The theatre of thousand
years - Le théâtre (vieux) de mille ans
Par
Abé Mark Nornes
Abé
Mark Nornes est un membre de la faculté des Langues
et Cultures Asiatiques et fait partie du cursus du Film
et de la Vidéo. Il a écrit un livre consacré
au film documentaire japonais :"Japanese Documentary
Film: The Meiji Era Through Hiroshima".
Le
réalisateur japonais de film documentaires OGAWA
Shinsuke, mort en 1991, était
connu pour ses projets ambitieux. Après avoir
achevé le tournage de son documentaire extraordinaire
"Le Cadran Solaire sculpté par mille
ans d'entailles : L'Histoire du Village de Magino"
l'été 1987,
OGAWA se heurta à un problème relativement
nouveau : il n’avait nul endroit où projeter
son film.
Il
construisit alors son propre cinéma.
"Le
Cinéma (vieux) de mille ans" ("Sennen
Shiataa") était de structure traditionnelle,
faite de terre, de troncs d'arbres, de tatamis et d'un
toit en chaume que l'équipe de réalisation
et leurs fans acheminaient des montagnes jusqu'à
un terrain vague à Kyoto. Spécialement
construit pour la projection de ce seul film, ce cinéma
éphémère érigé sur
un chantier était autant une exposition expérimentale,
qu'un pied de nez à une culture cinématographique
changeant à toute vitesse.
"La
mer de l'année bleue" (1966) |
OGAWA
a débuté sa carrière comme publiciste
de films documentaires industriels en 1960,
avant de quitter sa confortable position pour devenir
documentariste politique indépendant. Ses premiers
films – "La mer de l'année
bleue" ("Seinen no umi"), "La
Forêt de l'oppression" ("Assatsu
no mori") et "Rapport sur les lieux
du meurtre" ("Gennin no hokakusho")
– passionnent le mouvement étudiant japonais
et en 1967, le metteur en
scène et son équipe se lancent dans leur
première grande aventure. Ils s'installent dans
un village au Nord de Tokyo où des étudiants
et des agriculteurs entament un bras de fer avec le
gouvernement contre la construction de l'aéroport
international de Narita.
Quand
le gouvernement japonais eu décidé de
sa construction, il annonça simplement que l'aéroport
de Narita se ferait à l'emplacement même
du village de Sanrizuka, s'attendant à ce que
les agriculteurs résidents aillent s'implanter
ailleurs pour laisser la place à la construction
des pistes de l'aéroport. Immédiatement,
les fermiers organisèrent la résistance
et furent rapidement rejoints par des étudiants
militants venus de Tokyo. Les universitaires voyaient
l'aéroport sous un aspect purement géopolitique
– l'événement coïncidant avec
la guerre du Vietnam – alors que les paysans refusaient
de quitter la terre qui avait fait vivre plusieurs générations
de leurs ancêtres. En fait, tout passage à
l'aéroport (désormais terminé)
de Narita n'est complet sans une halte au Terminal #2
où on distingue un champ de mûres au beau
milieu du goudron, îlot perdu d'un des fermiers
refusant encore jusqu'à ce jour d'abandonner
sa terre.

"Un
été à Narita" (1968)
|
OGAWA
emménagea sa société de production
dans une maison des environs et démarra ce qui
allait donner la "Série de Sanrizuka"
– sept long-métrages documentaires réalisés
en dix ans, le résultat d'efforts communs de
cinéastes résidant et travaillant en communauté
avec les fermiers et les étudiants. Les différentes
approches des réalisateurs et la nature variable
de leurs films reflétent les transformations
des relations entre ces trois groupes : réalisateurs,
fermiers, étudiants. Par exemple, au début
des manifestations de Narita, OGAWA se focalisait sur
la seule intensité physique des confrontations
entre les étudiants, les agriculteurs et la police
anti-émeutes. Le premier film, "Ligne
de libération du Japon : L'été
de Sanrizuka" / Un été à Narita
("Nihon kaiho senzen : Sanrizuka no natsu",
1968) utilisait volontairement
un montage disjoint pour en faire un "film d'action".
Alors que l'équipe de réalisation filmait
du côté des fermiers, le film se focalisait
sur le mouvement agité étudiant, qui représentait
également la première cible des spectateurs
du réalisateur.
Alors
que les manifestations s'éternisent et prennent
de l'ampleur, la nature des films change. Au lieu des
actions émeutières des étudiants
contestataires, les documentaires accordent de plus
en plus d'importance aux villageois. Les plans deviennent
plus longs, s'attachant d'avantage au rythme et à
l'intérêt des fermiers au détriment
des étudiants. Par exemple, dans une scène
de "Sanrizuka : les hommes de la deuxième
Forteresse" ("Sanrizuka : Dai-ni
toride no hitobito"), un fermier emmène
l'équipe de réalisation dans les tunnels
d'une forteresse souterraine. En un plan de plusieurs
minutes, il lève à plusieurs reprises
une bougie en direction d'un trou d'aération
pour présenter le système de ventilation.
La fonction de la ventilation est apparemment quelque
chose dont il est fier – en effet, elle permet
aux paysans de vivre en permanence sous terre –
mais la patiente répétition de sa démonstration
et la longueur de cette scène est difficile à
endurer pour beaucoup de spectateurs. D'un autre côté,
le geste représente clairement les soucis et
la subjectivité des fermiers eux-mêmes.
"Le
village de Henda" (1973) |
Cette
tendance trouve son apogée dans "Le
Village de Henda" ("Heta buraku",
1973), qui pourrait être
qualifié comme un tournant majeur dans l'histoire
du documentaire indépendant au Japon. OGAWA l'avait
pensé comme un "documentaire expérimental"
et son chef-d'œuvre. En une succession de plans
fixes extrêmement longs, les villageois décrivent
leur quotidien et l'impact direct des manifestations
sur leurs fermes et familles. Les manifestations en
elles-mêmes continuent, mais l'action du film
se confine au seul village et à ses habitants.
Les
changements du style et du sujet central des films d'OGAWA
correspondent aux modifications des projections devant
son public, nous rapprochant du "Cinéma
(vieux) de mille ans". Concernant la plupart de
leurs films, les employés des productions OGAWA
("OGAWA PRO") emportaient une copie du film
dans différentes régions du Japon et démarchaient
des organisations intéressées par une
éventuelle projection. Après avoir trouvé
un lieu de projection, ils placardaient des affiches
dans les gares environnantes, sur des panneaux d'affichage
et des poteaux téléphoniques et distribuaient
un peu partout des tracts. Les projections étaient
des événements plus importants que le
film en lui-même et d'un ludisme communicatif.
Le film s'accompagnait de discours, chants et chansons
entonnés par des spectateurs munis de casques
et agitant des drapeaux. Pendant la projection, les
spectateurs manifestaient leur approbation en criant
"Igi nashi !" ("Exactement !").
A chaque apparition de la police anti-émeute,
ils criaient "Nonsensu !" (Non sens !). Des
policiers en uniforme étaient souvent présents.
Moins
d'un an après avoir emménagé sur
le site de l'aéroport, les productions OGAWA
jouissaient d'une formidable croissance et devinrent
l'une des plus grandioses expériences de l'Histoire
du film documentaire. Leur réputation s'étendire
et des demandes de projections arrivèrent de
tout le Japon via des groupes de jeunesse, de syndicats
et d'écoles. Des copies partaient quotidiennement
pour près de 60 projections par mois. Le quartier
général d'OGAWA PRO était un modeste
appartement d’environ 10 m², mais en 1969
ils songèrent à s'agrandir. S'appuyant
sur leur réseau de spectateurs, ils établirent
des succursales à Hokkaido, Osaka, Sendai et
Kyushu. L'organisation prévoyait de coordonner
et de mettre en place de nouvelles projections dans
les différentes régions respectives. En
s'implantant durablement, elles commencèrent
leurs propres productions autonomes en s'attaquant à
des problématiques propres à chaque région.
Les résultats furent à leur tour distribués
par les autres filiales d'OGAWA PRO.
Au
début des années soixante-dix, le mouvement
étudiant commence à s'effilocher et la
première phase de la construction de l'aéroport
touche à sa fin. L'audience enthousiaste et vivante
commence à évoluer vers une audience typiquement
passive. D'autres réalisateurs rencontrèrent
le même problème. Dès lors, le nombre
de documentaires indépendants se réduisit
fortement. Au début des années soixante-dix,
les filiales d'OGAWA PRO perdent leurs soutiens régionaux
et dépensent plus qu'ils n'en gagnent. En 1973,
alors que "Le village de Henda"
est prêt pour être distribué, toutes
les filiales ferment leurs portes, sauf celles de Tokyo
et Sanrizuka. Les bureaux régionaux clos et l'audience
changeant et diminuant, les réalisateurs ne disposent
désormais plus de l'infrastructure nécessaire
à la bonne distribution des films. Pendant cette
période, trois à cinq employés
d'OGAWA PRO emportaient des copies pour des périodes
de quatre à six semaines. Ils allaient de ville
en ville, cherchant des cinémas, organisant leurs
propres projections et vendant eux-mêmes les tickets.
Pendant qu'ils projetaient le film dans un village ou
dans une ville, ils préparaient déjà
parallèlement la projection suivante dans un
autre lieu. Ceci excluait désormais des projections
dans de petits villages, ce qui n'était pas sans
poser un certain problème ceux-ci étant
la première cible pour un film comme "Le
Village de Henda".

"Histoire
de Magino" (1977) |
Avec
la dissolution de son public, OGAWA PRO a également
perdu son premier moyen de rentabilité financière.
La société décida de quitter Sanrizuka
et accepta l'invitation d'une communauté de fermiers
loin dans les montagnes de la préfecture Yamagata.
Les fermiers de cette région avaient entrepris
leurs propres cultures en réaction à la
fuite et la désertification de la campagne japonaise.
Ils tentaient de redécouvrir la richesse de leur
propre culture locale et rurale à travers les
arts traditionnels et l'écriture de l'Histoire
comme de leur littérature. Profondément
impressionnés par le sensible portrait de la
vie rurale des films antérieurs d'aéroport,
ils invitèrent OGAWA PRO à venir s'installer
dans le petit village de Magino. OGAWA saisit l'occasion
dans un pur souci expérimental. Michio KUMURA,
l'un des plus célèbres poètes-fermiers
japonais et habitant de Magino, mis une vieille maison
à disposition de l'équipe technique et
les réalisateurs trouvèrent un champ pour
cultiver le riz – leur nouveau studio en somme
! Ils économisaient l'argent en vivant en communauté
et en cultivant leur propre nourriture. Ils s'avérèrent
être des agriculteurs doués, mais faisant
vite la douloureuse expérience, que cette tâche
exigeante ne leur laissait que peu de temps à
la réalisation de leurs films.
"Histoire
de Magino" (1977) |
Les
premières années, ils n'ont pu réaliser
que des courts-métrages avant de pouvoir finalement
terminer le documentaire de 3 heures et demi "Le
village de Furuyashiki" ("Furuyashiki-mura")
en 1982. Ils devaient toujours
trouver des lieux de projection par leurs propres ressources
et un membre d'OGAWA PRO s'efforçait, si possible,
d'accompagner la copie d'un film. La meilleure aide
à la distribution du film fut son Prix de la
Critique du Festival du Film de Berlin, puis sa troisième
place au classement annuel des meilleurs films sortis
durant l'année dans la revue japonaise de cinéma
Kinema Junpo (l'un des rares documentaires à
avoir été nominé dans cette liste).
Les films d'OGAWA dépendaient jusque là
étroitement du mouvement étudiant pour
le choix de leurs sujets, une audience constituant leur
principal financement. Cette source s'étant tarie,
ils dépendaient dorénavant d'une reconnaissance
institutionnelle pour garder son élan et piquer
la curiosité de son audience.
Même
si les productions OGAWA dépendaient dorénavant
du circuit habituel de diffusion, l'infrastructure de
l'industrie cinématographique japonaise se détériorait
rapidement sous le poids de massifs et systématiques
problèmes. Avec la flambée de l'immobilier
durant les années quatre-vingt, le nombre de
cinémas se réduisait d'autant. L'année
du début de la carrière cinématographique
d'OGAWA en 1960 –
"Yojimbo" d'Akira KUROSAWA battait
alors tous les records d'entrée – il y
avait plus de 7000 cinémas au Japon. A la fin
des années quatre-vingt, il n'en restait plus
que 2000. Durant à peu près le même
intervalle (1958 à
1985), le nombre de spectateurs
chute de plus d'un milliard de personnes à 155
millions. Beaucoup de cinémas au Japon sont rattachés
et dédiés à un studio précis
et ne diffusent donc pas de documentaires. Seuls quelques
rares distributeurs sont intéressés par
ce genre de films ou par de l'avant-garde, mais n'acquièrent
que des films européens ou américains
confirmés. Ceci oblige les réalisateurs
indépendants – dans le documentaire, comme
dans la fiction – à distribuer leurs propres
travaux, aussi bien à cause de l’inertie
traditionnelle, que par défaut; ils l'avaient
toujours fait de cette manière et ne pouvaient
s'imaginer d'autre alternative. Après l'effort
suprême fourni pour compléter un film,
les réalisateurs devaient dépenser la
même quantité d'énergie pour faire
le tour du Japon avec leur œuvre sous le bras.
Ceci
nous amène finalement au Cinéma (vieux)
de mille ans et au dernier film important d'OGAWA, "Le
Cadran Solaire sculpté par mille ans d'entailles
: L'Histoire du Village de Magino" ("Sennen
kizami no hidokei: Magino-mura monogatari", 1987)
complété après treize ans passés
dans le village de Yamagata. Pour comprendre pourquoi
l'équipe de réalisation a dépensé
autant d'efforts pour construire leur propre cinéma,
s'impose la description de cet impressionnant film.

"Le
cadran solaire sculpté de mille ans d'entailles
:
L'histoire du village de Magino" - (1987)
|
Les
paysans de Yamagata avaient invité OGAWA PRO
au village de Magino, parce qu'ils avaient eu l'impression
que l'équipe de réalisation n'avaient
pas tout à fait cerné pourquoi les fermiers
de Sanrizuka défendaient aussi ardemment leurs
terres. Dans un sens, ce dernier film est une réponse
à ce sujet spécifique. En apparence, le
film est un film scientifique sur le riz, utilisant
la photo-microscopie, des prises de longue durée
et une étude détaillée des systèmes
d'irrigation, mais tout ceci ne sont que des conventions
apparentes à travers lesquelles OGAWA raconte
l'histoire du riz. En effet, pour la plupart des citadins
japonais, la science était le seul moyen d'appréhender
l'assimilation de leur propre nourriture. C'était
également le seul moyen trouvé par l'équipe
de réalisation pour être accepté
par les fermiers. Ils étaient non seulement capables
de produire du bon riz, mais réussissaient également
à montrer le riz aux villageois sous la perspective
totalement inédite de la technologie moderne
de la cinématographie.
Pourtant,
comme l'indique le titre, "Le Cadran Solaire
sculpté par mille ans d'entailles"
est bien plus qu'un simple film scientifique. Parallèlement
au minutieux décorticage du riz, il y a des courts
passages narratifs. Ce sont des histoires qui ont été
transmis par les membres de ce minuscule village au fil
des siècles et sont joués par un mélange
d'acteurs professionnels et d'amateurs. L'histoire de
la femme et de son frère fou, par exemple, met
en scène le duo composé de Hijikata, le
créateur de la danse de Butoh, et de MIYASHITA
Junko, une célèbre actrice japonaise de
films érotiques. Par contraste, la séquence
suivante met en scène un villageois et sa femme
reconstituant l'histoire de son père et de sa mère
déterrant dans leur verger un ancien Dieu taillé
dans la pierre – ou plus précisément
un énorme phallus; ils se dépêchent
de le cacher aussitôt sous la maison avant que leurs
enfants ne le voient. L'équipe de réalisation
remonte même encore plus loin dans le temps en mettant
en scène une révolte des paysans du XVIIe
siècle (les dirigeants samouraïs étant
interprétés par des acteurs de la Nouvelle
Vague et les villageois jouant leurs ancêtres).
Finalement, ils remontent jusqu'aux origines du village
en fouillant un ancien site archéologique et découvrant
des vestiges remontant à la période Jomon,
datant entre 1.000 à 10.000 avant Jésus-Christ.
Cet imposant documentaire de quatre heures est bien loin
de la frénétique urgence des films de manifestations
étudiantes.
 |
Je
ne saurais citer que peu de films qui rendent les notions
de l'Histoire aussi complexe. Nous assistons à
un savant mélange entre l'histoire et la science
sociale, des chroniques issues de l'héritage
du village et les légendes orales passées
de génération en génération,
aussi bien que les fragments d'histoire laissés
par les plus lointaines limites de l'expérience
humaine. Tout ceci est rythmé par les récoltes
cycliques du riz, qui a régi la vie des gens
à travers les âges. Ce qui est véritablement
extraordinaire concernant ce film est le concept même
de l'histoire qui n'est pas la simple résurrection
du passé, mais quelque chose de palpable et vivant
au présent.
Comment
s'imaginer pouvoir regarder un film aussi intimement
lié à un lieu – aussi bien par son
environnement, que par son temps, son rythme, ses visions
et ses odeurs – dans un cinéma délabré
ou dans le gymnase d'un lycée ? L'équipe
de réalisation, comme leurs admirateurs à
Osaka, où des lecteurs d'Eiga Shinbun (journal
de cinéma) suivaient avec attention le tournage
du film, se posaient tous cette même question.
Il était tout simplement devenu démesurément
problématique de trouver un endroit pour montrer
un tel film. Il fallait donc qu'ils construisent leur
propre cinéma.
 |
Un
tract pour le Cinéma (vieux) de mille ans décrit
les motifs pour construire un tel espace d'exposition
temporaire pour un seul film :
"Bienvenu au Cinéma (vieux) de mille ans
! Considérant la liberté du cinéma,
est-ce que les lieux de projection ne devraient pas
jouir de la même liberté ? Tel est le concept
du Cinéma (vieux) de mille ans. De la fin d'une
production jusqu'à la projection d'un film, la
plupart des réalisateurs confient leurs œuvres
entre les mains d'autres personnes, mais ici l'organisation
est entièrement gérée des mains
même de l'équipe de réalisation…
C'est l'amour de cinéphiles qui a fait qu'un
cinéma puisse être dévoué
à un seul film. Ce Cinéma (vieux) de mille
ans est la première incarnation de ce dont rêvent
les cinéphiles depuis longtemps. Pour être
plus précis, il faut dire que le film est entièrement
immergé dans l'univers du village de Magino dans
la Préfecture de Yamagata. L'espace de ce cinéma
est sûrement le même et l'incarnation de
ce rêve transporte ailleurs nos sentiments envers
les cinémas d'aujourd'hui."
Cette
"incarnation" impliquait une quantité
énorme de sueur de bénévoles. A
l'aide des efforts de l'équipe d'Eiga Shinbun,
l'équipe de réalisation louait un terrain
vague à Kyoto. Un jeune étudiant en architecture
réalisait les plans du bâtiment, utilisant
un design et des méthodes de construction traditionnelles.
La charpente nécessitait 700 troncs d'arbre.
3000 ballots d'herbes furent acheminés de la
campagne pour le toit en chaume, en même temps
que 50 tonnes de boue pour construire les murs. Juste
à côté, une compagnie de danse Butoh
érigeait leur propre théâtre temporaire
– d'un design moderne et industriel – et
donnait des représentations de danse tout au
long de l'exploitation du film. Tout autour du cinéma
se montaient des tentes ou bâches d'un matsuri
local, une kermesse où se vendaient des plats
ou des bibelots de la campagne. Parfois, des chanteurs
ou des groupes acoustiques divertissaient la foule venue
assister aux projections. Des rangées de grandes
bannières traditionnelles – pareilles à
celles utilisées pour les combats de sumo ou
au théâtre kabuki – délimitaient
le périmètre. A l'entrée du cinéma,
les spectateurs pouvaient feuilleter des photos prises
au tournage, examiner des accessoires utilisés
dans le film et acheter des nouilles frites et des plats
locaux de Yamagata au lieu d'acheter du pop-corn.
Le cinéma en lui-même pouvait accueillir
140 spectateurs, tous assis sur des coussins par terre.
Devant l'écran était creusé un
trou au sol dont émergeait l'ancienne poterie
Jomon déterrée au cours du film, comme
si elle venait tout juste de réapparaître
à la lumière. Le cinéma était
climatisé, mais le trou au sol paraissait laisser
passer de l'air froid. Les projections démarraient
après la bénédiction d'un prêtre
Shinto.
Un
mois plus tard, il ne restait plus que le vent.
Ceci
a peut-être été l'ultime instant
de la distribution du film indépendant. D'après
ce que j'ai pu entendre, le film a parfaitement atteint
sa cible en créant un espace en parfaite cohésion
avec le film. Entourés par ces murs boueux et
le toit en chaume, l'on pouvait littéralement
sentir le film, disaient les gens.
Même
si le Cinéma (vieux) de mille ans fut une merveilleuse
expérience pour tous ceux assez chanceux d’y
assister, sa confrontation avec les difficultés
pour montrer un documentaire au Japon fut aussi éphémère
que la structure en elle-même. Parfois, des réalisateurs
indépendants tentent de contourner les problèmes
apparemment insurmontables pour pouvoir montrer le film
en construisant leur propre cinéma. Seijun SUZUKI
a projeté son "Yumeji"
sous un chapiteau en forme de bulle gonflé par
pression d'air. Yamamoto MASASHI a loué un emplacement
vide au milieu des Love Hotels du district de Shibuya
à Tokyo et a construit un cinéma à
partir de bouts de camelote repeints en rose et de la
ferraille pour son "Tenamonya Connection".
J'ai moi-même construit un cinéma à
partir de tuyaux et des tableaux peints de toutes les
couleurs pour un événement au Festival
des Films Documentaires de Yamagata. Quoiqu'il en soit,
tout ceci ne sont que des solutions stratégiques
temporaires face aux difficiles problèmes du
monde du documentaire Japonais.
Cet
article a été rendu possible par la gentille
assistance de feu Shinsuke OGAWA, son producteur Hiroo
FUSEYA, son assistant-réalisateur Toshio IIZUKA,
Yoko SHIRAISHI, et Kazuyuki YANO du Festival des Films
Documentaires de Yamagata. Satoshi KAGEYAMA et Ken ERIKAWA,
de l'Eiga Shinbun d'Osaka ont également passé
de longues heures à me raconter le Cinéma
(vieux) de mille ans et m'ont fourni des précieux
visuels et matériaux d'archives.
-
Article publié au préalable dans "The
Journal of the International Institute"
par L'Université américaine du Michigan.
- Disponible sous le lien Internet: http://www.umich.edu/~iinet/journal/vol4no2/jpnfilm.html
- Traduit de l'anglais par Bastian Meiresonne avec l'aimable
autorisation écrite de Nancy Kelly.
- Corrections :Yannick Langevin