.Mizoguchi Kenji
 
 
Reconnaissance mondiale


En 1951, Akira Kurosawa obtient le grand prix du festival de Venise pour ‘’Rashomon’’. Bien qu’aux yeux des japonais, ce gain ne fut perçu que comme un geste politique, voire un goût passager pour l’exotique des Occidentaux, Mizoguchi enrage de voir un confrère hériter d’un tel mérite.
Reprenant le projet autrefois abandonné de ‘’La vie d’O’Haru, femme galante’’, le réalisateur démarche les studios pour pouvoir mettre en scène l’histoire. Shintoho, encore tout surpris d’être à l’origine du succès mondial de l’œuvre de Kurosawa, accepte de produire le projet de Mizoguchi allouant un grand budget.
‘’O’Haru’’ sera le premier aboutissement de toutes les thématiques explorées par Mizoguchi tout au long des années précédentes ; comme s’il voyait enfin un but à produire l’œuvre ultime en espérant gagner une reconnaissance mondiale, le cinéaste se lance corps et âme dans l’aventure.

"Les contes de la lune vague après la pluie" (1953)

Le roman originel était l’adaptation d’une pièce de théâtre de Saikaku à partir des mémoires d’une religieuse de l’ère de Genroku (17e siècle). Si dans le roman, l’héroïne choisit délibérément de vendre son corps, Mizoguchi – en collaboration avec son éternel scénariste Yoda – avait fait en sorte, que la responsabilité incombe directement à la société obligeant la femme de se prostituer. Le mélange de mélodrame et d’une violente critique à l’intention d’un système rendant la condition de la femme particulièrement dure trouvait finalement son apogée dans le sensible portrait d’O’Haru et compte parmi les chef-d’œuvres du réalisateur.
S’il disposait de ressources financières largement suffisantes, Mizoguchi profite amplement de cet état de fait. Etudiant longuement chaque plan, passant le moindre détail en vue, sa maniaquerie n’avait jamais encore été aussi poussée et nombreux étaient les heurts avec les techniciens de l’équipe.
Le tournage en lui-même n’est pas de tout repos. La Shintoho lui assure budget et distribution, mais ne lui met pas à disposition leurs locaux pour le tournage. Obligé de se rabattre sur une ancienne usine d’armement, le plan de travail devait être aménagé en fonction des trains de banlieue passant à intervalles réguliers à côté de l’édifice.
Le résultat final est pourtant à la hauteur des ambitions de Mizoguchi et gagne en 1952 le prix de la mise en scène (ex aequo avec ‘’L’homme tranquille’’ de John Ford) au Festival de Venise.

Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale et s’inspirant des journaux cinématographiques diffusés au cinéma, Mizoguchi semble avoir découvert les vertus de plans rapprochés. Insérant discrètement quelques plans, ce n’est que suite à ‘’Oharu’’ qu’il n’hésite plus à se servir ouvertement – et à très bon escient – des cadrages plus proches de ses personnages.

Tournage "Contes de la lune vague après la pluie" (1953)
Mizoguchi à 55 ans

Retravaillant pour le compte des studios de la Daiei, Mizoguchi ne se repose pas sur ses lauriers et compte bien confirmer sa première reconnaissance mondiale. Il demande alors à son fidèle scénariste Yoda de réfléchir à une histoire pouvant lier les contes ‘’Lubricité d’un serpent’’ et ‘La maison dans les roseaux’’ d’Akinari Ueda à la nouvelle ‘’Décoré’’ de Maupassant. Le fruit de cette réflexion donnera le magnifique ‘’Contes de la lune vague après la pluie’’. Donnant tout d’abord une tournure franchement fantastique et se terminant par une fin des plus pessimistes, réalisateur et scénariste ont dû tous deux édulcorer leur première vision à la demande du directeur de la compagnie et vieil ami, Nagata, qui avait peur de trop déboussoler son public.
Le tournage est une nouvelle fois des plus tendus, Mizoguchi abusant de sa renommé fraîchement re-gagnée et régnant en terreur sur toute l’équipe technique ; mais le résultat final dépasse encore en qualité le travail précédent en élargissant la portée philosophique d’une personne à l’ensemble d’un groupe (les deux couples).
Non seulement, le Festival de Venise lui décerne un Lion d’Argent largement mérité, mais organise même une rétrospective à l’œuvre de Mizoguchi (en même temps qu’à Charlie Chaplin). La renommée du réalisateur japonais traverse pour la première fois les frontières et récompense justement un homme par trop méconnu.

Croquis

La même année, Mizoguchi réalise ‘’Les Musiciens de Gion’’, nouvelle version très proche de son film datant de 1936, ‘’Les sœurs de Gion’’ et qui sera à l’origine d’une trilogie (non volontaire) consacrée à la prostitution avec les futurs ‘’La femme dont on parle’’ et ‘’La rue de la honte’’.
Mizoguchi n’avait de cesse de revenir tout au long de sa carrière à la condition des geishas et de leur consacrer des films. Est-ce par facilité quant à leur difficile vie par défaut, ou pour saisir quelque moment du passé ou pour honorer l’image de sa sœur, qui avait été un temps obligée d’exercer le métier de geisha afin de subvenir aux besoins de sa propre famille ? Cette nouvelle adaptation de Yoda d’après Matsutaro Kawaguchi est en tout cas une œuvre désespérée et profondément pessimiste, très loin de la légèreté finale des ‘’Contes de la Lune…’’. Servant peut-être comme un exutoire, Mizoguchi réalise là un autre chef-d’œuvre, sans doute passé inaperçu de par son parti pris radical de la difficulté d’être une femme.

Tournage "Les musiciens de Gion" (1953)

Avant de partir rejoindre le Festival de Venise en 1953, Mizoguchi confie l’adaptation de la nouvelle ‘’L’Intendant Sansho’’ du célèbre écrivain de l’ère Meiji Mori Ogaï, au scénariste Fuji Yahiro. A son retour, le cinéaste rejette la pourtant fidèle retranscription de l’intrigue, se plaignant à ce que ce soient des enfants qui soient les personnages principaux. Il demande donc à son fidèle scénariste Yoda de reprendre l’intrigue et de remplacer le rôle des enfants par des adultes, tout en respectant scrupuleusement le contenu. Pari largement tenu, l’adaptation étant un respectueux hommage à son matériel de base, tout en étant une savante relecture profondément mizoguchienne.
Désormais une habitude, ce nouveau film remporte une nouvelle fois le Lion d’argent au Festival de Venise.

Suite aux ‘’Musiciens de Gion’’, la Daiei commande à Mizoguchi ‘’La femme dont on parle’’, un scénario transposant la vie des prostitués du célèbre quartier rouge de Shimbara sous l’ère Edo de nos jours. Des témoins d’époque rapportent que pour la première fois depuis longtemps, Mizoguchi ne semblait pas tenir très à cœur la pré-production du film. Normalement fébrile et consciencieux, le cinéaste préférait passer du bon temps, plutôt que d’assister aux séances de préparation du tournage. Néanmoins, tous les ingrédients pour réaliser une œuvre une nouvelle fois parfaitement aboutie sont réunis : un magnifique portrait de deux femmes de différentes générations dans une histoire triangulaire autrement plus maîtrisée que dans ‘’Mademoiselle Oyu’’.
Une autre œuvre injustement noyée parmi les derniers chef-d’œuvres de son talentueux réalisateur.

"L'intendant Sansho" (1954)
"Les amants crucifiés" (1954)

Une année prolifique après des années plus calmes, ‘’Les Amants Crucifiés’’ est ainsi le troisième film réalisé par Mizoguchi en 1956. Collaborant d’abord avec le seul scénariste Matsutaro Kawaguchi, déjà sollicité au départ pour l’adaptation de ‘’L’intendant Sansho’’ avant d’abandonner devant l’exigence intransigeante du cinéaste, Mizoguchi fait une nouvelle fois appel à Yoshikata Yoda pour peaufiner la version finale du scénario. Au départ, l’histoire a été inspirée au célèbre auteur Saikaku dans ‘’Cinq Amoureuses’’. Monzaëmon Chikamatsu, l’équivalent de Shakespeare au pays du Soleil Levant, ayant vécu à l’ère Edo et dont ses ‘’Joruri’’, (pièces pour marionnettes) constituent encore aujourd’hui le gros du répertoire traditionnel kabuki, en avait tiré une pièce. Le travail en commun entre réalisateur et scénariste fut particulièrement haletant et les efforts inhumains avant de pouvoir pleinement satisfaire Mizoguchi ; le résultat s’en ressent à l’écran, le film étant un nouveau coup de maître du réalisateur.

Tournage "L'impératrice Yang Kwei Fei" (1955)
Tournage "Le héros sacrilège" (1955)
Tournage "La rue de la honte" (1956)

Durant les années ‘50s, un homme n’avait de cesse d’asseoir un véritable royaume cinématographique non loin de l’archipel japonais : Run Run Shaw, directeur du mythique studio des Shaw Brothers situé tout d’abord en Chine, puis sur l’île de Hong-Kong. Le studio entamant tout juste son âge d’or, qui allait perdurer près de 40 ans, Shaw cherchait à élargir son champ d’action en investissant dans les autres pays asiatiques ou en proposant des co-productions. C’est ainsi, qu’il avait naturellement conclu une collaboration avec le communicatif Masaichi Nagata pour faire réaliser ‘’L’impératrice Yang Kwei-Fei’’. Comme souvent, les meilleures intentions ne font pas les meilleurs films et malgré les efforts en commun des scénaristes Yoda, Tsuji Kyuichi et Masashige Narusawa, les trop grandes différences culturelles se ressentent à l’écran. La princesse n’est que l’ombre de la véritable figure historique et Mizoguchi ne dégage aucune force à son personnage principal. Tout juste reste-t-il un charmant dépaysement exotique et la découverte du premier film en couleurs du cinéaste.

Tournage "Le Héros sacrilège" (1955)

Pas particulièrement à l’aise dans les films épiques, Mizoguchi persiste pourtant en réalisant son second film en couleurs, ‘’Le Héros Sacrilège’’. A l’origine un texte issu du treizième siècle, remis à jour sous la forme d’un feuilleton dans l’hebdomadaire ‘’Shukan Asahi’’, Yoda, Masashige Narusawa et Kyuichi Tsugi en font une gigantesque fresque épique se concentrant sur le choix cornélien d’un homme quant à ses origines. Loin de son thème de prédilection, Mizoguchi exploite d’avantage la seule oppression d’un système sur un individu. Bien qu’étant le héros de l’histoire, le personnage principal ne déroge pas à la règle de la représentation des hommes par le cinéaste d’êtres peu sûrs d’eux et finalement soumis à leur propre condition.
Le budget était à la hauteur des ambitions et Mizoguchi fait preuve d’une véritable stylisation des couleurs sans toutefois atteindre le degré de perfection d’un Akira Kurosawa. La nouvelle direction empreinte pour ce film est intéressante et la mort précoce du grand réalisateur ne fait qu’accentuer le sentiment de frustration de ne savoir comment le cinéaste aurait géré la suite de sa carrière.

"La rue de la honte" (1956)

En effet, ‘’La rue de la honte’’, tourné en 1956, allait être la dernière réalisation de Mizoguchi.
Nommé directeur de la Daiei et recevant le Ruban Violet (équivalent de la Légion d’Honneur française) des Hautes Autorités Japonaises, le cinéaste avait une nouvelle fois envie de revenir à son personnage de prédilection : les geishas, bouclant par la même une trilogie (involontaire) amorcée avec ‘’Les musiciens de Gions’’ et ‘’Une femme dont on parle’’. Film parfois aux résonances d’un testament, alors que le cinéaste était loin de sen douter, il décrit la vie de cinq femmes dans un bordel. Chronique pessimiste et désespérée, jamais Mizoguchi n’avait poussé aussi loin sa décharge contre un système, qu’il accuse ouvertement d’opprimer la femme et de ne pas lui permettre de s’en sortir. L’image de ‘’la fille des souffrances’’ au visage peint en blanc disparaissant derrière le mur en toute fin de film sonne comme l’adieu du réalisateur à son public et reste comme l’un des plans les plus beaux de sa riche carrière.