.Romain Slocombe, mon Eros très privé
 
 
Regards sur les films de Romain Slocombe


Tokyo Love (90 mn, 1996)
De: Romain Slocombe



Kinbaku, la forêt des arbres bleus
(26 mn, 2001)

Sur le papier Tokyo Love a tout du projet racoleur. L'éditeur Haxan ne s'y est en son temps pas trompé avec une jaquette explicite et une accroche gentiment sensationnaliste. Tokyo Love serait donc du bon gros trash bien exotique. Que nenni. Tokyo Love est avant tout un documentaire stylisé dans la lignée de Chris Marker sur un milieu effectivement à part, la pornographie japonaise et son lot de fétiches. Malgré un impressionnant listing de fétiches improbables (on apprend ainsi l'existence d'une niche pour le film de léchage), les détails scabreux seront évités, la caméra se veut distante, limite froide et va s'attacher à nous montrer l'envers du décor. Nous découvrons donc un monde fait de contrastes forts, où la représentation de fétiches ciblés jusqu'à l'absurde est en décalage complet avec une ambiance limite bon enfant, entre considérations cinéphiliques pointues, fous rires incontrôlés et drames personnels exprimés du bout des lèvres. En l'état tout ceci est instructif, mais ne dépasse pas forcément le reportage façon Striptease , conditions de tournage épiques à l'appui. Un point d'ancrage apparaît néanmoins en la personne, ici multiple, du modèle. Pivot du travail de Slocombe en fiction comme en photo, la figure de la jeune fille japonaise mutine, instrumentalisée, inaccessible sera déclinée tout au long du métrage.

Le constat sur sa condition se fait tantôt amer, tantôt complice, et là est quelque part le souci. Slocombe n'est évidemment pas là pour juger, on ne demande pas un brûlot féministe appelant à la castration de tous ces vils pornocrates, mais pour un film qui donne autant la parole à des jeunes femmes parfois proprement exploitées, la caméra s'attarde tout de même très longuement sur les sessions bondage et autres performances SM. On voudrait pouvoir dire que c'est de l'objectivité documentaire, qu'il n'y a aucun regard pornographique, mais le tout donne plutôt le sentiment d'une fascination réelle (le troisième segment sera d'ailleurs remonté sous le titre Kinbaku, la forêt des arbres bleus et jouera ouvertement la carte de la fascination érotique), surtout quand à côté la mise en scène en rajoute dans le petit détail pittoresque typiquement japonais. L'activité pornographique, quand même pas anodine, se retrouve ainsi classée dans la même catégorie que la miso soup  : un produit commercial comme un autre, qui répond à une demande légitime. Montrer n'est bien sûr pas approuver, mais on sort déstabilisé, peut-être plus par le traitement que par le sujet même. Reste tout de même une image forte sur laquelle le film se conclut très justement. La caméra s'attarde sur une jeune et jolie japonaise sortie de tout contexte sexué. Elle nous fixe, elle nous sourit, elle nous séduit. Mais pas une seconde nous saurons ce qu'elle pense réellement . On peut l'attacher, la battre, la violer, en faire une esclave, mais jamais elle ne sera totalement possédée. Un paradoxe de plus au pays du soleil levant…

 

Le femme de plâtre (14 mn, 1998)
De: Romain Slocombe, co réalisé avec Pierre Tasso

- "Hé Romain, y'a des gens qui disent que t'es un dingue, un obsédé avec tes japonaises plâtrées.
- Ah bon ? Ben on va jouer là-dessus, ils vont pas être déçus."

La femme de plâtre est un petit film (15 minutes) tourné en 98, soit à une époque où Slocombe commençait à avoir sa petite notoriété en tant que spécialiste du Japon et étendard du fétichisme médical. Pas forcément une mise au point didactique, il s'agit plutôt d'un exercice de style ludique portant autant sur le fétichisme médical que le personnage Slocombe même. Sorte de reportage stylisé, le film suit le fil ténu d'une jeune journaliste japonaise (ben tiens) se retrouvant à l'hôpital suite à un accident banal, alors qu'elle était partie justement interviewer Romain Slocombe, qui tombera bien sûr en arrêt sur ses bandages. Ce canevas va permettre aux auteurs d'agencer diverses interviews sur divers amis personnels dont le plus connu reste l'inoxydable Jean-Pierre Dionnet. S'ensuit donc une série d'opinions sur le travail de Slocombe qui loin de la bête dithyrambe jouent la carte du portait décalé et distancié ("c'est juste un obsédé !" clame gentiment le Dionnet). Instructif sur son travail, incisif sur lui-même (à l'image des aventures littéraires du photographe loser Woodbroke), Slocombe s'amuse à dresser un autoportrait fragmenté qui a le mérite de piquer la curiosité, tout en restant distrayant et gentiment anecdotique. C'est là toute sa limite, et tout son charme.

 

Week end à Tokyo (21 mn, 1999)
De: Romain Slocombe, co réalisé avec Pierre Tasso


Week end à Tokyo (1999)

Et voilà le vrai gros morceau, le court-métrage de pure fiction, le film multiprimé en festival, celui qui aurait dû être le marchepied pour s'attaquer pour de bon au format long, le fameux Week-end à Tokyo. Cinq ans avant le désormais incontournable Lost in translation , nous avons donc droit à une superposition du choc des cultures et d'une étrange relation entre un homme et une femme, en l'occurrence le français Jean-François et sa copine par correspondance Yuka, qui toc toc badaboum s'avère être une jeune japonaise. Dès les premiers instants, le progrès par rapport aux précédents films de Slocombe est flagrant. On sort de l'image du documentaire tourné à la dure pour assister à un projet de mise en scène réellement construit, avec un usage adéquat de voix off alternées en accord avec les deux héros : un récit ultradynamique pour Jean-François, dragueur totalement dépaysé par son arrivée sur l'archipel et une lenteur pour le coup rafraîchissante pour Yuka. Dit comme ça c'est tout bête, mais cette option est au final heureuse surtout quand on pense qu'on aurait pu avoir un français « normal » débarqué dans un pays de barges, car nous savons tous que les japonais ne sont pas des gens comme nous, ma bonne dame. On retrouve donc les classiques ressorts sur les malentendus culturels de toute sorte exacerbés par la double focalisation interne, mais tout se fait avec la modestie et la finesse qui manque aux productions d'un Luc B. . Slocombe arbore la posture du sage qui sait qu'il ne sait pas, et c'est très bien ainsi.

Sommet d'une carrière de cinéaste pour l'instant bien courte, Week-end à Tokyo se présente comme une tranche de vie douce amère, avec une empathie focalisée sur Yuka (pourtant simple sujet de la caméra là où Jean-François est la caméra) traitée tout en tendresse et élégance. En plus d'être un bon film joliment ficelé (la chute fait au fond froid dans le dos), Week-end à Tokyo prouve que son auteur n'est pas un érotomane accro au plâtre et à l'attelle. C'est avant tout un univers bien défini où une masse de mâles pas toujours finauds sautillent en espérant atteindre une jeune fille qui derrière ses allures inoffensives d'enfant espiègle ou timide reste avant tout un îlot inaccessible. On est Auteur où on ne l'est pas…

Frédéric Maffre