.Hani Susumu, l'innocence illusoire de l'être spontané
 
 

L'adolescence nue


"Premier amour, version infernale" (1968)

De retour au Japon, Hani s'attaqua à son tour au "tabou sexuel", particulièrement vif au Japon, mais déjà battu en brèche par le développement de toute une production érotique marginale. Cependant, le sexe intéressait Hani en tant qu'expression d'un élément fondamentalement "antisocial" chez l'être humain, menant en vérité à une attitude antisociale, et s'exposant à une répression morale : "Hatsukoi-Jigokuhen (Premier amour version infernale) fut ma première tentative de prendre le sexe comme sujet essentiel d'un film". Mais, à y regarder de plus près , Premier amour version infernale (1968) doit autant aux obsessions du co-scénariste (alors inconnu en France) Shuji Terayama qu'à celles de Hani lui-même, car on y trouve déjà les thèmes de l'auteur de Cache-cache pastoral  : la puberté, le conflit psychique avec les parents (surtout la mère), les premières expériences sexuelles, l'inhibition, l'érotisme et le rêve sous des formes multiples, para-freudiennes. Mais, au-delà du titre tant soit peu accrocheur, c'est toujours le thème de "l'amour pur" qui revient ici, entre Shun (le garçon) et Nanami (la fille), comme dans de multiples films sur la jeunesse. La différence réside dans le fait que le couple essaie (vainement) de réaliser physiquement cet amour ; alors que "l'amour pur" des films progressistes antérieurs était traditionnellement platonique.

Hatsukoi Jigokuhen , filmé sans structure établie, avec des tics formels qui pourraient paraître irritants aujourd'hui, est aussi l'occasion pour Hani d'explorer l'univers du sexe commercialisé, particulièrement florissant au Japon, exutoire d'une mentalité inhibée. Nanami révèle donc à Shun qu'elle est modèle nu pour des photos érotiques, et le couple assiste à la projection d'un film "pornographique" sur le thème du premier amour, ce qui l'incite à retourner faire l'amour à l'hôtel, ce que les Japonais appellent habituellement "Tsurekomi". Pourtant, conclusion de cette "version infernale", cet amour pur ne sera jamais réalisé, Shun étant attaqué par un gang qui veut récupérer des photos compromettantes, et tué par une voiture en voulant fuir : Thanatos triomphe d'Eros. A cheval entre une réalité onirique et un rêve réel, Premier amour version infernale est une plongée dans le psychisme des adolescents meurtris, pour qui le sexe ne peut plus être une chose "naturelle", et apparaît souvent emblématiquement : des enfants nus et masqués peuplent des séquences imaginaires, et Shun poursuit une petite fille dans un cimetière, si bien qu'il est accusé d'être un "obsédé sexuel", et enfermé dans un hôpital psychiatrique. La mort de Shun est la mort de l'innocence, des illusions de l'adolescence traquées par la caméra mobile de Hani.

"Premier amour, version infernale" (1968)

La "petite fille du cimetière" n'était d'ailleurs autre que Mio, la propre fille de Hani, qui lui consacra pratiquement un film trois ans plus tard (Mio), après les expériences ambiguës et inabouties de Aido (Aido, Esclave de l'amour, 1969), variation esthético-érotique exaspérée sur une légende fantastique chinoise transposées dans le Tokyo moderne, et de Koi no dai boken (Une grande aventure d'amour, 1970), comédie qui fut un échec patent. De nouveau "expatrié" (si tant est que la notion de patrie signifie quelque chose pour Hani), le cinéaste retourne en Europe, et tourne en Sardaigne, avec des moyens très réduits (en 16mm), une coproduction franco-japonaise : Mio (1971) est un sortie de conte de fée moderne, qui est une plongée onirique dans le psychisme de l'enfance, et des fantasmes pré-sexuels de Mio et de Rafael, un jeune garçon rencontré dans un orphelinat. Dans ce mélange assez étonnant de réalité, de rêve et de "pédagogie libre", Hani a encore recours au psychodrame et à l'imagination des enfants pour réaliser une expérience personnelle d'anti-éducation (Mio est attirée par une institutrice "libérale" incarnée par Brigitte Fossey). Mais à force de vouloir dédramatiser et déconstruire son film, Hani cède inconsidérément aux défauts déjà décelables dans Premier Amour, laissant son opérateur Mario Masini filmer des images floues, d'une joliesse qu'il voulait éviter. On sent que Hani tombe ici dans le piège de ce "cinéma amateur" (super 8mm), dont l'inexpérience technique est censée exprimer la "spontanéité" des sentiments et du psychisme intérieur. Pourtant, poussé par son désir de s'engager dans cette voie jusqu'au bout, il fait de cet "amateurisme" le sujet même de Gozenchu no Jikkanwari (Horaire de la matinée, 1972), où des étudiantes mènent une enquête en filmant elles-mêmes en super-8mm, dans un véritable festival de zooms et de flous, de caméra bougée, de tous les signes extérieurs du cinéma "non-professionnel" - fait par un professionnel cultivant le goût du paradoxe. Or, plutôt qu'une innovation, le spectateur ressent au contraire une sorte de régression esthétique, propice à toutes les facilités, et impuissante à exprimer justement cet état d'innocence si fraîchement exposé dans les films antérieurs. Reste un curieux univers liquide, invertébré, où affleurent de belles algues du rêve et du désir, mais où, à trop vouloir s'immerger, Hani s'est noyé corps et bien. Une remontée à la surface reste possible, mais problématique, pour un cinéaste qui applique sans doute mieux ses théories avec l'instrument de la télévision, dont il avait préfiguré le mode d'écriture spécifique à ses débuts.

Max Tessier

 

Compléments biographiques


Histoires africaines (1981)

Après Horaire de la matinée, Hani se tourne essentiellement vers la télévision et l'édition où il continue d'explorer la thématique de la jeunesse mais aussi celle de la nature sauvage qui semble maintenant le préoccuper (la série TV Doubutsu Kazoku, La famille des animaux pour la chaine NHK). Après neuf d'absence des écrans nippons, il se lance dans le projet Afurika monogatari (Histoires africaines, 1981). Sur un concept de Shuji Terayama, le film s'avère un échec patent qui confirme l'impasse artistique dans laquelle se trouve Hani. De retour sur les terres kenyanes vingt-six ans après Bwana Toshi no uta, le cinéaste recourt à un canevas encore une fois sans consistance véritable où l'homme occidental (l'habituelle mise en abîme du peuple japonais est ici absente, le casting étant majoritairement américains avec notamment la présence de James Stewart) se retrouve plongé dans une faune primitive quasi-idyllique aux allures d'Arche de Noé. A l'aide de longs plans contemplatifs, Hani illustre une nature paisible célébrant ainsi l'harmonie entre l'homme et les animaux. Reléguant les motivations de ses personnages en arrière plan, Afurika monogatari ressemble très vite à un documentaire animalier s'étirant péniblement sans proposer aucun développement satisfaisant. Cette fable animalière superficielle et esthétisante, qui conclue d'une triste manière les expérimentations du réalisateur pour le cinéma, marque son retour définitif à une forme d'expression qui lui est sans doute mieux adapté, le documentaire.


Hani Susumu

Ses travaux suivants pour la télévision renouent avec une veine militante en s'attachant notamment à creuser le traumatisme nucléaire qui frappa de plein fouet le Japon pendant la seconde guerre mondiale : Yogen (Prophétie, 1982) et Rekishi : Kaku Kyoran no Jidai (L'Histoire : l'ère de la folie nucléaire, 1983). Yogen, résultat d'une action engagée visant à redonner leur dignité aux irradiés alors mis au ban de la société nippone, est un devoir de mémoire qui connut un fort écho dans l'archipel. En répondant aux sollicitations du "mouvement des dix pieds", Hani se fait le porte-parole d'une minorité longtemps passée sous silence. Grâce à une souscription nationale de grande envergure lancée en 1980, le documentariste s'adresse directement aux archives vidéo de l'armée américaine où il achète mètre après mètre, les terribles images de ses compatriotes irradiés servant de cobayes aux expériences scientifiques américaines. Près de 500 000 personnes participent ainsi à l'appel au don pour finalement réunir plus de 85 000 pieds de pellicule, le documentaire de quarante minutes au propos résolument engagé constitue un véritable manifeste contre l'arme nucléaire et ses dangers, un documentaire "historique" dont le propos n'oublie de rester intelligent.

Son documentaire suivant aborde un sujet à complet contre-courant, puisqu'il traite du parc d'attraction de Disneyland fraîchement inauguré à Tokyo : Yumei to Maho no Kuni :Tokyo Disunerando (Un pays célèbre et magique : Tokyo Disneyland, 1983). Une manière détournée de revenir à la thématique de l'enfance ? Toujours actif de nos jours, Hani est notamment présent dans l'édition (il vient de se lancer dans l'édition de livres illustrés pour enfants) ou la production de documentaires animaliers, en parallèle il continue à jouer un rôle central dans les mouvements de sauvegarde de l'environnement.

Martin Vieillot