrir que la plupart des spectateurs était des jeunes, qui rigolaient encore et encore. Je me suis demandé ce qu'ils trouvaient de si amusant. Et mon téléphone ne cessait de sonner. Tous ceux qui ont vu le film partageait l'angoisse de la réaction des groupes de la Droite. Ils m'ont conseillé d'être prudent. A ma stupéfaction, j'ai été récompensé fin 1986 par le Prix du réalisateur par la Guilde des Réalisateurs du Japon. Il y a toujours une cérémonie pour cette occasion, elle se tenait à Ginza dans un bâtiment tenu par la compagnie des journaux Asahi, près d'où le DaiNippon Aikokutõ [Ndt : le Parti Nation du Grand Japon] gère ses affaires quotidiennes. J'étais inquiet et j'ai donc engagé six jeunes et forts gardes du corps pour la cérémonie.

Au début de l'année 1987. la cinéma Euro Space m'a proposé de diffuser le film. A cette époque, je me demandais si des grandes compagnies, telles Iwanami, Shochiku, Tõhõ ou Seibu diffuseraient mon film et j'ai alors rencontré leurs représentants. Les gens de la Shochiku m'ont dit qu'ils aimeraient le montrer, mais que s'ils le faisait, la Droite viendrait les rencontrer pour protester avec leurs camions-sono en face des cinémas. Tous ont eu le même discours, ‘nous aimerions le montrer mais nous ne pouvons pas'.

L'Euro space partageait aussi les mêmes inquiétudes. Il y avait eu auparavant un incident où un groupe de Droite était venu jeter des œufs sur l'écran. Ils ont quand même décidé de projeter mon film et de tels groupes ne sont finalement pas venus. Il y a eu une anecdote où des membres d'un de ces groupes sont venus voir le film à Kyoto à l'automne 1987, on m'a rapporté qu'ils sont sortis effrayé de la projection, ont acheté le livre d ‘Okuzaki et disaient partager son ressentiment.

Qui distribue le film au Japon?

Nous mêmes, Shissõ Productions.

Comment les partis politiques ont réagit envers le film?

Le Parti Communiste a critiqué le film via son journal Akahata. Les journaux liés au Parti Socialiste Japonais l'ont supporté et recommandé. Le Parti Démocratique Libéral n'a fait aucun commentaire, tout comme l'agence officielle impériale

Et l'Association des Vétérans?

Il y a eu quelque vétérans qui ont sympathisé avec Okuzaki

Et les intellectuels de Gauche?

Karatani Kojin, la génération des années soixante et les gens attaché au système impérial, tous ces gens ont été, je pense, choqué par le film. Vous voyez, Okuzaki a jeté des billes de pachinko vers l'Empereur. Les intellectuels débattent mais ne peuvent rien faire. Beaucoup de ces gens ont été choqué.


D/ Sur ‘Mon Eros très privé' (1974) et ‘Good-bye CP' (1972)

 

Concernant ‘Mon Eros très privé', pourquoi avoir fait un film sur votre vie familiale privée ?

Dans les années 60 et 70, il y avait le sentiment que si l'individu ne faisait rien, rien ne changerait. A l'époque, je voulais faire un film, et je me demandais de quelle manière je pourrais œuvrer pour le changement. Il y avait alors beaucoup de discussions sur la famille impériale. Un des sentiments forts était que cette famille devait être détruite. Je pensais que si je pouvais filmer ma propre famille, nos émotions, notre vie privée, peut être pourrais-je briser les tabous sur la famille.

Saitõ Masaharu vous a traité de masochiste après que vous ayez achevé ce film. Pouvez vous commenter ?

Lorsque le sujet du film était perçu comme plus fort que moi, j'ai été traité de masochiste. Lorsqu'il était perçu comme plus faible, je devenais alors un sadique. Plutôt qu'une question de masochisme ou de sadisme, je dirais que la nature du documentaire est de mettre le réalisateur dans diverses situations

Comment le film a t'il été reçu?

Très bien. Une chose amusante sur la scène d'accouchement fut que les femmes se sentait mal à sa vision et quittaient la salle. Les hommes au contraire n'avaient alors pas de possibilité de voir la naissance d'un bébé, ils venait donc voir le film pour cette scène. Parmi ces hommes, certains pensaient ‘ Mon dieu, cette Takeda Miyuki est une sacrée femme!', et d'autres ‘Je ne peux la supporter'. Les femmes réagissaient pareillement, certaines pensaient ‘J'aimerai faire les mêmes choses que Takeda Miyuki', et d'autres ‘Sa vie n'est pas pour moi'.

Le son et l'image ne sont pas synchrone. Pourquoi ?

J'étais très pauvre à l'époque. Je ne pouvais m'offrir une caméra capable de capter du son en plus de l'image.

J'ai cru comprendre que votre film Good-bye CP a provoqué des remous lors de sa sortie

Au Japon, nous disons que les choses sales doivent rester à l'écart. C'était ce sentiment qui prévalait au sujet des handicapés au début des années 70 lorsque j'ai fait ce film. Je voulais montrer exactement ce que les gens ne voulaient pas voir, leur exposer le caché. Par exemple, il est difficile de regarder les corps des gens handicapés, c'est donc ce que j'ai voulu montrer.

Il y avait Yokota Hiroshi, le personnage principal, un poète. La chose intéressante sur ce film était que sa femme disait qu'elle divorcerait si je ne cessais pas le tournage. J'ai été traité de sadique filmant les personnes ‘faibles'. Les gens m'ont demandé pourquoi faire un tel film ? Avant au Japon, nous avions un système de quatre classes [samouraïs, paysans, artisans, marchands], maintenant ce n'est plus le cas. Mais aujourd'hui, où classer les personnes handicapées ? Tout en bas de l'echelle. Comment changer cela ? en changeant leur image négative. Avec ce film, mon but final était clair dès le début.

Quelle influence le film a t'il eu?

Pas notable dans le monde cinématographique, mais il a eu une profonde influence au sein des personnes travaillant dans les services sociaux. Je peux affirmer que mon film a modifié la façon dont les travailleurs des services sociaux abordaient les handicapés. J'ai été invité a plusieurs reprises à venir parler des problèmes lié à l‘handicap. Ce film fut ma contribution, et il continue encore à être projeté, par exemples aux collégiens pour leur faire réfléchir sur la façon dont traiter les handicapés.

Vous avez réalisé trois films [Ndt: en 1992, à la date de l'interview]. Vous avez atteint votre but avec le premier, mais avec les deux autres ?

Non, non. Il existe un tronc commun, changer le monde. Avec les autres films, j'avais moins d'idée sur la façon dont l'histoire se développerait, mais cela était finalement aussi valable pour le premier. Par exemple, la femme de Yokota a tourné le dos au projet, cela est devenu un drame que je n'ai pas prévu. Cependant, une volonté commune de changement parcourt ces films, c'était l'esprit des années 60 et 70.