Époque très prolifique du réalisateur,
très peu d’œuvres sont encore aujourd’hui
visibles. Dites perdues ou dont les copies originales
ont été détruites par les affres
du temps, seuls quelques rares témoignages peuvent
encore renseigner sur la qualité de ces films.
Dès le départ, Mizoguchi est dit embêté
par tout ce qui pourrait entraver la parfaite continuité
de l’action à l’écran. A ses
tous débuts, des ‘’benshis’’
commentaient encore l’action se passant à
l’écran, s’appropriant les histoires
à leur façon, soit par leur manière
originale de les narrer, soit en en changeant totalement
le sens premier. Mizoguchi préfère alors
utiliser des intertitres pour faire respecter ses intrigues
originales, ce qui provoque la colère et la méfiance
des employés benshis à son égard,
cherchant à le faire renvoyer. Par la suite,
le réalisateur se sent à l’étroit
par l’insertion de ces cartons d’explication
; moins par ceux qui servent à résumer
l’histoire en début ou la fin d’une
séquence, que par les intertitres se référant
aux dialogues des acteurs. Il aime déjà
à créer des plans-séquences, où
ses acteurs auraient tout loisir de développer
leur jeu au profit de l’action ; l’insertion
des cartons explicatifs ralentissait singulièrement
l’action et déviait l’attention exigée
des spectateurs. L’avènement du parlant
sera l’une des inventions parmi les plus salutaires
dans la propre évolution du travail du réalisateur.
Influencé
par le réalisateur Kensaku Suzukin, puis par
le Théâtre Moderne Japonais, Mizoguchi
cherche dès le départ à filmer
de la manière la plus réaliste possible
en utilisant des plans-séquences ou des plans
pris sur le vif, détaillant les épisodes
de la vie quotidienne. Tenu, d’un autre côté,
de réaliser les films à la mode durant
l’époque à laquelle il filmait,
sa recherche d’un certain réalisme se heurte
aux limites du genre imposées. Ses premiers films
sont encore fortement imprégnés du genre
‘’Shimpa’’, mouvement dérivé
des représentations kabuki à la différence
près, qu’elle autorise le jeu de scène
à des femmes. Pièces historiques - ou
du moins théâtreux dans leur approche -
elles étaient traduites à l’écran
par un certain statisme du cadre et empreintes de lyrisme
dans leur représentation. Mizoguchi n’a
jamais réussi à se dépareiller
totalement d’une emphase lyrique de ses histoires,
notamment traduite par son amour pour le drame, mais
il n’arrivera que tardivement à faire la
parfaite jonction d’avec son approche réaliste.
Dernier handicap de taille – et qui poursuivra
malheureusement le réalisateur jusqu’à
la fin de ses jours bien que sous de formes différentes
: la censure. Dès son premier film, ‘’Le
Jour où revit l’amour’’,
il se heurte aux instances du Comité de Censure
Japonais, qui mutile sa première œuvre,
prétextant la représentation trop réaliste
de la révolte de paysans contre la bourgeoisie.
Il réussit néanmoins à sortir le
film en salles en insérant des morceaux de biwa
(un luth japonais).
L’année suivante, Mizoguchi réalise
pas moins de dix films : ‘’Pays
natal’’, et ‘’La
ville de flamme et de passion’’
ont été scénarisés par Mizoguchi
lui-même ; ‘’Rêves de
jeunesse’’, ‘’Triste
est la chanson des vaincus’’, ‘’Une
aventure d’Arsène Lupin’’,
‘’Le sang et l’âme’’,
‘’La nuit’’,
‘’Dans les ruines’’
et ‘’Le chant du Col’’
ont tous été des adaptations de romans
ou de pièces de théâtre (bien que
certains attribuent ‘’Dans les ruines’’
au seul Hanabishi Kawamura). Seul ‘’Le
Port des Brumes’’ est un scénario
adapté d’’’Anna Christie’’
par Soichiro Tanaka.
|
|
|
"Une
aventure d'Arsène Lupin" (1923) |
"Le
port des brumes" (1923) |
"Triste
est la chanson des vaincus" (1923) |
Le
tremblement de 1923 décide
la Nikkatsu de délocaliser leurs principaux studios
à Kyoto et à Mizoguchi de suivre. Ce changement
de lieu n’enfreint en rien sa vitesse de tournage
et il enchaîne, dès 1924,
par une autre pièce de théâtre étrangère,
‘’Le triste idiot’’.
Il accepte uniquement de réaliser ‘’La
reine des temps modernes’’ pour
pouvoir collaborer avec une vedette ; ‘’Les
femmes sont fortes’’ est une pièce
shimpa basée sur un fait divers réel.
‘’Le monde ici-bas’’
était plus ambitieux, adapté d’une
pièce catalane d’Angelo Jimera par Kaoru
Oasanai et Soichiro Tanaka, mais fustigé par
la critique de l’époque. ‘’A
la recherche d’une dinde’’
est une histoire policière américaine
adaptée par Shuichi Hatamoto, ‘’Conte
de la pluie fine’’ une autre pièce
shimpa écrite à l’origine par Koju
Yokoyama et censurée pour cause d’atteinte
à la dignité religieuse ; ‘’Pas
d’argent, pas de combat’’
d’après une bande dessinée du caricaturiste
Ippei Okamoto, distribué à Kyoto, mais
censuré dans tout le reste du pays, ‘’La
femme de joie’’ toujours scénarisé
par Shuichi Hatamoto d’après une histoire
originale de Mizoguchi et ‘’La mort
à l’aube’’ sur un
scénario de Matsuo Ito. ‘’La
mort du policier Ito’’ est un serial
de gangsters en quatre épisodes toujours produite
par la Nikkatsu, mais dont différentes sources
attribuent la réalisation au seul Kyomatsu Hoyosama.
|
|
|
Nouveaux
studios Nikkatsu (1923) |
"Pas
d'argent, pas de combat" (1925) |
"Le
murmure printanier d'une poupée papier"
(1926) |
1925
marque une étape importante dans la vie de Mizoguchi,
qui va avoir de répercussions significatives
sur son œuvre à venir. Il mène tout
d’abord un combat acharné personnel contre
le réalisateur confrère, Minoru Murata,
qu’il finit par remplacer au pied levé
sur ‘’Le sourire de notre terre’’
pour cause de maladie de ce dernier. Le tournage eut
lieu dans le quartier où grandit le jeune Yoshikata
Yoda, ami et futur scénariste de prestige du
réalisateur. Par la suite, Mizoguchi dit avoir
trouvé en Murata un ami et une profonde source
d’inspiration par rapport à ses propres
œuvres. Comme les films de son confrère
traitaient avant tout de personnages masculins, Kenji
dit avoir été obligé par les studios
de se démarquer et de réaliser des portraits
de femmes.
Trois jours après avoir entamé le tournage
de ‘’Au rayon rouge du soleil couchant’’,
il est agressé par l’une de ces maîtresses,
Mademoiselle Ichijo, une ‘’yatona’’
(prostituée se déplaçant à
domicile) qui lui assène un coup de couteau (ou
de rasoir selon les sources) dans le dos dans l’enceinte
des bains publics. Le réalisateur Saegusa le
remplace au pied levé pour terminer les prises
de vue. Plus choquant que la profonde blessure est l’image
de la femme l’attaquant et d’après
le propre aveu du réalisateur, cette agression
a déclenché en lui son attraction pour
les portraits de femme dans ses futurs films à
venir. Déshonoré, Mizoguchi reste six
mois sans travailler et en profite pour épouser
une danseuse de cabaret divorcée, Chieko.
Parmi les autres films, ‘’Reine
du cirque’’, ‘’Après
les années d’études’’
(que le réalisateur se défend d’avoir
mis en scène), ‘’La plante
du lys blanc’’, ‘’La
chanson du pays natal’’, ‘’L’homme’’
et ‘’Croquis de rue’’,
tous ont été réalisés d’après
le travail d’autres scénaristes.
|
|
|
Mizoguchi
à 27 ans |
"L'Amour
fou d'une Maîtresse de chant" (1926) |
Mizoguchi
et Minoru Murata |
En
1926, - outre ses films purement commerciaux
– Mizoguchi perfectionne son lyrisme à
l’intérieur des films. ‘’Le
murmure printanier d’une poupée de papier’’
suit le mariage d’une jeune femme face au capitalisme
rampant dans son pays. Le film sera le seul de quelque
intérêt à côté d’innombrables
nouvelles adaptations que sont ‘’L’histoire
du général Nogi et de M. Kuma’’,
‘’Le roi de la monnaie de cuivre’’,
‘’Ma faute, nouvelle version’’,
‘’L’amour fou d’une
maîtresse de chant’’, ‘’Les
enfants du pays maritime’’ et ‘’L’argent’’
(ou ‘’L’or’’ selon les
différentes interprétations faites des
calligraphies d’origine).
En
1927 et 1928,
la gauche est sévèrement réprimandée
politiquement et militairement ; le Japon bascule dans
le totalitarisme. Mizoguchi est accusé de faire
partie des gauchistes progressistes et ne parviendra
à signer que quatre œuvres (répertoriées)
toutes scénarisées par Shuichi Hatamoto
et apparemment assez médiocres : ‘’La
faveur impériale’’, ‘’Cœur
aimable’’, ‘’La
vie d’un homme’’ et ‘’Quelle
charmante fille’’.
|
|
|
filmo
(1929) |
filmo
(1929) |
"Symphonie
de la grande ville" (1929) |
En
1929, Mizoguchi décide de coller
d’avantage à son époque. Si dans
‘’Le Pont Nihon’’,
le réalisateur creuse le côté lyrique
en adaptant un roman romantique et fantastique de Kyoka
Izumi, il profite de la vague à succès
des films basés sur une chanson populaire en
transposant à l’écran un feuilleton
paru dans le magazine ‘’King’’
et s’assure un immense succès public ;
puis il change complètement de fusil d’épaule
en mettant en scène des idées prolétariennes
dans ‘’Le soleil levant brille’’
et ‘’La symphonie de la grande ville’’.
Mizoguchi avait déjà été
fortement impliqué dans les mouvements socio-politiques
depuis ses débuts à la Nikkatsu et il
s’identifiait totalement aux idées de gauche
alors en vogue à l’époque. Le réalisateur
prend de l’assurance et de la maturité
et ses films deviennent petit à petit des esquisses
de ses futures thématiques qu’il n’aura
de cesse d’explorer. ‘’Le
Pays Natal’’, co-scénarisé
par le futur immense réalisateur Tadashi Kobayashi,
‘’O’Kichi, l’étrangère’’
et ‘’Ils avancent malgré
tout’’ réalisés en
1930 et 1931
sont toutes dites des œuvres bien plus réfléchies
et construites que par le passé et plus seulement
destinées à la seule exploitation purement
commerciale. ‘’Le Pays Natal’’
voit même Mizoguchi faire ses premiers pas vers
un cinéma parlant, en enregistrant l’intégrale
des chansons de l’actrice Yoshie Fujiwara, mais
en continuant à insérer des intertitres
pour les longues plages de dialogue trop compliquées.
Le premier vrai film parlant, ‘’Mon amie
et mon épouse’’ sera finalement réalisé
par Heinosuke Gosho la même année, mais
il faudra encore près de cinq ans avant qu’une
majorité des salles de cinéma japonaises
soient suffisamment équipées pour projeter
ces métrages.
|
|
"A
l'aube de la fondation de la Mandchourie"
(1932)
|
Eiji
Nakano, acteur |
Le
début des années 30
est une période trouble voyant les tensions diplomatiques
entre la Chine et le Japon se tendre, l’Union
Fasciste Japonaise se créer et le cabinet de
Saito démissionner. Les premiers pas embryonnaires
du film parlant à la production plus coûteuse
causent bon nombre de faillites de petites sociétés
indépendantes ou leur intégration dans
les grandes structures, telles qu’au sein de la
Shochiku ou de la Nikkatsu, qui repensent totalement
leur manière de fonctionner.
Après avoir tourné l’ultime adaptation
d’une pièce,‘’Les Dieux
de notre temps’’, Mizoguchi quitte
finalement la Nikkatsu en 1932
en même temps qu’éclatent incidents
diplomatiques en Mandchourie entre la Chine et le Japon.
Il intègre la fraîchement créée
Shinko Kinema et - toujours dans l’aire du temps
- réalise ‘’A l’aube
de la fondation de la Mandchourie’’
: mais il a perdu confiance en lui-même et ce
film lui pose beaucoup de problèmes au montage.
Après sa laborieuse période de post-production,
le cinéaste restera plus d’un an cloîtré
chez lui.
|
|
|
Le
fil blanc de la cascade (1933)
|
Son
retour à la réalisation marqué
par ‘’Le fil blanc de la cascade’’
tourné en 1933, constitue
l’apogée de la période muette de
Mizoguchi. Dit 60e film du réalisateur et seulement
le second muet conservé à ce jour, il
s’agit d’un mélodrame basé
sur les contradictions sociales et morales de la société
japonaise des années 30. D’un esthétisme
particulièrement abouti, Mizoguchi fait preuve
d’une rare maîtrise dans l’utilisation
des plans-séquences et se sert savamment des
intertitres n’interférant aucunement dans
la progression de l’intrigue assez réaliste.