- Le personnage Slocombe -
• Que diriez-vous à une personne lambda tombant par hasard sur votre travail ?
En fait je suis nul avec les personnes lambda, parce que je suis un garçon assez timide et que je sens que mon travail n'est pas très ordinaire. Je parle plus facilement de mes romans, parce que c'est du texte et que je n'ai justement pas de problèmes à expliquer les mots par des mots. La photographie au contraire me permet de représenter quelque chose que je ne pourrais pas exprimer verbalement. Mais il y a un lien très étroit entre ce que j'écris et ce que je photographie.
L'écriture me permet cependant de toucher un plus large public, car il y a le support d'une histoire pour transmettre mes sentiments et ce personnage de photographe assez proche de moi me permet de partager mes sentiments avec le lecteur.
La photo est différente en cela qu'il s'agit d'un instantané. Quand on appuie sur le déclencheur, il y a un avant et un après. Un avant et un après dans mes rapports avec le modèle, le déroulement de la séance, quand elle enlève ses appareils orthopédiques, qu'elle demande soulagée si la séance est finie. Mais il y a aussi un avant et un après pour le spectateur, qui regarde cette fille, le plus souvent asiatique, se demande ce qui lui est arrivé … Il se demande aussi pourquoi elle a été photographiée, pourquoi elle est dans un livre ou exposée dans une galerie, si ses blessures sont réelles …
Mais la photographie est là pour interroger le spectateur, je peux apporter des questions mais pas des explications, car c'est à l'œuvre d'avoir sa vie propre, de faire son travail dans la tête du spectateur mais aussi sur la durée, car la perception actuelle de mes photos n'est pas la même qu'à l'époque où les gens voyaient de ma part ce genre d'images pour la première fois.
• C'est assez paradoxal que vous vous présentiez comme “ un garçon assez timide ” alors que vous affichez vos fantasmes dans vos œuvres …
Oui, les artistes sont parfois timides, parfois pas du tout, mais leur spécificité est d'être un artiste, ce sont des gens dont la force intérieure les pousse à créer, en peinture, en sculpture, en tout cas à faire passer dans le monde sensible les choses qui les travaillent.
Alors soit on fait le truc et on se cache dans le placard à balais pendant le vernissage (rires), soit on est un type très extraverti qui fait le clown et a la tête de l'emploi, un peu comme Araki avec les petites lunettes rondes, la petite moustache … Ça aide puisque dans ce cas le travail n'a pas à se défendre tout seul et est soutenu par l'artiste. Mais le fait que je sois timide ou pas … Disons que je suis timide avec les gens qui n'aiment pas mon travail.
• On ne s'habitue pas au bout de la cinquantième personne qui hurle au scandale ?
Non, c'est toujours aussi désagréable (rires).
• En même temps en littérature le lecteur va plaquer son propre imaginaire, ce qu'il ne peut pas faire avec une photo.
Oui, c'est vrai. Mais comme je suis assez maniaque comme dessinateur et comme écrivain, j'essaie de faire en sorte que l'image qu'aura le lecteur soit le plus proche possible de celle que j'ai en tête. Là c'est un travail d'écrivain, agencer les phrases dans un souci de clarté. Il y a beaucoup d'auteurs pas clairs, qui s'écoutent écrire - pas mal d'écrivains français souffrent de ça - et brouillent vraiment leur expression. Le lecteur va trouver ça joli mais n'aura pas une vision claire de ce dont on parle. Moi, j'ai écrit dans la Série Noire, une collection “ populaire ”, et j'essaie d'être précis, pour que rien ne vienne s'opposer à la narration de l'histoire, que le suspense fonctionne et entraîne le lecteur “ lambda ” vers des choses un peu plus compliquées que ce pur suspense.
• Est-ce que votre public a évolué au cours des années ?
Je pense qu'il s'est élargi, mais c'est sûr que je ne toucherai jamais le lecteur de Rika Zaraï (rires). Il est par contre vrai que tous ces différents médiums se sont aidés les uns les autres, transférer mon univers vers le roman permet à des gens d'aller peut-être ensuite vers l'illustration ou le Japon, alors qu'à la base ils voulaient juste une Série Noire. Ça procède par cercles concentriques, qui ont connu une accélération du fait de la multitude des supports.
• Est-ce que les gens qui lisent les livres s'intéressent aux photos et aux vidéos et inversement, ou y a-t-il trois groupes distincts ?
Les frontières sont parfois perméables mais c'est vrai que c'est assez distant. Les gens qui achètent les photos n'ont souvent rien à voir avec ceux qui lisent des romans à suspense. Si je fais une exposition dans une librairie parisienne pointue, on aura des gens qui connaissent mon travail graphique, la littérature de genre, mais qui restent des lecteurs. Ils n'ont ni les moyens ni l'habitude de collectionner des clichés, de suivre un artiste ou d'acheter les pièces importantes. Dans un tel cas de figure, je ne mets que des petits dessins, autrement ça ne partirait pas. Par contre dans une galerie d'art moderne, je peux mettre les plus grosses pièces car il s'agit d'un public de collectionneurs d'art.
• Dans vos romans on peut sentir un certain détachement, avec notamment le personnage Woodbroke, ce photographe un peu loser. Est-ce que c'est une nécessité de prendre du recul par rapport un univers assez spécial ?
C'est d'abord une nécessité par rapport au lecteur. Quand j'ai commencé à travailler sur Un été japonais , qui à l'origine n'était pas un roman policier, j'avais cette histoire assez autobiographique de photographe étranger à Tokyo dans les années 90, et je ne savais pas si ça allait être vraiment moi ou un gaijin lambda. La solution a été d'en faire un photographe certes fétichiste mais surtout intéressé par les uniformes, ce qui est plus accessible, avec tous les fantasmes déjà bien connus sur les infirmières ou les hôtesses de l'air.
En même temps Woodbroke est assez proche de moi puisqu'il imagine ses modèles attachées, un peu blessées. Je n'ai jamais fait de photos comme lui, mais je m'imagine très bien les faisant, ce sont presque des photos que j'ai la flemme de faire (rires) mais que je décris, tout en sachant comment les Japonais vont le percevoir, c'est-à-dire de la façon dont moi j'ai été perçu quand je suis allé avec mes photos à Tokyo, avec la compréhension immédiate mais aussi la surprise de voir un étranger représenter la femme japonaise de façon justement si japonaise.
• Concernant vos photos, elles représentent des accidents ou des pathologies ?
Ce sont des accidents en fait. Quand j'étais enfant j'étais fasciné par les accidents de voiture, d'autant qu'à l'époque, dans les années 60 on avait les premières autoroutes, les premiers départs en week-end avec toute la famille … J'adorais le côté très cinématographique de l'accompagnement de la blessure, les pansements, les minerves, les plâtres … Les gens y voient d'ailleurs plus leurs propres perversions, s'imaginant des blessures atroces, des plaies purulentes, alors que je vois plutôt la symbolique de l'accident, du traumatisme dans une optique de guérison, avec des gens se baladant entre l'accident et le retour à une vie normale. C'est cette période que je trouve érotique.
• C'est aussi un schéma qu'on voit dans l'animation japonaise, avec ces personnages massacrés et bandés, comme Rei dans Evangelion .
Oui, ça tient pour moi à leur intérêt pour l'érotisme médical, mais aussi à une part d'enfance, les Japonais ont un rapport très enfantin, très pur à leurs fantasmes. Pour en revenir aux pathologies, je trouve ça plutôt répulsif. Par rapport à mon fantasme, mis à part leurs blessures mes modèles sont très bien portantes, maquillées, des filles avec des joues rondes. Il s'agit de l'image de la vie, certes encapsulée, mais qui n'est pour moi absolument pas mortifère.
• En plus des accidents on pourrait envisager des violences conjugales.
Oui, mon travail est très perçu comme ça en Angleterre, ce qui a posé de gros problèmes de diffusion par rapport aux libraires. À mon avis ça en dit plus long sur la perversion ou l'état de maladie de la société anglaise, où il y a tellement de femmes battues qu'un libraire ou un client va forcément faire le lien en voyant mon livre, alors que ce n'est pas évident en soi. Une femme portant des hématomes en raison de violences pourrait être érotique à mes yeux, mais pour moi l'important reste plus l'habillage médical que la cause des blessures.
• Vous parliez de la dimension autobiographique d' Un été japonais . Cette dimension ne concerne quand même pas le quiproquo avec les yakuzas (Note : dans ce roman Woodbroke se retrouve en délicatesse avec un groupe mafieux suite notamment à la perte d'un manuscrit rédigé par leur chef de gang) ?
Le début, si (rires). Comme je le raconte j'étais invité à une fête dans un hôtel de banlieue par un éditeur de publications érotiques en compagnie de l'artiste Trevor Brown. J'y suis en fait allé avec sa copine, Brown détestant les mondanités.
Nous sommes donc arrivés et avons été très surpris, car là où en Europe on se serait attendu à quelque chose d'assez décontracté, on avait au contraire un truc très huppé, avec hôtesses en kimono, un traiteur à toutes les tables, tout le monde en costard et pas mal de types qui avaient des gueules de yakuzas. J'étais sur le coup étonné, puis j'ai appris plus tard que l'éditeur était soutenu par des groupes criminels, sans doute en raison des pubs pour les clubs SM qu'on trouve à la fin de leurs magazines.
Pour en revenir à la fête, il y avait trois petites nanas qui chantaient YMCA sur scène, celle du milieu était franchement mignonne et j'ai essayé de la brancher au moment du repas, exactement comme dans le bouquin. Des gens sont alors arrivés, m'ont pris ma carte de visite et m'ont posé tout un tas de questions. Ils n'avaient pas vraiment des gueules de voyous comme je le décris dans le livre, mais il y avait deux jeunes et un gros qui voulaient savoir qui j'étais. Heureusement j'étais assez diplomate, je parlais japonais, ce qui les a surpris, je leur ai montré mon boulot, ça s'est calmé mais ils m'ont quand même dit que si je voulais qu'elle pose, je devais négocier avec eux. Moi je voulais qu'elle me rappelle sans que j'aie à payer, j'ai donc appelé la copine de Trevor et lui ai demandé de donner mon numéro à cette jeune fille. Elle l'a fait et quelques jours il y a eu un appel à la boîte de fringues SM où je logeais (comme Woodbroke dans le roman), mais la correspondante n'a pas laissé de numéro où la rappeler. Je n'ai jamais su si c'était cette fille. Ce regret a servi de base au roman, qui a viré au polar quand avec ma tournure d'esprit habituelle je me suis mis à imaginer ce qui se serait passé si ça avait vraiment mal tourné.
Après cette conversation il y a par contre eu un autre type, qui a inspiré le personnage de Terakoshi, avec la même bouche un peu méprisante, qui a débarqué et a commencé à me tutoyer. Il m'a félicité pour mon japonais, s'est présenté à ma grande surprise comme un réalisateur et m'a parlé d'un roman qu'il avait écrit, souhaitant que je le traduise. Il m'a laissé sa carte mais je n'ai jamais rappelé, car c'était quand même une drôle d'histoire.